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Libye: une intervention militaire internationale est en marche

publié le 06/03/2016 | par René Backmann

Les Occidentaux passent à l’offensive contre l’État islamique en Libye pour enrayer sa montée en puissance. Faute de gouvernement d’union nationale libyen reconnu, la France et plusieurs pays agissent clandestinement. Des commandos britanniques, américains et français sont déjà à l’œuvre sur le terrain.


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La question aujourd’hui n’est plus de savoir s’il y aura une intervention militaire occidentale en Libye, mais quand. Et sous quelle forme exactement. C’est ce que répètent, à Paris comme à Washington, les stratèges des opérations extérieures. Même la cible prioritaire est déjà connue. Ce sera la région de Syrte. La transformation de cette ville portuaire, à 700 km seulement au sud de Catane (Sicile), en bastion de l’État islamique est inacceptable pour les gouvernements européens.

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Et l’implantation durable d’un foyer de déstabilisation djihadiste dans un pays en péril de « somalisation » au nord du continent africain n’est pas plus tolérable pour les États frontaliers de la Libye – Tunisie, Algérie, Niger, Tchad, Soudan, Égypte – tous déjà aux prises avec des menaces islamistes diverses. Les représentants de la plupart de ces pays ont d’ailleurs prévu de se rencontrer à la fin du mois en Tunisie, pour examiner les conséquences, chez eux du chaos libyen. 

Libye

« Quelle que soit la forme de l’intervention à laquelle la France pourrait participer contre l’EI en Libye, l’approbation, ouverte ou non, des pays voisins sera un atout diplomatique capital, estime le général Vincent Desportes, ancien directeur de l’École de guerre, aujourd’hui professeur associé à Sciences Po. Ils n’ont pas les capacités militaires ou les moyens d’intervenir et ne pourront donc qu’approuver une intervention internationale dans la zone.

C’est donc un cas de figure très favorable, totalement différent de ce que nous connaissons en Syrie. Par ailleurs, la configuration du théâtre d’opération est également très favorable : passée la zone côtière, le reste est du désert, où on peut agir sans redouter les dégâts collatéraux. D’autant que cet adversaire dispose d’effectifs assez limités. C’est clairement à la portée d’une intervention occidentale. »

C’est en effet à Syrte, ville natale de Kadhafi et fief de ses partisans jusqu’après sa chute en 2011, que les combattants de l’EI ont fini par implanter leur bastion libyen. Cette présence a été facilitée par le chaos général et par la révolte des habitants contre l’ostracisme dont ils estimaient être les victimes de la part des nouveaux pouvoirs qui se disputaient le pays. Aux premiers combattants, en majorité libyens, formés en Syrie, sont venus s’ajouter des contingents yéménite et soudanais, puis plusieurs centaines de Tunisiens, mobilisés par des imams djihadistes et par les salaires promis par l’EI.

C’est en grande partie pour intégrer ces recrues tunisiennes que l’EI a cherché à prendre le contrôle de Sabratha, près de la frontière tunisienne. Elle y avait installé un centre d’intégration et d’entraînement où les nouveaux venus recevaient leurs nouveaux documents d’identité, leur équipement et un début de formation. Confinés dans Syrte et quelques localités côtières, les combattants de l’EI en Libye, dont les effectifs semblent plafonner autour de 5 000 hommes n’ont jamais été en mesure, contrairement à leurs « frères » syriens ou irakiens, d’étendre la superficie de leur province maghrébine du califat.

En revanche, les attentats qu’ils ont revendiqués à Tripoli, à Misrata, autour de Derna, les cellules dormantes et les réseaux d’influence et de recrutement dont ils disposent désormais dans plusieurs villes, montrent que leur capacité de nuisance, en Libye et dans les pays voisins, ne peut être négligée.

Le premier objectif d’une opération internationale sera donc l’isolement et la reprise de Syrte, ville natale de Kadhafi, et la consolidation du contrôle par une autorité libyenne aussi légitime que possible, sur les autres villes tenues au moins en partie par l’EI : Sabratha, à l’ouest, Derna et Benghazi à l’est. Encore faudrait-il auparavant que cette intervention étrangère soit officiellement requise par un gouvernement central libyen reconnu par la communauté internationale. Et c’est là où tout se complique.

Car depuis 2014, deux pôles politiques et deux parlements se disputent le pouvoir central en Libye, soutenus ou contestés par une profusion de pouvoirs locaux, tribaux, politico-militaires, entre les mains de notables locaux ou de chefs de milices. Tripoli, l’ancienne capitale, siège du Congrès général national, le « parlement » de l’ouest, est entre les mains de la coalition de milices « Fajr Libya » (l’Aube de la Libye) qui rassemble des forces islamistes autour de la solide milice de la ville commerçante voisine de Misrata.

Le gouvernement de Tobrouk, où siège la Chambre des représentant, le « parlement » de l’est, seul reconnu par la communauté internationale, est soutenu par l’Armée nationale libyenne du général Khalifa Haftar, ancien kadhafiste tombé en disgrâce et reconverti en opposant tardif au dictateur. Sous les auspices du médiateur de l’ONU pour la Libye, Martin Kobler, les deux factions ont signé le 17 décembre 2015 à Skhirat, au Maroc, un accord qui devait déboucher sur la constitution d’un gouvernement d’union nationale de réconciliation. Le gouvernement d’union nationale de 17 membres, constitué autour du premier ministre désigné, Fayez Sarraj, est prêt. Il a même reçu les encouragements de Laurent Fabius, quelques jours avant son départ du Quai d’Orsay.

Mais l’Assemblée de Tobrouk, réunie le 23 février, n’a pu, faute de quorum, lui accorder son investiture. L’un des principaux points d’achoppement, sinon le principal, est le destin du général Haftar, que les islamistes issus du parlement de Tripoli tiennent pour un ennemi mortel et qui ne cache pas, de son côté, son rejet de l’islam politique. Au point de manifester ouvertement son désaccord avec le gouvernement d’union nationale, accusé d’avoir fait trop de concessions aux islamistes.
En d’autres termes, l’entrée en fonction du cabinet d’union nationale et, surtout, la décision d’un gouvernement légal libyen requérant officiellement l’assistance militaire occidentale ne sont pas pour demain.

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Reuters

Collaboration étroite entre Paris et Washington

Faute d’être invités, en bonne et due forme, et avec l’aval des Nations unies, à intervenir en Libye, les Occidentaux qui n’entendent pas voir l’État islamique consolider ses positions aux portes de l’Europe sans réagir ont décidé d’intervenir par d’autres moyens. En éliminant, par des raids ciblés, les cadres décisifs de l’EI en Libye et en frappant des installations stratégiques comme des dépôts d’armes ou des camps d’entraînement. Mais aussi en infiltrant sur le terrain des unités spéciales, chargées à la fois de maintenir le contact avec les responsables locaux, de recueillir des renseignements, d’identifier des cibles, et de conseiller les groupes armés qui affrontent les combattants de l’EI.

Depuis plusieurs mois, des commandos britanniques, américains et français sont donc discrètement à l’œuvre à l’intérieur du territoire libyen. Évoquée depuis des semaines par des sites ou des blogueurs spécialisés et annoncée par Le Monde dans son édition du 25 février, la présence en Libye de militaires du commandement des opérations spéciales et d’agents du service action de la DGSE a apparemment provoqué un « coup de sang » chez le ministre français de la défense. Jean-Yves Le Drian a demandé à la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) d’ouvrir une « enquête pour compromission du secret défense ».

Au-delà de la nécessité de protéger « la sécurité des hommes et des opérations », invoquée par Jean-Yves Le Drian, il semble que le ministre ait jugé inopportune la révélation par Le Monde de la collaboration étroite entre Paris et Washington en matière de recherche et d’élimination des responsables de l’EI en Libye.  

Car en réalité, l’engagement de la France, et sa contribution à des opérations en territoire libyen, ne remonte pas à ces dernières semaines. Dès le mois de novembre 2015, des avions de combat Rafale, décollant du porte-avions Charles-de-Gaulle, ont mené des vols de reconnaissance au-dessus des régions de Syrte et de Tobrouk pour recueillir des renseignements sur les mouvements de combattants et commencer à alimenter des dossiers de cibles potentielles.

Quelques jours avant ces survols, des F-15 américains, partis de la base aérienne britannique de Lakenheath, dans le Suffolk, avaient frappé plusieurs objectifs de la ville de Derna, à 120 km à l’ouest de Tobrouk et tué Abou Nabil, ancien cadre d’Al-Qaïda devenu le plus haut responsable de l’État islamique en Libye. Originaire d’Irak et connu sous le nom de Wissam Najm Abd al-Zubaidi, Abou Nabil était soupçonné par plusieurs services de renseignements occidentaux d’être à l’origine de l’exécution par l’EI de 21 chrétiens coptes égyptiens, décapités au début de 2015 sur une plage voisine de Syrte.

Au cours de ce raid, lancé le 13 novembre – c’est-à-dire le jour même des attentats, revendiqués par l’EI, qui ont fait 129 morts à Saint-Denis et à Paris – mais décidé avant cette date, les avions de combat américains, qui frappaient pour la première fois des cibles de l’EI en Libye, avaient obtenu l’autorisation de survoler le territoire français. D’après Le Monde du 25 février, c’est « grâce à un renseignement français » qu’Abou Nabil aurait été éliminé.

Un autre raid de bombardement américain, utilisant le même itinéraire, a tué, le 19 février, près de Sabratha, à l’ouest de Tripoli, une cinquantaine de personnes, dont le terroriste tunisien Noureddine Chouchane, autre cadre de l’EI en Libye. Il est soupçonné d’être l’organisateur des attaques qui ont fait 22 morts en mai au Musée du Bardo à Tunis, et 38 morts en juin dans un hôtel de Sousse.

En dehors de l’autorisation de survol donnée aux F-15, on ignore si Paris a contribué plus précisément à cette opération. En revanche, c’est à la suite d’une information fournie par un vol de surveillance de l’armée de l’air française au large de la Libye, qu’un bateau contrôlé par l’EI aurait été attaqué par un drone américain, il y a une dizaine de jours au large de Sabratha.

Selon le premier ministre du « gouvernement » de Tripoli, Khalifa Ghweil, des éléments des forces spéciales françaises se trouveraient aux environs de Benghazi, sur la base de Benina, où un « centre des opérations » franco-libyen avait été aménagé avec les forces loyales au gouvernement reconnu par la communauté internationale. Confirmée par Wanis Bukamada, commandant des Forces spéciales libyennes, cette information a été démentie, après le « coup de sang » de Jean-Yves Le Drian, par le même responsable libyen. Quant au porte-parole du pouvoir « reconnu » de Tobrouk, il a déclaré que son gouvernement n’a « pas permis et ne permettra pas que des forces étrangères entrent sur des terres libyennes ».

Une chose est claire : avec ou sans l’aide de « forces étrangères », les forces loyales au pouvoir de Tobrouk et leurs alliées sont actuellement lancées dans une série d’offensives destinées à reprendre le contrôle des localités ou des quartiers tenus par les combattants de l’EI dans les villes du littoral, à l’est et à l’ouest de Syrte. À Derna, qui fut la première agglomération libyenne investie par l’EI, au début de 2014, lorsqu’un groupe de jeunes combattants libyens de la brigade Al-Battar, de retour de Syrie, y a installé une extension du califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, l’EI a perdu la majorité de ses positions. En juillet 2015, une coalition de milices locales, djihadistes ou non, « Le Conseil de la Choura des révolutionnaires de Derna » a chassé du centre-ville ses combattants.
Repliés à la périphérie, ils poursuivent cependant leurs incursions. C’est pourquoi depuis quelques jours, les miliciens du « Conseil de la Choura » ont entrepris d’ériger des protections de sacs de sable, disposer des blocs de béton et poster des tireurs d’élite au sommet des bâtiments élevés, pour empêcher tout retour de l’EI. Un char d‘assaut a même pris position à l’ouest de la ville.

Drones américains depuis la Sicile

À Sabratha, les 200 djihadistes qui avaient brièvement occupé, il y a une semaine, le centre de la ville en ont été chassés par des éléments de la coalition Fajr Libya. À Benghazi, théâtre depuis deux ans d’affrontements répétés entre les forces loyales au pouvoir reconnu et divers groupes armés, dont l’EI, et Ansar Asharia, liée à Al-Qaïda, les « loyalistes » se sont emparés le 22 février du quartier de Lithi, baptisé Kandahar par ses habitants car il était devenu un fief des djihadistes, puis du port de Mreisa. Et l’offensive se poursuit, sous les ordres du général Khalifa Haftar.
Tout se passe en fait comme si les milices et groupes armés qui pourraient être fondus un jour en une armée nationale à la disposition du futur gouvernement d’union ou de réconciliation avaient entrepris le travail de préparation destiné à ouvrir la voie à une offensive contre Syrte et sa région.

Compte tenu du déséquilibre des forces sur le terrain, entre l’EI et ses ennemis, un débarquement de troupes terrestres occidentales ne sera sans doute pas nécessaire. D’autant que Londres, comme Paris et Washington sont disposés à fournir un appui aérien qui pourrait être décisif. La question a déjà été abordée lors de la rencontre, le 22 janvier, à Paris entre le chef d’état-major des armées françaises, le général Pierre de Villiers et son homologue américain, le général Joseph Dumford. Est-ce aussi en prévision de cette offensive que le gouvernement américain vient de solliciter, et d’obtenir, de Rome l’autorisation d’utiliser contre les positions de l’EI en Libye ses drones basés à Sigonella, en Sicile ? Jusqu’à présent, les drones de Sigonella ne pouvaient participer qu’à des missions « défensives », par exemple pour protéger des citoyens américains menacés en territoire libyen.  

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