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HAITI: Un silence assourdissant.

publié le 21/01/2010 | par Jean-Paul Mari

Cette nuit, deux mini-répliques ont peuplé la nuit de cauchemars. Maintenant, l’immense place du Champ de Mars fume des premiers feux de bois, piquant la gorge des milliers de personnes entassés dans ce campement improvisé.


C’est un immense bric-à-brac de bâches plastiques, de tapis, de draps tendus entre deux chaises, un manche à balai, une branche d’arbre, un panneau de circulation, le pare-choc d’un pick-up. Ici, les familles se sentent à l’abri. Pas de murs, de toit, de poutres, de balcons, tout ce qui tombe et tue.

Une boite de conserve rouillée à la main, un gamin se brosse les dents dans le caniveau. Une femme fait bouillir des spaghettis dans un seau, une mère peigne sa petite fille, dessine des tresses régulières, lui frotte doucement les yeux avec un chiffon doux. Des milliers d’écorchés vifs, dorment, cuisinent, font leur toilette, prient, se réconfortent.

Qu’est-ce qui dérange ? Ah ! Oui, le silence…pas un cri, pas une plainte, pas de pleurs. Le silence de la foule est étrange. Pas seulement le courage, la dignité des miséreux, les corps secs, noueux, leur habitude séculaire de la souffrance, la « santé du malheur » disait René Char. Il suffit de croiser leur regard, trois jours entiers après que la terre a tremblé : les Haïtiens sont sidérés.

Sur les routes qui montent vers les hauteurs de la ville, Petion Ville et la sortie de Port-au-Prince, ceux qui fuient par milliers, un ballot sur l’épaule, un masque sur le visage contre la poussière et l’odeur des morts, marchent aussi dans un silence terrifiant, remontent Canapé-vert, Morne Lazare, Bois patate, Morne Hercule, Bourdon, longent de vastes collines denses et couvertes de maisons, un mille-feuille de toits écrasés sur des tapis de ruines, en suspension au-dessus des voitures et des hommes qui passent.

On plonge la main dans la terre du bas-côté, une poussière jaune de tuf calcaire, légère et sans consistance. Pas de fondations. Des cubes énormes d’immeubles posés sur un nuage de terre. Les villas affaissées laissent voir les dalles de « béton » qui soutenaient les étages, de simples agglomérats de graviers pris dans du ciment. Des coquilles légères, sans socles ni voies d’accès, collées les unes aux autres, jeu de Lego fait pour tuer leurs occupants. Pas de loi, pas de règle, pas de normes, sinon le profit criminel et l’urgence de construire.

Chaque frisson du sol ne peut être qu’assassin. À sept degrés Richter, c’est un meurtre de masse. Des dizaines de milliers de morts en trop. Et ce silence assourdissant qui accuse.


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