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Les Erythréens

Livres publié le 05/01/2012 | par Léonard Vincent

Le premier récit sur l’Erythrée, une dictature impénétrable

« Amanuel explique qu’on ne choisit pas sa destination. On met de l’argent de côté comme on le peut. Parfois avec l’aide d’un garçon de chambre de Tripoli, d’un éboueur de Belgique, d’un chauffeur de taxi du Maryland – un frère ou un cousin qui est déjà de l’autre côté et qui envoie quelques centaines de dollars. »

Certains parviendront à s’évader, d’autres seront tués. Cela se passe en Erythrée, un bras de terre coincé entre le Soudan et l’Ethiopie. Sa capitale : Asmara. Le pays donne sur la Mer rouge. En face, le Yémen et l’Arabie Saoudite. On ne sait rien ou presque de cette dictature, si ce n’est qu’elle est l’une des plus opaques et des plus dures de la planète. Les autorités internationales ne s’y risquent pas. Personne d’ailleurs ne s’y risque.

Léonard Vincent est allé à la rencontre de ceux qui en réchappent. En Italie, en Angleterre, en France. Il donne un nom et une existence aux invisibles, à Fana, Biniam, Amanuel, aux autres. Il décrit le pouvoir paranoïaque en place, la guerre pour l’indépendance du pays entre 1961 et 1993, la milice, les rebelles qui tentent parfois un renversement.

Un chant d’amour et de révolte écrit avec justesse.

Lire le début du livre


LÉONARD VINCENT

LES ÉRYTHRÉENS

RÉCIT

Collection dirigée par Jean-Philippe Rossignol

RIVAGES

© 2012, Éditions Payot & Rivages
106, boulevard Saint-Germain – 75006 Paris

PROLOGUE

PERSONNE OU PRESQUE NE CONNAÎT L’ÉRYTHRÉE. On n’a quasiment rien su de la guerre de libération que des maquisards en sandales ont menée contre l’Éthiopie, entre 1961 et 1991. Peu d’entre nous se sont intéressés au voyage turbulent des premières années de son indépendance, dans une Afrique électrisée par les crises. Peu d’entre nous ont entendu parler de la désastreuse guerre de tranchées livrée là-bas pour quelques arpents de cailloux, entre 1998 et 2000. Peu d’entre nous ont croisé, un jour dans leur vie, le visage mordoré aux yeux étrangement clairs d’un Érythréen. L’Érythrée est une bouche close. On ne sait rien ou presque de ce qui se passe derrière les champs de mines de ses frontières, depuis que le pays a disparu aux yeux du monde, une semaine après l’effondrement des tours du World Trade Center. Et précisément, c’est le sujet de ce livre.
Pour ma part, j’étais déjà journaliste en septembre 2001 et, comme tout le monde sauf les Érythréens, je n’ai rien vu. Comme le mien, tous les regards étaient encore rivés sur les postes de télévision qui diffusaient en boucle les attaques venant de frapper les États-Unis. Une semaine plus tard, la fascination et la peur n’avaient pas lâché prise. Je regardais ailleurs.
Et pour cause. Nous regardions tous ailleurs.

Jusque-là, l’Érythrée avait connu vingt siècles de gestation, l’interminable accouchement d’hommes et d’images. Les marins grecs de l’Antiquité avaient repéré ses rivages en cabotant parmi ses îles torrides, le long de la muraille rougeoyante du haut plateau de l’Hamasien. Une civilisation s’était ensuite éveillée dans les collines mystérieuses du Tigré, sur les terres du royaume d’Aksoum, avant d’être peu à peu grignotée à ses marges par l’Empire ottoman. Jusqu’aux temps industriels, elle avait été l’arrogante province du nord de l’empire mystique des négus d’Éthiopie. Sur sa frange maritime, des militaires italiens avaient débarqué dans les bagages des commerçants, à la fin du XIXe siècle, au temps de Rimbaud et de la ruée vers l’Afrique. Colonisée par Rome, elle avait été le marchepied de l’invasion de ce coin perdu du continent par les colonnes de Mussolini, lesquelles avaient été finalement repoussées par une campagne éclair de l’armée des Alliés déferlant sur Keren et Asmara. Après la Seconde Guerre mondiale, elle avait été transformée en une improbable confédération onusienne, rapidement poignardée dans le dos par l’empereur Hailé Sélassié, le dernier dieu des rastas. À partir de 1961, elle avait abrité les escarmouches d’une poignée de Mandrins du bush, embryon de ce qui allait devenir, dans le sang fratricide, une insurrection révolutionnaire d’inspiration maoïste. Et puis, après trente ans de résistance contre la machine de guerre éthiopienne, le 24 mai 1993, dans le ciel de la capitale Asmara, on avait enfin pu tirer les feux d’artifice de la victoire finale et de l’indépendance, gagnées par l’étrange Front populaire de libération de l’Érythrée, le FPLE.

Mais le rêve n’a duré que cinq ans. De mai 1998 à juin 2000, l’Érythrée et l’Éthiopie se sont livré une apocalyptique guerre de fantassins dans les savanes et les canyons de leur zone frontalière, autour des villages de Badmé et Zalambessa. Au terme de cette « border war », à l’intérieur même du parti-État érythréen, des voix ont commencé à s’élever contre cette aventure absurde, qui avait parsemé la brousse de cadavres de garçons réduits à l’état de charbon et de festins pour les hyènes. De la fin de l’année 2000 à l’été 2001, la scène politique érythréenne a été dominée, entre les lignes, par une éventualité qui, dans ce pays d’unanimité, était jusqu’à récemment inimaginable : la chute imminente du président Issaias Afeworki. Pour y mettre un terme, le mardi 18 septembre 2001 vers quatre heures du matin, l’Érythrée a basculé définitivement dans le despotisme.

En vingt-quatre heures, profitant de la diversion offerte par les circonstances, Issaias Afeworki a fait jeter aux oubliettes les réformateurs du parti unique, politiciens et militaires contestataires qui cherchaient à le sortir de sa léthargie dictatoriale. La poignée de journaux indépendants paraissant dans la capitale a été fermée et, quelques jours plus tard, leurs journalistes eux aussi ont été jetés en prison. Plus rien ne bouge depuis. À partir de cette date, le pays est peu à peu devenu un bagne à ciel ouvert, un immense camp de travail profitant à une chefferie paranoïaque, le domaine privé du Front populaire pour la démocratie et la justice, le parti unique. Un « franc-alleu » africain, comme on appelait au Moyen Âge ces fiefs héréditaires, sans aucune dépendance d’aucun seigneur.

Je veux le dire d’emblée : je n’ai jamais mis les pieds en Érythrée. Depuis ma découverte de son peuple errant, je me suis heurté à ses murs. Lorsqu’un touriste naïf bute sur des employés d’ambassade fanatiques pour obtenir un improbable visa, je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur le sort qui me serait personnellement réservé. Et même si j’avais pu obtenir l’autorisation d’entrer sur le territoire érythréen, il ne fait pas de doute que j’aurais été sévèrement puni pour l’exemple. Pendant quatre ans, à Reporters sans frontières, je suis conscient d’avoir contribué à donner un nom peu respectable au gouvernement du pays. Je suis publiquement apparu auprès de l’essentiel des Érythréens en exil que la clique au pouvoir considère comme des « traîtres » et des « agents de la CIA ». Ma voix a régulièrement surgi dans les postes de radio d’Afrique, sur RFI ou la BBC, pour dénoncer sans prudence la catastrophe oubliée qui se déroule derrière les barbelés des frontières érythréennes. J’ai entretenu des contacts secrets avec quelques informateurs bien placés. J’ai aidé des fugitifs et même payé des passeurs de ma poche, je l’avoue. À la propagande du régime, j’ai répondu par de violentes contre-offensives verbales, pétries de formules à l’emporte-pièce et d’appels au secours. Dans des arrière-cours misérables ou des halls d’hôtel au Soudan, dans des cafés ou des salons décatis d’Éthiopie, dans des squats ou des terrains vagues d’Italie, au hasard de ma vie en France, dans des pubs ou des gares ferroviaires de Grande-Bretagne, j’ai fait parler des évadés de prison, des matons, des politiciens, des déserteurs, des journalistes, des clandestins. Engoncé dans une veste de costume, je me suis également assis dans les bureaux impersonnels de quelques diplomates européens pour leur dire, présomptueusement, tout le mal que je pense des politiques qu’ils mènent. Je leur ai transmis des informations, expliqué des théorèmes. J’ai décortiqué des contradictions et traité les chefs érythréens d’assassins, d’alcooliques, de pervers.

Pourtant, je n’y gagne rien, sinon quelques nuits d’insomnie et des crampes d’estomac. L’Érythrée ne me rapporte rien d’autre que de solides amitiés. Ce n’est pas au nom de la douceur de vivre des fins d’après-midi d’Asmara que je me démène, mais au nom de quelques pauvres poignées de main. Je ne connais le pays que par les voix qui en sortent. Aucune n’est intacte. Alors, je fais le tour de ses frontières, comme un amoureux tourne autour de la maison de sa promise. Sur la pointe des pieds, je scrute de loin les terres ingrates de l’Érythrée, en attendant le jour de sa délivrance.

LA FRONTIÈRE

UNE FEMME ÉPUISÉE LUTTE CONTRE LE COMA qui approche. Nichée dans un trou de poussière, elle est couchée sur le dos, seule au creux d’un vallon où survivent des cactus et des acacias. Un vent brûlant s’engouffre dans le défilé. Un groupe de collines, de loin en loin, se dissout dans le brouillard, entre Tesseney et Girmayka. Derrière ces monstres mauves se trouve le Soudan, encore lointain, au-delà des forces de la femme. Ses lèvres sont asséchées par une croûte de terre. Sous son T-shirt informe, sa poitrine se soulève encore. Ses yeux roulent sous la peau de ses paupières. Posée dans le sable comme un galet, elle entend une voix appeler son nom.
« Fana ! Fana ! »

Mais elle rêve. Ou ne sait pas si elle rêve. Ces appels la retiennent. Le coma insiste pour l’aspirer, mais elle résiste parce qu’on l’appelle.
Ses jambes abîmées ne la soutenaient plus. Elle est tombée et a fermé les yeux. Cela fait deux jours que le passeur et elle marchent dans les montagnes. Dans cette ornière de sable, elle s’est évanouie et se prépare à mourir, à une dizaine de kilomètres de la frontière.

L’homme avait prétendu qu’il allait chercher un abri pour la nuit. Bien sûr, il savait qu’il n’en trouverait pas. Mais il fallait faire quelque chose parce que le visage de Fana commençait à se nimber du masque inexpressif des cadavres. Le col de sa djellaba sur sa bouche, il avait fait, droit devant lui pour ne pas se perdre, une centaine de pas qu’il avait comptés. Revenant sur son chemin, il la cherche maintenant. Il ne la voit plus. Le vallon n’est plus qu’une masse opaque. Les arbustes décharnés sont secoués par le vent. Il l’appelle.

Fana a de grands yeux ronds et tombants, à la pupille couleur moka, bordés par de longs cils noirs. Ils s’entrouvrent et un mince filet de voix grimpe le long de sa gorge. Elle appelle l’homme ou croit l’appeler. Lui s’est arrêté net et frotte ses yeux mitraillés par le sable. Il a entendu la voix de la femme. À six pas de l’ornière, il distingue un genou qui se balance. Puis la joue parsemée de taches de rousseur de Fana. Il reconnaît ses cheveux sales, pareils à une crinière de mulet. Elle lève la main droite. Il la prend et s’assied auprès d’elle. Il dévisse le bouchon du jerrican en plastique et lui tend le goulot. Elle prend une, deux, trois gorgées, et grimace. L’eau est coupée au gasoil. Les fugitifs sont ainsi contraints de boire avec économie. La traversée se passe mal. Elle va mourir, se dit-il.

Trois jours plus tôt, dans la petite maison de sa sœur en banlieue d’Asmara, Fana s’était levée après une dixième nuit sans sommeil, consciente qu’elle ne reverrait plus ses enfants avant longtemps. Dans une longue chemise de nuit et les épaules ceintes d’un châle, elle avait préparé du café. L’aube rosissait les façades pâles d’Adi Abeito. Des coqs chantaient au fond des jardins, du côté de la prison militaire silencieuse. Le jour du passage au Soudan était arrivé.
Simon et Meriem avaient fait irruption dans la cuisine, soulagés de trouver leur mère. En pyjama, les enfants étaient venus l’embrasser. Une dernière fois, un dernier matin. Ils savaient. Mais cette mère, de toute façon, était trop embarrassante. La première fois que les hommes des services de sécurité l’avaient arrêtée, c’était deux ans auparavant, une nuit, dans cette même cuisine. Ils avaient parlé fort, fouillé la maison, vidant les tiroirs et posant des questions agressives sur leur père. Ils avaient emmené leur mère, qui hurlait. Un chien avait aboyé longtemps dans la nuit après que leur voiture s’était éloignée. Fana avait disparu pendant plusieurs saisons. Elle était revenue maigre et blême, boiteuse et dépressive, vomissant souvent après les repas et pleurant trop facilement. Puis les deux sbires des services de sécurité étaient revenus moins d’une année plus tard, en avril. L’un avait une chemise à carreaux, boutonnée jusqu’au cou, une veste de laine malgré la chaleur. L’autre un costume aux ourlets râpés, une paire de lunettes à double foyer. Leurs mains, qui empoignaient, faisaient aussi peur que leurs coups contre la porte. Le gouvernement avait envoyé les mêmes flics, deux jours après que la femme d’un autre prisonnier était venue dîner. Fana et elle avaient parlé de leurs maris disparus dans un centre pénitentiaire depuis quatre ans. Toutes deux avaient pensé écrire une lettre au président, mais ne l’avaient pas fait. En voyant les deux hommes entrer une nouvelle fois dans la maison, Fana s’était immédiatement mise à pleurer, les suppliant de ne pas la renvoyer en prison. Elle s’était agrippée à celui qui arborait une moustache sous un nez aquilin. L’autre avait des mots très durs et disait qu’il savait qu’elle était une conspiratrice. Ils l’avaient attrapée, elle s’était débattue. Ils étaient partis avec elle et Fana n’était revenue, encore plus défigurée et maigre que la première fois, qu’au bout de six mois.

Le matin du départ, une chèvre bêlait dans le jardin du voisin. La cousine de Fana, qui était venue deux jours plus tôt de Tesseney, finissait de se coiffer en entrant dans la cuisine. Elle accrochait ses tresses perlées en chignon. Sa sœur rangeait le salon, pliant des couvertures, le visage fermé. Les enfants mangeaient en regardant leur mère qui pleurait sans un bruit. La cousine avait revêtu la longue robe immaculée des jours de fête, mis des bracelets à son poignet et s’était enroulée dans un châle. Fana, elle aussi, avait enfilé la robe des cérémonies. Ses yeux étaient jaunes et son menton fripé par l’angoisse. Elle couvrit ses cheveux d’un léger voile qui ondulait sur ses joues. Dans un sac en plastique, elle fourra des embashas, les galettes confectionnées pour les célébrations, et des fruits. Elle roula dans une petite bourse sa carte d’identité, plusieurs milliers de nakfas et des dollars. Elle embrassa Simon en prenant ses joues dans ses grandes mains sombres et sèches. Elle recoiffa Meriem, caressa la figure de la petite fille et la prit dans ses bras. Sa sœur se tenait à la porte de la cuisine, encore en chemise de nuit, un torrent de larmes sur le visage.
Fana et sa cousine avaient quitté la petite maison immergée dans une aurore parme, tels deux fantômes dans la poussière. Le matin sentait le gasoil. Elles s’étaient rendues à la gare routière, battant le goudron de leurs sandales. Elles avaient grimpé dans l’autobus de Tesseney et s’étaient frayé un chemin dans l’allée centrale, entre les odeurs d’aisselles, de carton mouillé et de moteur. Fana s’était assise du côté de la fenêtre. Les deux femmes s’étaient souri sans conviction. Des cernes noirs soulignaient les yeux de la mère de Simon et Meriem, aveuglés par leurs visages obsédants. Le diesel de l’autobus secouait déjà la carcasse rouge et blanc, les sièges bringuebalants et les passagers encore ensommeillés.

Michael rajuste la lanière de son fusil sur son épaule et regarde les collines chauves. Des rapaces tournent au-dessus de la vallée et, parfois, disparaissent en piqué derrière les cimes pelées, du côté du Soudan. Le lieutenant mange bruyamment, sous un acacia. Son regard clair surveille ses hommes et le poste-frontière. Son AK-47 est posé contre le tronc de l’arbre, mais il a conservé sa matraque contre sa jambe. Michael sent encore les claques douloureuses de ce bâton sur ses reins. Il regarde les autres soldats, assis à l’ombre d’un muret de terre séchée. Dans l’air flotte une odeur de corps de jeune homme, de chaussettes humides et de savon. Son uniforme beige lui fait mal. Les coutures brûlent ses épaules. Le soleil est orange et le khamsin se lève.

Depuis un an maintenant, Michael attend et réfléchit, prisonnier de ce poste-frontière perdu dans les montagnes du nord-ouest, non loin de la cité militaire de Sawa. Il ne se passe jamais rien. Il est souvent puni et frappé. L’officier lui a cassé une dent, une molaire, avec un coup de poing. En juin, le lieutenant et lui avaient fait prisonnier un jeune garçon qui tentait de passer de l’autre côté, sur la route de Wad Sherifey. Michael lui avait tiré dessus pour le convaincre d’arrêter sa course. L’adolescent avait d’abord essayé de se cacher dans une bananeraie puis avait couru en direction du Soudan. Les rafales de kalachnikov tirées autour de lui l’avaient mis à genoux. Il pleurait. Le lieutenant l’avait tiré par la chemise, le giflant par trois fois. Michael avait attaché ses mains résignées. Le garçon devait avoir quatorze ou quinze ans. Son visage était noir. Sa mâchoire était glabre et musculeuse. Il avait une voix sombre et des yeux terribles.

Aujourd’hui, Michael attend que le soleil monte encore et que le sirocco abrutisse les autres soldats. Il pose son fusil-mitrailleur contre le mur de terre et mouche ses narines, l’une après l’autre. Après un rapide coup d’œil au lieutenant, il renifle et mâche un peu de sable. Crache par terre, une boule de salive jaune. Là-bas, le lieutenant empoigne sa trique et se lève en finissant d’avaler des sardines en boîte. Il longe le muret et passe derrière Michael. Dans la cabane, la radio grésille. L’officier sort une chaise en plastique et s’assied, face aux montagnes de Kassala. Il soupire.
En 2002, le lieutenant Berhane était encore sergent. Il était de la patrouille qui avait capturé un journaliste, avant que ce dernier puisse gagner le Soudan pour échapper aux rafles. Un soir de janvier, les quatre gardes-frontière avaient repéré deux fugitifs, à quelques dizaines de mètres, au détour d’un sentier. L’un d’eux avait des yeux crédules, l’autre une moustache noire. Le sergent Berhane avait lancé : « Qui est là ? » L’homme à la moustache s’était mis à courir dans la pente caillouteuse, du côté de l’ombre. L’autre avait fait demi-tour et dévalé le sentier de chèvres. La patrouille avait choisi de suivre celui-là. Les soldats avaient mis l’homme en joue et tiré des rafales. Berhane avait lancé au fugitif plusieurs « arrête-toi ! », le canon vissé sur son dos. Il savait qu’il pouvait le tuer. Les ordres étaient clairs. L’inconnu avait finalement fléchi les genoux et posé les deux mains sur ses cuisses. Son dos cherchait à reprendre du souffle. Il secouait sa tête aux cheveux courts. Le sergent Berhane lui avait ordonné d’enlever ses chaussures. Les autres soldats l’avaient dépouillé de son portefeuille, de son argent, de sa montre. On lui avait attaché les mains dans le dos avec une vieille corde. Après avoir regardé sa carte d’identité, le sergent lui avait asséné un coup de poing sec dans le ventre. Le prisonnier s’était plié en deux et était tombé à genoux dans le pierrier. Mécaniquement, les quatre soldats avaient frappé le corps du traître plusieurs fois, à tour de rôle, avec leurs pieds, leurs poings, la crosse de leur kalachnikov. Puis la patrouille avait traîné le fugitif, un journaliste prénommé Semret, pieds nus au bout de sa laisse, jusqu’à Girmayka. L’homme avait un visage clair et un pull-over. Une nuit froide et bleue tombait sur la cour du poste de police. Semret avait pensé qu’il serait interrogé et torturé. Mais au moins ne serait-il plus cet animal que l’on ramène des montagnes. Berhane et un autre soldat l’avaient alors empoigné. On avait serré les liens qui lui maintenaient les mains dans le dos et les pieds repliés derrière les cuisses. Le sergent avait poussé le journaliste pour qu’il tombe face contre terre, dans la cour qui sentait la crotte et l’huile de vidange. L’obscurité était glacée. Les fugitifs passaient la nuit ainsi, avant d’être transférés au camp militaire de Haddish Ma’asker. « Zumbul », avait éructé Berhane. Zumbul, « démocrate », l’injure des vétérans de la région.

Maintenant, le lieutenant Berhane a fermé les yeux et Michael le regarde. Des mouches l’empêchent de s’endormir. Le jeune soldat attend et réfléchit. Les autres garçons se rasent, chantonnent ou regardent les montagnes et la plaine soudanaise, en contrebas. Une bande d’oiseaux crie au-dessus du poste-frontière et de la radio qui lance des ordres, tout le long de la zone de démarcation entre le Soudan et l’Érythrée.

Lors de ses voyages précédents, tout s’était bien passé. Mais là, le passeur a eu peur de perdre sa cliente. Fana le devine à ses yeux en amande, qui ressemblent à ceux d’un chat. Le sable recouvre tout, les dents, la langue et les épaules. Les cheveux sont orange et noirs. Il est terrifié. Fana le regarde, perdue dans son vertige, absente. Son visage a la couleur de la marne. Au fond, elle est restée dans la petite maison d’Abi Abeito avec Simon et Meriem.
« Tout va bien se passer », répète l’homme.

Les pieds de Fana sont infectés, énormes, gonflés. Des pieds de femme morte ou de clochard. Ses ongles saignent. Coquette, elle ne supporte ni son odeur ni ses blessures. L’homme dit qu’ils passeront la nuit dans l’ornière. Comme les deux nuits précédentes, pour ne pas perdre leur direction, il dispose leurs chaussures dans le sens de la marche, vers le Soudan, nord-nord-ouest, au-delà de Girmayka. Si je pars, suis mes traces. S’il n’y a pas de traces, attends. Si je ne reviens pas, meurs en paix. Le passeur fait le chemin plusieurs fois par semaine. Il doit revenir, lorsque Fana sera parvenue à Khartoum, pour conduire d’autres fugitifs. Mais il a fait un serment à son frère. Je te l’amène ou tue-moi ou fais-moi tuer ou dénonce-moi. Dans les familles des fugitifs, on ne peut rien faire. On paye trois mille dollars et on attend, comme le frère de Fana, trois jours dans une église orthodoxe de la capitale soudanaise, à prier. La nuit tombe rapidement sur le vallon couleur de fruit pourri. Les acacias sont squelettiques. Le vent est devenu froid, alors Fana s’allonge dans le sable encore tiède. Elle ferme les yeux, les rouvre immédiatement. Simon et Meriem rongent sa poitrine encombrée de terre. La moustache de guerrier de Yemane, son mari disparu en prison, embrasse sa bouche de coiffeuse.
Il a la taille d’une armoire, parle le français et porte une montre dorée. Son visage triangulaire est troué par deux yeux hostiles et vifs. Une voix râpeuse, qui articule. Il fume sans arrêt des cigarettes italiennes, avec sa bouche de pirate, chapeautée d’une moustache de Turc. Le jour de son arrestation, Yemane avait quarante-neuf ans. Il avait passé dix-sept ans dans le maquis, dans les rangs du Front populaire de libération de l’Érythrée. Fana, qu’il avait séduite après l’indépendance, en avait vingt-deux. Elle aime se perdre dans ses bras enveloppants, respirant son odeur de poivre et de clou de girofle. Pour lire et pour écrire, il porte de vieilles lunettes. Il se plaît à manger et à se disputer avec ses amis. Il dévore les livres de Karl Marx et d’Albert Camus. Les collaborateurs qu’il bousculait, lorsqu’il était haut fonctionnaire, il leur prenait le cou dans son long bras velu. Mais il a démissionné, écœuré par les dérives autoritaires du chef de l’État. Désormais, il écrit des textes qu’il publie dans Setit ou Keste Debena et collabore avec des organisations internationales. Certains l’appellent Robespierre, à cause de son intransigeance.

Le colonel Gebredingel et un lieutenant étaient venus l’arrêter le dimanche 23 septembre 2001, à quatre heures du matin. Fana se rappelait les coups violents contre la porte et l’irruption dans la cuisine des deux hommes qui sentaient l’ammoniaque. Simon avait deux ans. Meriem n’était pas née et dormait dans son ventre. Yemane avait enfilé un pantalon et, torse nu, avait invectivé les deux militaires en pointant un doigt sur eux. Le colonel avait sorti son pistolet et poussé violemment Fana en arrière, pour sauter à la gorge de son mari. Le lieutenant avait saisi sa main droite, où brillait une chevalière. Des assiettes se brisèrent à terre. Les deux hommes avaient traîné son grand corps à moitié nu dehors et l’avaient jeté dans une voiture, encadré par des soldats dressant leurs armes. La dernière image de son mari à la maison. Pendant six mois, elle avait pu le voir, une fois par semaine, à travers les barreaux de la prison de haute sécurité, dans le centre-ville. Celle où, avant l’indépendance, les Éthiopiens enfermaient les maquisards. La cellule collective, à l’arrière du bâtiment, sentait le poulailler, le fumier, l’ivrogne. Mais Yemane et les autres personnalités arrêtées cette semaine-là avaient finalement disparu un matin d’avril 2002. Ce jour-là, les gardes à l’entrée de la prison avaient recommandé à voix basse aux familles des prisonniers qu’elles rentrent chez elles au plus vite. Partez, ils ne sont plus là. Ni pourquoi ni comment. On ne discute pas. Les ordres viennent de la présidence. Du moins le croit-on. Depuis une semaine, les raflés de septembre avaient entamé une grève de la faim. Pour obtenir un procès. Deux camions blindés étaient venus les ramasser dans la nuit. Ils avaient pris la route des montagnes, vers le nord, et n’étaient pas redescendus vers Massaoua, sur la côte. Le colonel Gebredingel était revenu seul à Asmara, une semaine plus tard. Les prisonniers sont quelque part, dans le maquis, vers Dongolo, Embatikala ou Filfil, dans les plantations de café. On parle d’une prison souterraine. Les familles ne savent rien. Rien.

Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix heures passent et le ciel redevient livide. Fana repense aux jours précédents. En arrivant à Tesseney, après une journée d’autobus, quatre check points, autant de fouilles, elle avait pour consigne de se rendre à l’hôtel faisant face à la gare routière. Dans les toilettes qui empestaient la diarrhée et le café bouilli, elle avait enfilé un T-shirt et des vêtements soudanais. Lui était venu, comme il était prévu. La nuit était claire et piquetée d’étoiles. Avant de lui adresser la parole, l’homme avait parlé à plusieurs pensionnaires. Un indic du Parti était accoudé à l’entrée. Il ne quittait pas des yeux les clients de la pension. Fana elle aussi le regardait, comme on regarde un chien dangereux. Après s’être assis sur le bord de son matelas, le passeur l’avait appelée Zaid, comme il était prévu. À quatre heures du matin, elle entendrait le brouhaha des autobus sur la place. Elle devait aller voir les femmes qui préparent le thé sucré. Il serait là, dans la foule de l’aurore. Puis elle devait le suivre, rapidement, sans parler. C’est exactement ce qu’elle avait fait. Dans l’aube pâle, il s’était mis à marcher d’un pas d’homme, d’un pas de soldat, entre des bicoques habitées par des chiens affamés. Fana l’avait suivi pendant deux heures, jusqu’à ce qu’ils parviennent aux premières pentes de la montagne. Les aboiements des chiens et les klaxons des autobus résonnaient dans ses oreilles. Tesseney n’était plus qu’une constellation d’ampoules, dans la vallée. Son cœur frappait durement ses seins lourds. Suis les traces de mes pas dans le sable, je suis devant, lui disait-il au fond de son esprit, au loin, derrière les visages de ses enfants.

Trois jours ont passé depuis ce matin-là et elle n’a toujours pas dormi. Elle rechausse ses sandales et l’homme compte l’argent qu’il porte sur lui. Le vallon est toujours le même, la prairie des morts. Fana agrippe le sac en plastique où sont rangés ses vêtements. Toutes les dix minutes, les genoux de la femme flanchent sous son poids. L’homme attend, secoué par le khamsin qui commence à recouvrir ses épaules d’une pellicule de sable, qu’elle se relève et reprenne sa marche. Plus que des gardes-frontière érythréens, il a peur des bandits soudanais qui savent que les fugitifs transportent de l’argent et ne se plaignent à personne. Chaque arpent de cailloux est une menace. Derrière chaque épineux peut se cacher un homme armé et lubrique. Là où l’on ne voit rien se trouvent la mort, le viol, la douleur. Ou la mort en cellule. Alors, à cent pas devant elle, il prie qu’elle se relève et qu’elle marche. Et la jeune et belle femme avance, fétide et humiliée, tête basse.

À la fin de la journée, une poignée de huttes surgissent dans le désert lugubre. Des humains vivent dans ce vestibule de la mort et les femmes y sont érythréennes. Elles portent des vêtements islamiques et fouillent de leurs yeux clairs la poitrine ouverte de Fana, dont le T-shirt bâille. Les hommes regardent ses aisselles. Le passeur la recommande, en arabe, aux chefs du village. Ils vont dormir ici et les nakfas volettent de mains en mains. Le compagnon de route de Fana, accroupi dans sa djellaba crasseuse, donne de l’argent, écrit sur un morceau de papier avec un crayon mouillé de salive, fait des signes approbateurs de la tête, répète « wa’ha, wa’ha, wa’ha », oui, oui, oui. Il monologue et fait des gestes de Soudanais, pour ne pas éveiller de soupçons. Un fumet d’excréments de chèvre et de feu de bois pique les gorges. Derrière les buissons, Fana a vu une route en terre. Prête à aimer qui l’aimera, l’épouse du prisonnier entre dans la case des femmes et se laisse clouer sur la paroi de terre par les regards méprisants des fantômes voilés. Elles se regardent toute la nuit, tétanisées par la haine.

À midi, les soldats dorment ou presque et le lieutenant Berhane ne voit plus rien. Michael tient son AK-47 par le chargeur, dans sa main droite. Il sent son cœur battre sous la chemise beige de l’uniforme. Douze mois d’attente et voilà le jour. Il ébouriffe ses cheveux drus d’une main trempée de sueur. Son corps de vingt-trois ans commence à se recouvrir d’une pellicule amère, celle des chiens qui ont peur. Il enjambe le muret. Il fait quelques pas vers l’ouest, dans la pente rocailleuse, sentant déjà les brûlures des balles criblant son dos. Mais rien ne bouge. Lorsqu’il se retourne, le muret est aveugle. Un rapace tourne autour de la colline sans un bruit, sans un cri. Michael allonge son pas et descend désormais plus vite vers le creux du vallon, sillon d’ombre dans un désert qui cuit les crânes. Ses pieds hurlent dans ses godillots. Il parvient au bas de la pente et longe la montagne. Plus qu’une dizaine de kilomètres avant les patrouilles de l’armée soudanaise. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. La carte d’identité et le numéro d’enregistrement. Les tentes ornées du logo de l’ONU. Les rations militaires, le riz, le Coca-Cola.
Michael avance droit vers la frontière, le soleil dans les yeux. Il patauge dans un pierrier hérissé d’arbustes pétrifiés par la chaleur. Il sait qu’une patrouille circule dans le secteur, commandée par « Wedi Tesfai », le lieutenant Haileab Tesfai. Les fugitifs passant par Aqordat empruntent cette route, par groupes de six ou sept. Vers quatre ou cinq heures du matin, on entend souvent des coups de feu, depuis le poste-frontière du lieutenant Berhane. On ramène alors les cadavres à Sawa, à l’arrière d’un pick-up. Ils sèchent au soleil et sont entassés dans la caserne, raides et noirs comme des branches carbonisées. Les recrues voient ainsi leurs premiers humains morts. Parfois, c’est un cousin, un frère, un père, une petite sœur. Les corps sont enterrés dans le sable, derrière les latrines. Alors le jeune soldat contourne la vallée, pour traverser les bananeraies et les plantations de café à l’ombre bienfaisante. Enrôlé depuis cinq ans dans l’armée, Michael ne sait plus rien des cours de géographie de son lycée d’Asmara. Dans les pentes ossifiées des collines, il a du mal à reconnaître les strates, les minéraux et les filons. Soldat géographe ou géographe soldat. Il porte l’uniforme « Milano » et l’AK-47 de fabrication chinoise, et voilà tout. Son diplôme, il l’a plié dans une enveloppe qu’il a envoyée à un cousin, en Arabie saoudite. Son estomac est ravagé par le teff amer. Il n’a plus de souvenirs. Les filles d’Asmara sont toutes mortes pour lui. Les macchiati du matin ont désormais un goût de viande salée. Ses parents, des miséreux de Keren, il les a oubliés. Les bidonvilles soudanais promettent de l’air pur. L’Europe, après. Il a déserté et a envie de vomir, déjà.

Les caféiers sont hauts. Michael tient son fusil au bout de son bras, la lanière enroulée autour de sa main droite. Dans sa chemise ouverte s’insinue l’air froid de l’ombre. Là-bas, un pied chaussé d’un soulier de ville repose derrière un tronc. Une chaussette de fil et un pantalon en acrylique. Une main épaisse sort d’une manche déboutonnée. Le jeune soldat s’arrête. Un homme est couché à dix pas de lui, appuyé contre un arbre. Le petit bois a une odeur d’engrais. Il s’est remis en marche, courbé comme un chacal en chasse, la crosse de son fusil dans sa main. Il s’approche. L’homme est vivant, si ce mot a encore un sens.
Ses yeux de biche sont fermés. Sa poitrine lutte pour respirer dans une chemise en nylon trop petite. Ses joues rondes retombent de chaque côté d’une bouche déprimée. Michael le reconnaît. Cette face épaisse et ce corps lourd, qui sent encore l’eau de Cologne. Il ouvre ses yeux féminins et hoquette un petit rire, qui retombe dans l’épuisement. Le soldat le regarde, les bras ballants le long de son petit corps maigre. L’homme relève son regard sur le jeune garçon. Michael se souvient de son nom : Paulos couvre les matchs de football sur Eri-TV depuis des années. Coupe du monde 1998, Euro 2000, juste avant et juste après la guerre contre l’Éthiopie. Il a aussi tenu les rôles de général éthiopien dans les feuilletons historiques de la télévision publique. Il fait rire son père.

« Bienvenue, souffle l’homme.
– Monsieur Paulos », lâche Michael.
Les mains gourdes de Paulos s’enfoncent dans la terre. Il tente en vain de se replacer dignement contre le tronc d’arbre. Ses fesses et ses poumons le brûlent. Il fait un signe de tête à Michael, qui ne bronche pas. Paulos respire le relent acide de sa propre agonie. Il refait le même signe, indiquant une direction. Le soldat tourne la tête vers la frontière. Une mince colonne de six fourmis noires chemine sur la montagne d’en face.
« Bienvenue, répète Paulos.
– Ça va ? » demande Michael.

Non, Paulos est mourant. Asthmatique et sujet à des attaques cardiaques, les artères trop sucrées, il a laissé partir le groupe de fugitifs avec lequel il tentait de gagner le Soudan. Dans l’ombre du petit bois, il a abandonné. Maintenant, il a froid. Il ne peut plus avancer. Il attend la patrouille et la mort, sa grande sœur.

Paulos était mort une première fois, en novembre 2006. Deux agents étaient venus le prendre un matin, lui et une dizaine de ses confrères, dans le grand immeuble du ministère de l’Information, sur les hauteurs dominant Asmara. Traînés comme des enfants à Agip, derrière le cinéma Capitol, l’ancienne station-service transformée en centre d’interrogatoire. Enfermés dans les caves nauséabondes sans savoir pourquoi. Le premier jour avait été presque indolore pour Paulos. Il avait fait sourire les autres prisonniers en échafaudant des hypothèses absurdes sur leur arrestation, avec son grand rire sonore. Le béton grumeleux de la cellule lui avait paru idiot. Les insectes qui grignotaient les dos et les jambes, stupides. Et puis le colonel Gebredingel était venu le chercher. Pendant plus de trois semaines, tous les jours, à Agip, on liait ses mains et ses pieds dans son dos. On l’accrochait ainsi au plafond. On le battait à coups de matraque, le faisant tourner au bout de sa corde comme un paquet grotesque. Le colonel voulait savoir qui organisait la fuite de ses amis. Il voulait des noms. Des plans. Des mots de passe. Des tarifs. Où est Untel, Paulos. Pourquoi tu trahis ta patrie, Paulos. Quelle ambassade te téléphone, Paulos. Qui te paye, Paulos. Tu es un espion, Paulos. Bien vite, perclus de douleurs, il avait avoué qu’il correspondait par courrier électronique avec des amis ayant fui à l’étranger. Depuis plusieurs années, il utilisait l’adresse pauloskid2002@yahoo.com. La nuit, Paulos respirait l’urine des cellules et écoutait les klaxons des voitures circulant dans la ville, au-dessus de son trou. La soupe infecte et le morceau de pain passaient difficilement. Après trois semaines d’oubliette, il avait été libéré. Son salaire avait été amputé de vingt et un jours et il lui était interdit de sortir d’Asmara. En quittant Agip, Paulos avait demandé pardon à ses tortionnaires.

Paulos respire mieux maintenant que le jeune soldat s’est approché de lui, mais il ne parvient pas à ouvrir les yeux. Dans son obscurité, il voit sa mère. Il voit aussi ses costumes et le canapé de sa maison. Des choses importantes. Après sa libération, il avait envoyé un message lyrique et terrifié à une association basée à l’étranger pour raconter tout cela, tout en minuscules et en anglais, sans ponctuation. Agip, les coups de bâton, la corde, la douleur, les aveux, le salaire, l’assignation à résidence. La réponse rapide l’avait enthousiasmé, comme s’il avait parlé à un mur depuis quarante ans et qu’enfin celui-ci lui avait répondu. L’association contactée avait pris la précaution de répondre clairement, avec des virgules et des points. Son collègue Daniel était resté derrière lui, à Agip. Il y est encore, avait dit Paulos. Il avait dit qu’il envisageait de fuir le pays. Il avait supplié de ne rien dire à personne.
Ce jour-là, près de la frontière, Michael le laisse seul. Paulos est mort, quoi qu’il en soit.

Une voiture conduite par un Soudanais gratte la terre et entre dans le village au petit matin. Arrivé à la hauteur du passeur, elle s’arrête. Entre les doigts de sa main droite, le conducteur tient le morceau de papier humide que le compagnon de Fana a griffonné la veille. Les deux hommes parlent en arabe, sèchement, avec des interjections. Le moteur de la voiture est éteint. La poussière retombe comme une bruine d’ocre.
Fana ne parle pas l’arabe, mais le tigrinya et l’amharique seulement. Elle a été élevée à Addis-Abeba, la capitale perchée de l’Éthiopie. Pour passer la frontière, elle doit se changer. Dans la case, une femme a sorti d’un panier accroché à la paroi une robe sentant la transpiration. Elle frappe sans arrêt l’avant-bras de Fana pour lui faire comprendre qu’il faut payer ces nouveaux vêtements. Un feu grésille. La lumière du matin perce la toiture. Fana sort de l’argent et le donne avec un haut-le-cœur. Elle enfile la robe en grimaçant.

Le passeur attend devant la portière ouverte. Fana place son sac en plastique sous son bras et s’engouffre à l’arrière. Les sièges en velours synthétique sont collants et incrustés de sable. Les yeux du conducteur soudanais observent régulièrement Fana dans le rétroviseur. Après dix minutes de piste, une route apparaît sous la poussière. Le passeur ne se retourne pas, l’air inquiet. Pendant une heure, la femme regarde le désert à travers le brouillard cireux de la vitre. Un vieil Érythréen et un âne, chargé d’un bidon. Des huttes. Puis plus rien que la route défoncée. La tête de Fana bourdonne et ses yeux lui font mal. Les minutes s’entassent comme des pelletées de terre sur un cercueil. Elle ne sait pas où elle est et cherche à comprendre. Une maison en pierre passe dans la vitre. Des hommes en djellaba et turban sont assis autour de verres de thé. Une pile de cartons vides est abandonnée sur le bord de la route. La voiture bifurque et s’engage dans le sable. Un groupe de cabanes apparaît dans le pare-brise. Des grandes lettres arabes sont tracées à la peinture sur un mur. Un poteau malingre amène l’électricité. Le passeur se retourne furtivement, avec un drôle de sourire. La voiture s’arrête à l’ombre. Fana comprend qu’ils sont passés au Soudan.

À une dizaine de kilomètres de là, Michael descend une pente piquetée d’épineux. Le petit bois où agonise Paulos est loin derrière. Le garçon marche mécaniquement, examinant les reliefs alentour. Il s’efforce de passer dans l’ombre, pour disparaître un moment. Sa langue de jeune homme est grosse comme une escalope. La musique abstraite de ses pas, l’un après l’autre, creusant les cailloux, l’entête. Il longe un ravin, descend le long d’une colline, en remonte une autre. Au sommet, il cuit sous le soleil.

Soudain, il voit des ombres, des points, un mouvement, un groupe, vers l’ouest. Ses yeux fouillent les cimes, la vallée, le désert. Il se demande s’il s’agit du groupe de Paulos. Le soleil commence à piquer son front. Il respire bruyamment. À une cinquantaine de mètres de lui, trois silhouettes d’hommes se devinent dans le miroir brisé du jour. Michael laisse tomber son AK-47 dans le sable et sourit. Il lève les bras en s’avançant, les mains ouvertes. Il lance un cri, un bruit, un appel. Les mains levées, il rit dans une suite de gloussements terrifiés. Les trois hommes se sont retournés vers lui et l’ont mis en joue. Ils ne portent pas l’uniforme « Milano » : ce sont des soldats soudanais. Michael s’offre à eux. Il articule quelques mots en arabe pour leur faire comprendre qu’il vient de l’autre côté de la frontière et qu’il a fui. En tigrinya, à voix basse, les bras levés, Michael les appelle ses frères. Les trois Soudanais ont l’habitude. Ils baissent leurs fusils. Ils le fouillent rapidement. Michael n’a rien sur lui, sinon sa carte d’identité militaire et quelques centaines de nakfas. L’un des trois Soudanais porte des lunettes de soleil. Il empoche l’argent. Pour calmer Michael, l’un d’eux a posé sa main moite dans le dos du jeune garde-frontière érythréen. Ils montrent le nord-ouest et les quelques maisons que l’on distingue déjà. Michael est conduit au poste de police de Wad Sherifey, la première localité sur le chemin de Khartoum, Tripoli, Lampedusa, puis Stockholm, Francfort ou Londres.

Fana a déjà embarqué dans l’autobus pour Khartoum, assise à côté de son passeur. L’homme n’est pas parvenu à obtenir un laissez-passer pour la route entre Kassala et la capitale, même en faisant passer sa cliente pour sa femme. Dans la petite maison du désert, elle a pris une douche et acheté de nouveaux vêtements. Un Soudanais, contre dix dollars, lui a tendu un téléphone portable clignotant et sonore avec lequel elle a appelé son frère. La route est encore longue, lui a dit le passeur. Elle l’a dit à son frère. Même après avoir raccroché, ce dernier pleure, dans sa chambre miteuse de Khartoum.

Maintenant, le car bondé emprunte la route de la capitale. À la sortie de Kassala, un check point militaire stoppe la machine. Trois soldats montent à bord, arrachant des mains les documents de voyage. Le passeur tend le sien. Il effleure l’épaule de Fana, puis son cou, en parlant avec douceur aux militaires. En souriant, il dévoile ses dents jaunes. La femme réalise qu’il lui manque toutes les molaires. Le passeur a pris la nuque de sa fausse épouse dans sa main et glisse trois billets dans la paume du soldat. On veut les faire descendre. L’homme parlemente encore, en caressant la joue de Fana, avec une voix changée, une voix de femme. Le soldat finit par faire un geste de dédain et empocher l’argent. Il avance dans l’allée pour continuer ses contrôles. Les trois militaires descendent enfin et font un signe au conducteur. L’autobus repart. Une route triste se déploie dans les vitres. Une heure plus tard, un nouveau check point les contraint à s’arrêter. Deux soldats bondissent à bord, contrôlent les papiers. Le passeur change de place, s’asseyant du côté de l’allée, son laissez-passer racorni entre les doigts, un petit paquet de livres soudanaises lové au creux de sa paume. Un soldat parvient à sa hauteur, tend la main. L’homme se met à lui parler. Il pose son bras sur la cuisse de Fana, qui transpire sous son voile. L’autre militaire les rejoint et leur ordonne de se lever du bout de ses doigts aux ongles blancs. Le passeur étire ses jambes et tape sur l’épaule de la femme. Tous deux obéissent et remontent l’allée, avec trois autres passagers. Deux soldats ont vidé la soute à bagages et les ont dispersés sur le goudron. L’un d’eux ordonne au passeur de montrer sa valise. L’homme se justifie. Il s’approche du premier soldat et reprend sa voix de femme. Fana est immobile et vide, comme une grande poupée. Le long de la route, des tuyaux gigantesques trouent le désert. L’oléoduc des Chinois. La liasse de billets est glissée dans la main du soldat. Celui-ci pousse rapidement l’homme dans la cabine de l’autobus et tire Fana jusqu’à la portière. Ils retournent à leur place. Fana et son compagnon sont de nouveau contrôlés et sortis de l’autobus cinquante kilomètres plus loin. Puis deux fois encore avant de parvenir à Khartoum. Puis une dernière fois, par des policiers cette fois, à l’entrée de la capitale. Ils n’ont presque plus d’argent.

La femme, démantibulée par les heures de cahots et l’abandon de ses enfants, qui ne sont plus que de pauvres petites âmes flottant dans son esprit, se laisse manipuler comme un manteau encombrant. Une nuit noire règne sur Khartoum. La lumière des ampoules et des néons bleus déchire les portes des boutiques. Des hommes marchent le long des immeubles. Des taxis patientent au coin des rues. Un grand virage plaque les corps épuisés contre ceux de leurs voisins. Les roues frappent contre un trottoir et le chevauchent. D’autres autobus, éteints, dorment sur une grande esplanade. Des hommes et des femmes veillent, devant des gratte-ciel de bagages. Muet depuis Kassala, le chauffeur lance plusieurs « Kh’artum ! » par-dessus son épaule, pour réveiller les passagers endormis. Il fait plus froid maintenant. Le passeur se lève d’un bond et secoue Fana. Il avance d’un pas rapide dans l’allée, courbé en avant comme pour éviter des tirs. La femme le suit, somnambule. Elle descend précautionneusement les trois marches et pose le pied sur le bitume, en relevant les pans de sa robe et serrant son voile sous le menton. Elle est dehors. Elle relève le regard. Son frère est là. Il ferme ses bras autour de ses épaules, secoué de profonds sanglots. Fana ne se souvient plus de rien. Elle a posé ses mains sur ses hanches. Elle reconnaît son odeur de cigarette. C’est lui. Son frère la serre plus fort encore et lui dit que c’est fini, c’est fini, elle est libre, c’est fini.

© 2012, Éditions Payot & Rivages

VOIR LE BLOG « Carnets d’un grand reporter  » de jean Paul Mari sur l’auteur Léonard Vincent.

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