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Toute une montagne qui gémit…

publié le 26/09/2006 | par Jean-Paul Mari

A 1 800 mètres d’altitude, des milliers de réfugiés épuisés, mourants de froid et de faim, sans aide, sans eau, et que l’armée turque contient à coups de bâton et de fusil


Cette nuit, la montagne fume. Des centaines de feux de bois vert et humide crachent une fumée sale qui stagne, pique les yeux et la gorge, vous asphyxie. On ne parle pas, on ne pense pas. A 1 800 mètres d’altitude, à la limite de la neige des sommets, le froid vous glace jusqu’aux os, jusqu’à l’intérieur de vous-même. Lentement, le froid vous tue. Il n’y a pas de tentes pour s’abriter de la nuit, seulement des morceaux de plastique déchiré ou une simple couverture tendue sur une ficelle, tenue par des blocs de pierre, ouverte à tous les vents. A l’extérieur, il y a les hommes, assis en rond, serrés contre le feu. Ceux-là ne doivent pas s’endormir. Il leur faut entretenir la flamme, jusqu’au matin, pour empêcher le froid d’envahir complètement l’abri, là où il y a les enfants, les femmes et les vieux.

A l’intérieur de notre «tente», il y a trois familles, trente-six personnes, collées les unes aux autres. Les femmes tiennent leur bébé dans les bras, les gamins posent la tête sur l’épaule du grand-père: on dort assis, par manque de place. Il est neuf heures du soir, le ciel est vide, les étoiles coupantes comme des pierres taillées et on gèle. Une première toux éclate sous l’abri voisin. Une deuxième lui répond à quelques mètres de là. En quelques minutes, dix, cent, mille poitrines crient leurs souffrances, la quinte de toux devient vague collective, elle se propage au pied des falaises de glace, redescend la pente, envahit toute la vallée. On reste là, pétrifié, impuissant, à écouter cette montagne qui se plaint. Et puis, tout s’arrête, d’un coup, pour laisser place à un bruit encore plus étrange, plus dérangeant, insupportable, celui des enfants qui claquent des dents, des enfants sans couvertures et sans chaussures, pieds nus à même la boue, des enfants kurdes qui crèvent de froid et de faim.

Ils sont peut-être cent mille réfugiés venus d’Irak, accrochés depuis huit jours à ce morceau de haute montagne en territoire turc. Ils ont fui le Kurdistan irakien tout proche et les troupes de Saddam Hussein qu’ils avaient osé affronter, ils ont quitté leurs villages en voiture, en camion, à pied pour échapper à l’artillerie, aux roquettes des hélicoptères et aux bombes au phosphore; ils ont marché plusieurs jours dans la montagne et passé un col dans la neige pour franchir la frontière turque et arriver jusqu’ici, épuisés, affamés, en loque. Ils croyaient être accueillis comme les victimes d’une sale guerre et on les reçoit comme des intrus, des gêneurs.

Officiellement, on clame de plus en plus fort qu’il faut mettre fin à cette tragédie; sur place, on continue à les traiter comme des bêtes. Déjà, pour les retrouver en territoire turc, il faut longer les dizaines de miradors et les réseaux de fil de fer barbelé de la frontière avec la Syrie. Plus à l’est, vers l’Irak, la vallée s’encaisse, la route suit le cours des torrents et la roche se dresse, ocre ou beige, déchiquetée et glacée, infranchissable. La région est sous strict contrôle militaire, on passe des barrages tenus par des commandos turcs aux bérets bleus.

Après Uludere, la route s’arrête sur un amas de camions au bas d ‘une piste de terre défoncée, obstruée par des blocs de rochers. Il y a une vallée, de l’eau claire et un terrain plat. Où sont les réfugiés? On grimpe vers une barrière de roche et de glace. A pied, il reste encore trois heures de marche. Hier encore, il pleuvait sans discontinuer. Tout est trop étroit, trop raide, trop boueux. Ils sont là! Au détour d’un virage, une masse d’hommes et de femmes, mal habillés, certains en haillons, et ces gosses, sales, amaigris, la morve au nez, les pieds nus, rougis, crevassés… On a envie de pleurer.

 

Les Kurdes essaient d’avancer à travers le maquis, de descendre vers la vallée mais les soldats turcs aux bérets bleus leur barrent le passage. Ils ont des fusils, des bâtons et des branches arrachées aux arbres. Un pas de trop, un mouvement de foule, un cri et les soldats frappent à toute volée, à coups de pieds, de poings, de branches. Régulièrement, on entend des coups de feu dans le camp. Pour se faire mieux obéir, les soldats tirent en l’air. Quand la pression est trop forte, ils abaissent le canon de leur fusil. Il y a eu des blessés, et des morts. Tous les réfugiés finissent par reculer. Peuple en loques que les soldats repoussent vers la boue des hauteurs.

Soudain, on entend une rumeur et un bruit de tracteur qui remonte la route à toute vitesse. Dans la remorque, il y a du pain et des sacs de vieux vêtements. C’est la mêlée. On se bat pour arracher un morceau de pain ou une mauvaise chemise. Quand le véhicule repart, vide, on relève un adolescent pâle, en pleurs. Sa jambe flotte, écrasée par la roue du tracteur. Le chauffeur est bouleversé. Lui aussi est kurde, comme la majorité des Turcs de la région. Le pain et les vêtements qu’il apporte aux réfugiés ont été achetés ou collectés dans les villages près de la frontière, par des Kurdes, pour leurs frères kurdes. Ce sont les seuls convois qui parviennent jusqu’ici.

L’aide internationale n’arrive pas. Quant à l’action du gouvernement turc, elle reste invisible, en dehors des tracto-pelles pour dégager la route et du bâton des soldats aux bérets bleus. Personne ne prend soin des malades, des blessés et des mourants. Personne ne s’est occupé de Saleh Salimi, un gosse de 11 ans rencontré sur le chemin des sommets du camp.

Il marchait seul, les mains dans ses poches, son anorak sur la tête et une serviette sur le visage. Saleh se cache. Quand il relève la tête, les gens autour de lui ont un geste de recul. Une semaine plus tôt, il jouait dans les rues de Zakho, au Kurdistan, de l’autre côté de la frontière. Il ne se souvient plus de grand-chose, sinon que ses copains ont disparu d’un coup quand la bombe au phosphore est tombée dans la rue. Aujourd’hui, son visage n’est qu’une plaie, cheveux et sourcils brûlés, cils collés, bouche tordue et il cache ses mains noires dans les poches de son anorak.

Quelqu’un lui a dit qu’il faudrait au moins laver les brûlures à l’eau claire. Il a dit oui et il est reparti seul. Tout le monde sait qu’il n’y a pas d’eau dans le camp de réfugiés. Ceux qui vous croisent vous font signe qu’on ne peut pas se laver et qu’on crève de soif. L’eau potable? Elle est là bien sûr, à moins de deux kilomètres en aval, abondante, propre… mais interdite par les militaires. Du coup, on peut suivre de longues files de réfugiés qui grimpent, courbés, vers le haut de la montagne, là où commence la falaise de glace.

Devant, il y a un torrent de montagne pris sous deux mètres de glace et deux mille femmes environ, accroupies dans l’eau ou occupées à gratter la couche gelée. On les voit creuser à la main de petits trous qui se transforment en cavernes où elles finissent par disparaître tout entières. Elles passent des heures ainsi, dans l’eau gelée, pour laver des vêtements sales ou faire un peu de toilette, histoire d’éviter la crasse, les maladies et de garder un minimum de dignité. Puis elles ramassent la neige boueuse, remplissent des bassines, des boîtes de conserves vides ou de simples sacs de chiffons et se dépêchent de ramener cette eau souillée vers leurs familles.

Assis sur le bord du torrent, un homme aux pieds nus suce de la glace en silence. Il est sourd-muet, épuisé et en loques. Par gestes, il fait comprendre qu’il était chauffeur de poids lourds en Irak et qu’il vient d’arriver par la montagne. Au sommet, il y a un col et des militaires qui empêchent les Kurdes de pénétrer en Turquie. Les bérets bleus saisissent les armes des peshmergas, les soldats kurdes rebelles à Saddam Hussein, ils cassent leurs kalachnikovs et en font un gros tas sur le sol.

De temps en temps, on entend des coups de feu dans la montagne, quand les soldats tirent sur les réfugiés qui essaient d’escalader les rochers. Le sourd-muet fait signe qu’il a vu des hommes tomber. Lui a dû manger des herbes pour survivre. Il montre la neige sale, les femmes qui passent avec leur seaux sur l’épaule, montre encore son ventre et fait une vilaine grimace. Le sourd-muet a raison: cette neige est souillée, elle rend malade les réfugiés.

En bas, on entend des coups de pioche venir du chemin. Un homme creuse un petit trou pour enterrer sa fille de 8 ans. A côté, il y a deux autres monticules de terre déjà refermés. Faute de place, on met les morts en terre à quelques mètres des vivants, en pleine pente, là où on a dû mal à rester debout. Un peu plus bas, il y a un autre cimetière avec une trentaine de tombes, la moitié pour des enfants. Et encore plus loin… «Je n’ai jamais vu ça, dit un médecin français, les yeux écarquillés, tous ces gens sans rien. Rien! Et le froid, la faim, l’eau sale, l’épuisement, la maladie… Il en meurt au moins vingt par jour.»

Voilà des jours que les ONG essaient d’obtenir l’autorisation de venir travailler ici. On leur répond que les médecins sont déjà sur place, que le pays n’a pas besoin d’hommes mais de matériel, on les renvoie vers les autorités locales ou nationales, vers le ministre de la Santé ou vers l’Intérieur: on leur répond n’importe quoi. Excepté une ambulance et trois médecins kurdes, personne ne vient ici. A certains endroits, le sol est couvert d’excréments et de viscères des dernirs moutons égorgés. On ouvre une tente et on découvre un garçon de 16 ans, jambes brûlées. A évacuer d’urgence.

Ici, une fille roulée en boule sur le sol, la nuque raide: méningite. Là, une femme frappée d’une pneumonie grave, ou un garçon jambe fracturée, sans soins, ou une femme, les yeux collés par une énorme conjonctivite, et partout, partout, des bébés brûlants de fièvre, frappés de gastro-entérite, condamnés à mort à court terme faute d’un traitement banal. Il n’y a pas de médicaments, pas de médecins, pas d’évacuation sanitaire. Mais il y a des soldats qui veillent à ce que les Kurdes ne pénètrent pas à l’intérieur du pays turc.

«Parfois, la nuit, je regarde le ciel vide, j’entends les gosses crier et je pleure, toute seule, sans raison, dans l’obscurité…», dit Khammy. Elle a 20 ans, un foulard blanc autour de ses cheveux noirs, des yeux immenses et le regard de quelqu’un qui se noie. En langue kurde, son nom veut dire «tristesse». Mais depuis son arrivée, ceux du camp l’ont surnommée «Kurdistan». Elle a quitté Dohouk, son père vieux et malade, sa maison, la faculté et son atelier de peintre: «Je faisais des expositions, je voulais voir… l’Amazonie. Peindre la forêt, les animaux. C’est bête, non?»

Quand les obus sont tombés sur la ville, sa famille a d’abord cherché refuge à Zakho: «A notre arrivée, la ville était déserte et on entendait encore les bombes tomber.» Alors elle a suivi le chemin de son peuple en exode. Pauvres ou notables, avocats ou paysans, ils se sont tous retrouvés là, à même le sol, avec en commun le même épuisement, la même détresse:«Depuis, j’ai perdu la notion du temps, je ne reconnais plus les visages de mes proches, je mélange tout, les gens et les endroits.»

Elle pleure, soudain absente: «Je ne dois pas penser. Sinon je deviendrais folle. Tout ceci n’existe pas. C’est un simple cauchemar.» La nuit est revenue sur le camp de réfugiés et le froid devient glacial. Khammy, la jeune fille qui rêvait d’Amazonie, met sa tête entre les mains pour ne pas entendre. C’est l’heure. Quelques coups de feu claquent encore dans le camp, la montagne recommence à fumer et les premières quintes de toux sèches brisent le silence.

Jean-Paul Mari

 

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