Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Israël : le journal de guerre de Dror Mishani

publié le 23/03/2025 par René Backmann

Auteur de polars célèbres, l’écrivain israélien a écrit un journal, au plus près du réel, qui plonge dans le trouble existentiel d’Israël et ses conséquences sur les Palestiniens

L’auteur de polars israélien a tenu pendant les six premiers mois de la guerre de Gaza un journal « en temps de guerre », pour répondre à la question qui le hante : pourquoi ses compatriotes ne comprennent-ils pas que si, depuis le 7-Octobre, ils ont du mal à vivre aux côtés des Palestiniens, il n’est pas plus facile pour les Palestiniens d’imaginer vivre avec eux depuis soixante-quinze ans ?

BrunoBruno Ziauddin, rédacteur en chef de l’hebdomadaire suisse Das Magazin, et Margaux de Weck, éditrice de l’écrivain israélien Dror Mishani en langue allemande, méritent la gratitude de ses lecteurs et lectrices. Grâce à leur initiative, nous disposons sur la guerre que mène Israël à Gaza d’un témoignage d’une exceptionnelle qualité documentaire et littéraire.

Le premier a proposé à Mishani, à la suite du massacre du 7 octobre 2023, de tenir un journal pour le publier à la fin de l’année. Et la seconde lui a suggéré de poursuivre ce travail jusqu’en mars 2024 pour en faire un livre qui serait traduit en allemand. Informée du projet, Marie-Caroline Aubert, éditrice des cinq romans policiers de l’auteur traduits en français, a décidé sans hésiter de se lancer aussi dans l’aventure. Qu’elle en soit également remerciée, car le résultat est formidable.

Mishani l’avoue dans la « genèse » qui tient lieu de préface à l’ouvrage : il n’avait jamais envisagé de publier un journal. Professeur de littérature à l’université de Tel-Aviv, il avait animé au printemps 2023 un atelier d’écriture justement consacré à la rédaction d’un journal.

Quatre formes de récit avaient été choisies : le journal intime, le journal comme laboratoire de littérature, le journal inventé et le journal écrit dans le cadre d’une fiction. L’auteur, qui a d’évidence choisi la deuxième forme, l’admet également : sa famille, ses amis, qui sont présents dans tous ses livres, tiennent ici aussi une place importante, mais sans bénéficier du bouclier de la fiction dont la guerre les a privés.


“Ce journal m’a permis de transformer cette guerre en quelque chose d’autre”

Société traumatisée

Né à Holon, dans la banlieue sud de Tel-Aviv où vit encore sa mère (et où le héros de ses polars, Avraham Avraham, est commissaire de police), Dror Mishani nous entraîne aussi bien dans ses virées à moto à travers les rues désertées que dans les « chambres fortes », les pièces refuges où les Israélien·nes se confinent en cas d’alerte aux missiles ou d’attaques terroristes.

Il liste les complications et désagréments de la vie quotidienne, broutilles il le sait, comparés au calvaire infligé aux voisins palestiniens. Il ne cache rien. Il s’attarde ainsi sur les confrontations répétées, aussi brutales qu’amères, qui l’opposent à sa mère et à sa fille, qui le considèrent comme un lâche ou un traître car il estime, affirme et écrit que « les Israéliens n’ont pas d’autre choix que de vivre avec les Palestiniens » et que « la guerre et même la victoire ne peuvent être qu’un engrenage de souffrances pour nous tous ».

D.R

Il est au moins aussi dérouté par l’attitude de son fils qui, même à trois ans du service militaire, est indifférent à tout sauf aux résultats de Manchester United et qui passe ses journées enfermé dans sa chambre à regarder des matchs de foot à la télé ou avec sa Playstation. C’est vrai, tout au long de ce récit « au ras du sol », sa famille est l’un des principaux terrains d’observation de cette société traumatisée, qui ne parvient ni à dissimuler ni à apaiser ses angoisses et ses questions.

Rester ? Partir ? Ce sont des questions qu’il se pose aussi. Et qu’il a posées à sa femme, Marta. Polonaise et chrétienne, Marta est chercheuse à Yad Vashem, le mémorial du génocide à Jérusalem. Elle travaille sur les convois qui ont transporté les juifs vers les camps d’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour elle, il n’est pas question de partir. Non par idéologie, mais parce qu’elle a déjà vécu deux exils. De la Pologne vers le Royaume-Uni, puis du Royaume-Uni vers Israël. Leurs enfants ne sont donc, pour l’État d’Israël, pas juifs. Il y a quelques mois, sa fille lui a demandé si, pour lui, elle était juive. Il a répondu que pour lui, elle était les deux. Mais que pour l’État, elle ne l’était pas.

Et comme elle insistait, « Alors je le suis pour qui ? », il avoue lui avoir répondu : « Pour Hitler. » Critique résolu du courant raciste et suprémaciste aujourd’hui au pouvoir, il observe de l’intérieur, avec une acuité et une volonté de comprendre exemplaires, une société profondément ébranlée dans ses convictions, plongée dans un trouble existentiel effrayant.

Confrontation de deux désespoirs

Accumulant anecdotes, confidences, souvenirs, réflexions ou conversations, il cherche à découvrir la vraie nature d’un pays complexe et inquiétant, comme le commissaire Avraham Avraham le fait avec ses suspects. Pour « vivre sans se voiler la face », il se mêle donc à la foule de la « place des otages » et partage la révolte des familles angoissées, leur colère contre un gouvernement plus soucieux de sa propre survie que de celle de ses citoyen·nes retenu·es à Gaza.

Il se porte volontaire pour écrire les oraisons funèbres des disparus ou pour récolter des salades dans un moshav voisin de Gaza, dont les travailleurs thaïlandais ont été enlevés ou tués le 7-Octobre, à moins qu’ils ne soient repartis épouvantés dans leur pays. Il téléphone à son frère Ariel qui semble lire par-dessus l’épaule de Nétanyahou et lui explique qu’une « arme nucléaire tactique » sur l’Iran calmerait tout ça.

Et il ne peut s’empêcher, au fil de ses rencontres, d’imaginer déjà les récits ou les romans qu’il brûle d’écrire. Il ne faut pas s’y méprendre. Ce livre n’est pas un journal de la guerre. On y chercherait en vain le récit des opérations, la liste des objectifs visés et détruits par l’armée, le nom des commandants d’unité, le bilan des pertes humaines ou matérielles. Il s’agit bien, comme on le lit sur la couverture, du « Journal d’un écrivain en temps de guerre », d’un journal sans héros.

Car Mishani est d’abord un écrivain, dont la patrie est la littérature. La vie ordinaire des Israélien·nes est à la fois le sujet et le décor de ses romans. Devenue un composant majeur de cette vie ordinaire, la guerre ne pouvait pas ne pas l’attirer dans cette excursion exceptionnelle hors de la fiction. Même si, pour une fois, le récit de Mishani a pour théâtre et prétexte une tragédie et la confrontation de deux désespoirs, son humour habituel n’en est pas absent.

Un humour souvent tendre mais parfois ravageur. Non l’incontournable « politesse du désespoir », car il est trop généreux pour être désespéré, mais une sorte d’escorte de la lucidité. Qui lui permet de raconter sérieusement des choses sans importance, et d’évoquer avec légèreté des situations ou des personnages épouvantables. 

*Dror Mishani, Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Gallimard, 164 p., 20,50 euros

Retrouvez cet article sur Mediapart


Copyright