Kurdes: Retour au pays de la peur.
Amnesty International a trente ans: 30 années au service des droits de l’homme. Jusqu’où peut aller le «droit d’ingérence»? En liaison avec l’équipe de Jean-Marie Cavada, Jean-Paul Mari a enquêté au Kurdistan, où les réfugiés qui avaient fui Saddam reviennent sous la protection des soldats occidentaux
Où sommes-nous? Quel est ce pays qui s’ouvre si facilement? Derrière nous, le terrain est connu, balisé par un poste frontière, une borne, un grillage, des uniformes de douaniers et de policiers: la Turquie est en ordre. Sur la carte, le chemin conduit tout droit en Irak. Pourtant, territoire aux marques indéfinies. D’abord, un barrage de militaire espagnols, quelques mots couleur de castillan sur une route du Moyen-Orient; puis l’uniforme vert olive d’un soldat irakien assis, discret et sans armes, devant sa guérite en toc et qui regarde impuissant défiler les turbans kurdes, les bérets rouges français, les têtes blondes britanniques et les nuques rases des GI américains. Mieux: la prochaine chicane de barbelés est tenue par des peshmergas, rebelles kurdes, combattants au ventre cuirassé par une large ceinture, un poignard antique et une batterie de chargeurs de kalachnikov. Quel est le statut réel de ce territoire au nord du 36e parallèle? On roule sur les routes défoncées d’un Etat transitoire qui oscille entre l’Irak de Saddam en mode mineur, une sorte de Kurdistan autonome sous protection des forces alliées et l’extraterritorialité d’une enclave de l’ONU. A quoi ressemble ce morceau de pays éphémère? A rien de connu. Sinon à un trou noir de la logique des Etats.
Ici, l’armée irakienne a cédé la place aux troupes alliées. Du coup, les réfugiés commencent à redescendre des montagnes. Zakho, la première ville irakienne, a retrouvé ses cent mille habitants. Il y a de nouveau des embouteillages, des trottoirs en désordre, des magasins ouverts, du thé rouge et des hommes qui font claquer leurs dominos sur les tables des terrasses. Au coin d’une rue, un homme vous ouvre les bras. Il est propre, cheveux coupés de frais, visage rond et souriant. Il faut du temps pour reconnaître Hassan, l’ancien réfugié. Deux mois plus tôt, il courait la boue du camp turc d’Isikveren, épuisé, crasseux, en loques, la bouche en sang, obligé de se battre à coups de poings pour un pain ou une couverture. Hassan a retrouvé sa maison; sa famille ne crève plus de faim et de froid. Seul lui manque son enfant, un bébé de six mois qu’il a enterré lui-même au sommet de la montagne, avec pour cercueil une caisse de ration américaine tombée du ciel en parachute.
Pour trouver le calme, il faut quitter la ville et laisser derrière soi l’immense camp de toile où attendent encore quelques dizaines de milliers de réfugiés. Ceux-là viennent de Dohoux, à 70 km de là, ville «sensible» à l’extrême limite de la zone démilitarisée. Voilà des semaines que les alliés et Bagdad négocient son statut à venir. Au sud, la route directe est toujours interdite par un barrage de l’armée irakienne. Pour accéder à la ville, il faut se résoudre à une longue boucle qui longe la frontière turque, par la route des crêtes, là où la lumière du ciel kurde découpe au rasoir la roche grise et ocre. Ici, la montagne est puissante. Et toujours habitée par les tentes des réfugiés qui campent par petits paquets à mi-pente ou au creux des vallées en attendant que la ville de Dohouk «s’ouvre» enfin, libre de soldats irakiens. Question de confiance.
La réalité du régime de Bagdad est là, toute proche, au détour d’un virage, sous la forme d’un mur de béton froid, long de 3 km, jalonné de miradors et de projecteurs: le palais d’été de Saddam Hussein. A l’intérieur, des hommes en armes surveillent les grandes villas désertes qui s’étalent en pente douce vers un grand lac artificiel, à quelques kilomètres de l’aéroport privé. Le lundi 13 mai, à 10 heures 30 du matin, les gardes de Saddam ont tiré plusieurs balles sur une patrouille des Royal Commando Marines. Un peu plus tard, deux hommes sont sortis du poste de garde en lâchant de longues rafales. Ils ont été abattus: «On pense qu’ils les ont enterrés dans le parc de la propriété, dit un soldat britannique. Depuis, pas d’autre incident… On observe.» La présence alliée s’arrête un peu plus à l’est, à la hauteur du 44e méridien. Après, le Kurdistan est terre inconnue. Ou presque. Une discrète mission de reconnaissance a longé la frontière vers l’Iran. Ils ont d’abord découvert un désert humain, un carré de cinquante kilomètres de côté, avec des champs abandonnés et des villages rasés, «sans un homme, sans un mouton, sans âme. Vide. Impressionnant.» Barzan, le village de Massoud Barzani, un des leaders kurdes, a été rasé à quatre reprises. Cette fois, on l’a dynamité. Plus à l’est, la vie reprend vers Rawanduz, Shaklawah et Diyanah avec des paysans, des champs cultivés et des marchés, des villages bourrés de centaines de peshmergas en armes et les carcasses calcinées de dizaines de blindés irakiens le long des routes: «Là-bas, c’est le Kurdistan libre. Un soldat irakien se ferait immédiatement massacrer.»
Kurdistan libre, irakien ou sous contrôle allié… Tout s’emmêle quand la route quitte le palais de Saddam pour descendre vers la vallée de Dohouk. Pas de barrage à l’entrée de la ville, de grands boulevards vides, un quartier entier effondré, rasé à la dynamite et d’autres privés d’eau ou d’électricité avec parfois, au hasard d’un carrefour, un feu rouge qui continue à clignoter, têtu. Dohouk était une ville de 250 000 habitants; ils ne sont plus que 40 000 regroupés dans le centre, près du marché. Nous sommes en Irak et les policiers locaux sont là, occupés à patrouiller dans des voitures toutes neuves venues de Bagdad. Nous sommes aussi au Kurdistan rebelle et on croise des voitures de peshmergas l’arme au poing. Nous sommes enfin dans une ville démilitarisée sous contrôle international et les véhicules blancs à drapeau bleu de l’ONU tournent sans arrêt dans une ville qu’ils ont pour mission de rassurer. Etrange chassé-croisé à la limite de la cécité.
«Il faut être là, présent, en spectateur actif… explique Staffan De Mistura, envoyé spécial de l’ONU. Mais surtout ne pas intervenir. Surtout ne pas prendre parti.» Il est arrivé trois jours plus tôt avec une idée et «une équipe de football», onze volontaires, tous gardes du bâtiment du Palais des Nations à Genève. Ils sont suisses, français, pakistanais, mauriciens ou algérien comme Samir qui joue les interprètes. Le diplomate de l’ONU leur à donné un pistolet «parce qu’ici, un homme sans arme n’est pas respectable». Leur mission: écouter, observer et gesticuler. Depuis leur arrivée, les onze passent leur journée à tourner dans tous les quartiers, se croisent à l’heure du marché dans le centre-ville, stationnent aux carrefours, saluent tout le monde, observent et écoutent. Ils savent que leur seul atout est une immunité tacite, un «charisme» délicat à gérer, fragile dès lors qu’on les pousse à s’impliquer. A l’évidence, le bluff marche. Les habitants de Dohouk commencent à connaître les «gars de Genève», leurs uniformes bleus bardés d’écussons et leurs talkies-walkies. Au marché le matin, on s’approche. Il y a ceux qui saluent avec un grand sourire, visiblement soulagés ou grimacent en parlant de Saddam; ceux qui envoient leurs enfants offrir une galette chaude ou lâchent en passant «Nous sommes chrétiens!». Et les autres, ceux qui traînent l’air innocent en posant des questions ou cette limousine qui s’arrête, bourrée de quatre hommes en armes visiblement de la sécurité militaire irakienne, avec un officier qui vient se plaindre parce que les Kurdes… leur ont volé une voiture. Une façon de tester les gardes de l’ONU, de savoir si on peut les impliquer dans le maintien de l’ordre… «Un beau bourbier en perspective!»Surtout ne pas prendre parti. Et lutter contre la peur. Quand les habitants sont venus tremblants voir les gardes pour leur raconter que les hélicoptères irakiens étaient revenus «jeter des produits chimiques», il a fallu beaucoup de patience pour expliquer que ce n’était que des hélicoptères civils, loués par la FAO pour traiter les cultures: «Il y a des erreurs psychologiques à ne pas commettre, même quand il s’agit de sauver des récoltes…», soupire un garde en bleu.
La peur, la police, les indicateurs, les peshmergas et les gardes de l’ONU… Derrière ce théâtre d’ombres chinoises se joue à Dohouk quelque chose de très politique. Il s’agit d’une pression douce pour démilitariser, de laisser à la police irakienne l’ordre civil en interdisant à Bagdad toute possibilité de répression. L’objectif est d’abord de faire revenir les réfugiés kurdes chez eux et de leur permettre de vivre en sécurité. Le premier but est déjà atteint, les réfugiés quittent leurs camps, ils ont passé la montagne en gagnant les relais humanitaires et suivi la «piste Ho-Chi-Minh des réfugiés» jusque vers les vallées irakiennes. «Nous n’oublierons jamais ce que vous, les alliés, avaient fait pour notre peuple, disait un chef kurde du camp de Cukurça à Bernard Kouchner. Nous écrirons cette page d’histoire et la ferons apprendre à nos enfants. Pour que personne, jamais, ne l’oublie.» Reste à assurer la sécurité des Kurdes de retour dans les villes irakiennes. On sait que les alliés ne veulent pas s’enliser dans une occupation permanente de l’Irak, ni d’une désintégration du pays. Déjà, les Amércains rêvent de voir leurs «kids» de retour au pays avant la fin du mois de juin. Du coup, l’avenir des réfugiés kurdes repose sur une architecture délicate. D’abord, sur place, la présence dans une zone démilitarisée de quelques centaines de gardes de l’ONU et d’une multitudes d’ONG, véritables témoins permanents. Avec comme garantie permanente une force de frappe alliée basée en Turquie à bout touchant de Bagdad. Enfin, en toile de fond, la résolution 688 et les accords entre les Kurdes et le régime de Saddam Hussein. Voilà qui devrait interdire à l’Irak de lancer ses chars et ses hélicoptères sur les Kurdes.
Oublier la peur? Impossible. Les Kurdes de Dohouk savent que leur ville reste infestée d’hommes en civil de la police secrète, ils savent que les autorités locales demandent aux fonctionnaires de retour des camps de rédiger et signer une lettre où ils déclarent regretter leur départ. A l’université de Mossoul, les étudiants qui viennent s’inscrire doivent eux aussi fournir un rapport complet sur ces semaines passées dans les camps, les activités et les personnes rencontrées… La machine irakienne se remet en marche. Et Mossoul n’est pas une ville démilitarisée. «Que se passera-t-il dans quelques mois quand les soldats alliés seront partis et que le monde regardera ailleurs… soupire une jeune étudiante. Qui empêchera que l’on nous arrête à la sortie des cours. Notre peur, notre perte, c’est l’oubli.»
Jean-Paul Mari
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