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Kirkouk: Main basse sur l’or noir

publié le 29/10/2006 | par Olivier Weber

Revendiquée par les Kurdes, les Arabes et les Turkmènes, Kirkouk menace de se transformer en champ de bataille. Chaque clan cherche à s’emparer du pactole pétrolier et les fondamentalistes jettent de l’huile sur le feu.


Balayé par un vent de poussière venu du désert, le camp de Baba Gourgour ressemble à une oasis de tranquillité perdue dans une mer de désolation. Pour pénétrer dans le grand champ pétrolier de Kirkouk, entre faubourgs surpeuplés et collines dénudées, il faut montrer patte blanche, franchir une herse digne d’un château du Moyen Age, passer des chicanes et subir une fouille en règle. Le chef des gardes ne lésine pas sur la sécurité, avec sa célèbre « police du pétrole ».
Régulièrement visé par les islamistes, le bastion de Baba Gourgour, exploité par la Naft al-Chimal (« Pétrole du Nord ») avec l’aide des Américains et des Britanniques, est la fierté du major Ismaïl Mohamed Hassan, la cinquantaine bedonnante, qui commande ses hommes comme un raïs local, à la baguette. Les attentats se succèdent dans la ville de Kirkouk et les fondamentalistes guettent en embuscade les cadres de la société. Devant nous, au-delà du champ pétrolier et d’une rangée d’eucalyptus, s’élève vers le ciel une fumée noire, comme un sinistre présage : vingt-cinq jours plus tôt, un petit oléoduc a été saboté juste à la sortie du camp et personne n’est encore parvenu à le rafistoler. Mais le major n’en a cure et préfère vanter les mérites de son armée privée. Si le gardien des lieux est fier, ce n’est pas tant pour l’or noir qui jaillit de la terre de Kirkouk, cette vieille cité du nord de l’Irak connue depuis les temps immémoriaux des Mèdes, ni pour les 500 000 barils/jour extraits tant bien que mal sur un total de 2,2 millions que produit l’Irak. Non, sa fierté suprême, c’est ce bataillon de 700 centurions d’origines diverses
qui protègent pour 120 dollars par mois « la compagnie », forte de 12 000 employés et cadres. Autour de lui campent des Arabes sunnites, des chiites, des Kurdes, des Turkmènes. « Une société idéale, comme celle de Kirkouk, où tous les habitants se sentent d’abord irakiens », plaide crânement cet ancien militaire qui sirote un thé fort entre un pot de sucre et un fusil-mitrailleur.Voilà pour le royaume ultradéfendu de l’or noir de Kirkouk. Dès la barrière franchie, il en va autrement. La guérilla fait rage dans les ruelles avoisinantes. A deux pas de la casemate du major et de sa milice pétrolière, une femme chrétienne dont le fils est traducteur auprès de l’armée américaine a été enlevée dans sa belle demeure fleurie par une escouade de fondamentalistes. Les ravisseurs ont réclamé une rançon de 20 000 dollars, mais nulle nouvelle de la captive depuis. Plus loin, dans le centre, un attentat a failli coûter la vie du gouverneur de la province, l’un des dix-huit que compte l’Irak. A entendre les habitants de la ville, à majorité kurde, la bataille pour Kirkouk a déjà commencé.
« Kurdité historique »
Si les fusils crépitent, c’est non seulement pour l’or noir mais d’abord pour une autre raison, plus complexe. Longtemps victimes de Saddam Hussein, les réfugiés kurdes expulsés de leur ville et souvent remplacés par des colons arabes exigent désormais de rentrer dans leurs maisons de Kirkouk, ville de 1 million d’âmes, qu’ils ont dû abandonner à cause de la politique d’arabisation menée par le régime baasiste. Selon l’organisation Human Rights Watch, 250 000 Kurdes et autres non-Arabes ont été expulsés de la région depuis les années 70, dont 120 000 à partir de 1991. Un rapport du parti Baas au temps de Saddam Hussein évoquait une colonisation de 270 000 Arabes dans la contrée. « Pas question de négocier le statut de la ville dans le nouvel Irak. Kirkouk a toujours été kurde et le restera ! » proclame dans son bunker Jalal Jawhar, le chef de l’Union patriotique du Kurdistan, le parti du dirigeant kurde PJalal Talabani. Et le chef des peshmergas, les anciens combattants de la rébellion, de prôner la cause de la « kurdité » historique de la ville qui, selon les cartes ottomanes du XVIIIe siècle, abritait deux tiers de Kurdes et un tiers de Turkmènes et d’Assyriens – de confession chrétienne.
Les colons arabes ? « Ils repartiront, et nous espérons que cela sera de leur plein gré avec des indemnités de Bagdad. » Déjà, déclare Jalal Jawhar, 50 % des Kurdes expulsés sont rentrés au bercail. En tenue de combat dans son fief montagneux et enneigé de Seri Blind, Massoud Barzani, l’autre grand chef kurde, dirigeant du PDK (Parti démocratique du Kurdistan), va plus loin encore : « Kirkouk est le coeur de l’identité kurde, et nous y sommes très attachés. Pour l’instant, nous comptons sur la négociation. Mais si les Arabes implantés là-bas ne partent pas, nous les expulserons, lance-t-il. Les autres, Turkmènes et Arabes de souche, sont nos amis. Kirkouk deviendra alors une ville de concorde entre les peuples… »
Dans les faubourgs de Kirkouk et les villages de réfugiés alentour ou dans les montagnes du nord, les Kurdes déplacés ne disent pas autre chose. Ils menacent de pointer leurs canons sur les Arabes si ceux-ci ne décampent pas au plus vite.
Problème : les Turkmènes, descendants des familles turques implantées ici au temps du florissant califat abbasside (VIIIe-XIIIe siècle), revendiquent aussi cette ville comme la leur depuis des siècles. « Notre peuple a été opprimé de tout temps et continue de l’être. Mais nous sommes dans cette région depuis huit mille ans et nous formons la majorité dans la ville », assure Sana Ahmet Aga, poète prolixe, président sortant du Front turkmène d’Irak et considéré par le premier ministre irakien, Iyad Allaoui, comme « le père spirituel des Turkmènes ».
La question de Kirkouk devient ainsi explosive. « Cette ville est un volcan », avertit l’animateur de télévision Aram Saed. Jamais les tensions intercommunautaires n’ont été aussi vives. A tout moment, celle que les intellectuels appellent la « Jérusalem du Nord » peut entrer en éruption. La bataille se joue autant dans les bâtiments officiels que dans la rue. Le gouverneur de la province, Abdurrahmane Mustafa Fatah, qui trône entre une batterie de cinq téléphones et des fleurs en plastique, plaide pour le dialogue pacifique, tout en revendiquant le retour des Kurdes dans la ville. Mais le maire adjoint, arabe, exige que les Arabes soient mieux représentés dans les instances locales.
Cohortes de fondamentalistes
Sur le seuil de sa petite villa au jardinet soigneusement entretenu, la turkmène Latifa Kerkouki, entourée de ses enfants, peste contre les expulsions. « Les Kurdes chassent les Arabes de leurs maisons et les pillent, dit cette informaticienne de la compagnie Naft al-Chimal au salaire quintuplé depuis la chute de Saddam Hussein, soit 400 dollars mensuels. Les plus violents sont ceux qui se sont réfugiés en dehors de la ville. Ceux-là parlent de vengeance. Contre tout le monde… » Vêtue d’une robe rouge, elle observe la rue pour voir si quelque passant suspect s’aventurerait dans ce quartier privilégié qui a déjà connu plusieurs enlèvements. « J’ai peur d’une guerre ici, souffle-t-elle. On espère encore l’éviter, car si elle survient, nous sommes tous certains qu’elle sera terrible, et pire qu’ailleurs en Irak. »
Déjà, pour attiser l’ancestrale discorde entre Kurdes, Arabes et Turkmènes, des cohortes de fondamentalistes se sont infiltrés dans la ville. Selon un Irakien qui rentre de Fallouja et qui compte quelques solides amitiés dans la résistance, les chefs de section des groupes islamistes disposeraient chacun de 10 000 à 20 000 dollars, fruits de la rapine, de l’industrie du kidnapping et des détournements de camions, aux chargements prestement revendus à vil prix. A leurs côtés, les anciens baasistes. « Ils connaissent tout à Kirkouk, dit Ahmed, officier retraité de l’armée de Saddam. L’un de leurs chefs s’appelle le général Jawal. C’est lui qui dirigeait les moukhabarat (les anciens services de renseignement). Ils ont beaucoup d’armes, des kalachnikovs qu’ils achètent 200 dollars, de l’argent et surtout les informations ! » Un important responsable militaire kurde, qui préfère garder l’anonymat, ajoute que la Syrie et l’Iran, peu soucieux de voir les Américains réussir en Irak, ferment les yeux aux frontières lorsque défilent les volontaires du djihad.A la tête de 220 policiers, le commissaire du poste de Raher Awa – Kirkouk en compte sept – se tient prêt, lui, à affronter la guerre civile. Turkmène d’origine mais Irakien de coeur, Gengis Rachid veut encore croire à l’entente entre les peuples. « Le drame, c’est que les vrais fauteurs de troubles viennent du dehors, que ce soient les colons ou les baasistes. » A ses côtés, Bassim Mokhtar Hussein, un inspecteur arabe, estime que la ville sera bien défendue.
Avant d’ajouter que son point faible demeure les oléoducs, ravagés chaque jour par des attentats à la bombe, à la grenade, à la mine ou au simple fusil d’assaut. Auparavant, cet officier sportif et au visage carré était chargé de protéger au sein d’une unité spéciale les précieux pipelines. Des tribus ont pris la relève, avec une solde de 500 000 dinars par mois (soit 270 euros) et par puits. La tribu qui veille sur les 50 puits du quartier reçoit ainsi un pactole, avec des gardes payés mensuellement 750 000 dinars (405 euros) par kilomètre d’oléoduc surveillé – des centaines de kilomètres de petits tuyaux parcourent la contrée. « Mais quand les gardes de la tribu Hamdane ou Talabani regardent à gauche de l’oléoduc, les islamistes frappent à droite… » Bassim Mokhtar Hussein croyait avoir trouvé la planque au commissariat de Rahem-Awa. Las ! Un attentat à la voiture piégée a salué son arrivée, emportant six de ses collègues.
Expulser les Arabes
Dans la bourgade de Daratu, bidonville sordide de réfugiés à une heure de route de là, le boucher Rafur Osman Mahouf, 48 ans, n’attend qu’une chose : retrouver son havre, le quartier d’Al-Andalous, à Kirkouk. Lui n’a pas eu de chance et ses mésaventures ressemblent à la terrible épopée du peuple kurde. Soldat de l’armée de Saddam dès le premier jour de la guerre Iran-Irak en septembre 1980, il fut blessé par des shrapnels, au bras puis à l’épaule huit ans plus tard. Démobilisé, il rentre à Kirkouk, pour en être expulsé en vingt-quatre heures par les baasistes. Manu militari, Rafur, sa femme et leurs cinq enfants sont jetés dans un camion pour rejoindre la légion des déplacés à Daratu, cloaque de boue et de désespoir. Avant d’être réexpédié sans salaire sur le front du Koweït en 1991. Avec sa maigre pension pour invalidité de 75 000 dinars par mois – 40 euros -, il ne peut nourrir les siens et débite d’une seule main des tranches de mouton sur un billot sommaire, tout en rêvant d’expulser les Arabes de Kirkouk. « Les Kurdes sont désormais prêts à faire la guerre, claironne-t-il à qui veut l’entendre. Cela fait même des années qu’on lutte pour ça. »
A l’orée des faubourgs de Kirkouk, l’oléoduc saboté par les combattants islamistes fume encore, tandis que le crépuscule bruit des rumeurs lancées par les partisans du feu à outrance. Dans son atelier, le commerçant Rozgar Hamid se frotte les mains, pleines de cambouis. Il vend des extincteurs à 30 euros le grand modèle et 20 le petit. « Les écoles achètent, les bâtiments officiels aussi, les hôpitaux, les magasins… » Devant l’atelier, la pelouse porte les traces noires d’un essai fructueux. Alentour, à l’heure où seuls vagabondent les chiens, la ville tant disputée se prépare au pire, le grand incendie. Riche de son or noir, meurtrie de ses dissensions, Kirkouk sait qu’elle est assise sur deux barils de poudre.

Olivier Weber

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