Le cauchemar algérien
Kabylie, 1959
Avoir 20 ans en Kabylie.
L’Ennemi intime, en salle le 3 octobre, livre une vision ultraviolente de la guerre d’Algérie. Une approche très contemporaine qui rend compte aussi des angoisses de ces soldats qui avaient 20 ans en Kabylie…
Musique grave et paysages grandioses, bruit sourd des hélicoptères qui emportent des blessés et longue file de soldats épuisés dans le djebel, foules villageoises martyrisées… On se dit que cette fois, avec L’Ennemi intime, le cinéma français a pris à bras le corps le sujet « guerre d’Algérie ».
Non pas qu’il existe une sorte de vide, de silence sur cette période. Chaque année sort en France un film sur le sujet. De Muriel d’Alain Resnais en 1962 à RAS d’Yves Boisset en 1973, de L’Honneur d’un capitaine de Pierre Schoendoerffer en 1981 à Outre Mer de Brigitte Roüan en 1990, le cinéma, contrairement à ce qui s’écrit encore trop souvent, s’est efforcé de soulever les problèmes d’un conflit qui a été à la fois une lutte anticoloniale, une guerre civile entre Algériens et un affrontement entre Français .
Très récemment, en 2005, le beau film de Philippe Faucon, La Trahison, tiré du bouleversant roman de Claude Sales (Le Seuil), a traité de la présence des soldats musulmans dans l’armée française, et de leur drame de conscience. Nuit noire d’Alain Tasma, sorti aussi en 2005, a raconté la nuit tragique du 17 octobre 1961 vécue à Paris par les immigrés algériens. Harkis, toujours d’Alain Tasma, avec Smaïn, sur les écrans de télévision en octobre 2006, a montré les conditions misérables d’accueil en France des harkis après la guerre d’Algérie. Cette année, Mon colonel, le film de Laurent Herbiet sur un scénario de Costa-Gavras et de Jean-Claude Grumberg, a mis en scène l’histoire d’un jeune soldat pris dans la tourmente algérienne dans l’année 1957…
Avec L’Ennemi intime, le film de Florent-Emilio Siri, présenté sur les écrans français le 3 octobre, il s’agit d’autre chose. Nous nous trouvons là dans un univers où se déploie en permanence une extrême violence. Le film met l’accent sur la cruauté des hommes, dans les deux camps, sur les désirs inconscients des personnages, sur des actes de barbarie insoutenables, en une langue cinématographique très charnelle, « physique », proche des films américains sur la guerre du Vietnam dans les années 1980 ou des films de Quentin Tarantino dans les années 1990…
L’action se situe en 1959 en Kabylie, l’année des grandes opérations de l’armée française contre les maquis algériens (le plan Challe). On y voit l’affrontement entre deux hommes, un lieutenant idéaliste joué par Benoît Magimel et un sergent désabusé incarné par Albert Dupontel, adoptant la nonchalance de celui qui a tout vu et qui n’en peut plus. Il porte sur lui-même, avec d’autres officiers, les marques de son humanité et de sa monstruosité.
L’histoire est celle de la traque d’un responsable de l’ALN de cette région : on pense à Amirouche qui sera abattu dans une embuscade, avec Si Haouès, un autre chef de maquis algérien, le 28 mars 1959 entre Djelfa et Bou Saada. Il y a la sauvagerie et les pièges de l’ennemi invisible, toujours omniprésent ; les doutes des poursuivants et les coups terribles portés sur les civils, otages de ce conflit.
Les scènes de guerre, les débats de l’époque au sein de l’armée sont bien restitués, avec la pureté des engagements et les souillures de l’action, la noirceur opaque sous le masque de celui qui veut apporter le bien, les simulacres d’une mission incomprise par la métropole, comme dans le conflit indochinois. Le propos est clair : montrer ce que peut devenir l’homme pris dans l’engrenage de la guerre, la jointure entre l’intime et le politique.
Enchaînant sans répit les séquences d’hyperviolence, le montage risque d’affaiblir un peu le propos. Le spectateur est abasourdi, entraîné à un rythme d’enfer : égorgement de villageois par une unité de l’ALN (et l’on pense au massacre de Melouza en mai 1957) ; tortures sur des prisonniers algériens (et reviennent les scènes de la Bataille d’Alger de 1957) ; exécution de prisonniers par la pratique de la « corvée de bois » ; utilisation du napalm, les « bidons spéciaux », montrée pour la première fois à l’écran (la longue séquence des cadavres noircis par le feu est impressionnante) ; émasculation de soldats français dans une embuscade (évoquant la tuerie d’appelés à Palestro en mai 1956) ; et, pour finir, massacre collectif, épouvantable, à la mitrailleuse de villageois algériens par des militaires français (je ne trouve pas d’équivalent à cela dans l’histoire de cette période).
Toutes ces abominations mises bout à bout donnent une idée absolument terrifiante de la guerre d’Algérie. Avec le risque de l’anachronisme, la plupart des faits évoqués ne s’étant pas produit en même temps. Il est vrai que cette juxtaposition de cruautés dit quelque chose du mal contemporain, en particulier la généralisation d’une violence frappant les populations dans les guerres civiles.
Mais la vengeance perpétuelle peut-elle constituer la seule explication possible à ce conflit ? Le spectateur accroché à son fauteuil voit les représailles qui s’enchaînent, sans ligne historique cohérente, la violence de la revanche devenant le moteur exclusif des conduites.
Reste qu’au travers de cette production, portée par un souffle sombre et puissant, se lit enfin une part des angoisses, des doutes, des peurs d’une génération incomprise qui avait 20 ans en Kabylie…