Livre. Texte intégral. Mali. RFI. Journalistes assassinés. »Deux corps », de Jean-Pierre Campagne
Dans ce récit -fiction polyphonique, Jean-Pierre Campagne convoque l’essentiel des acteurs concernés : juge, militaire, mère, espion, villageois, ministre, avocate, négociateur, confrère, fille, amie, djihadiste, amoureux, président, assassin se relaient pour raconter cette obscure tragédie, survenue en plein Sahel lumineux.
« C’est compliqué, Kidal,
tu parles, et tout le monde t’entend. »
« Deux corps, deux corps immobiles gisent à terre, côte à côte, la caméra tournoie comme le font les vautours, en cercles de plus en plus bas, de plus en plus rapprochés, les têtes des gisants se touchent presque, leurs corps écartés indiquent l’heure, l’heure de leur mort…13 heures. »
Ce pourrait être l’ultime scène d’un film de fiction. Il s’agit de la douloureuse réalité de deux journalistes de RFI assassinés à Kidal, dans le nord du Mali le 2 novembre 2013, moins d’une heure après avoir été enlevés. Je connaissais et appréciais Ghislaine Dupont, nous avions couvert ensemble la fracassante chute du maréchal Mobutu au Zaïre/Congo. Claude Verlon l’accompagnait dans cette mission.
Nous n’avons toujours pas de réponse ; Pourquoi ont-ils été enlevés ? Qui les a tués, et pourquoi ? L’Etat français oppose son sacré secret Défense, Les Maliens ne parlent pas. L’omerta règne à Kidal, dans ce grand nord où tout le monde s’observe.
C’est une histoire d’extrême fragilité dans un pays de pierres concassées de chaleur. La vie est très dure., le moindre mouvement expose. L’un des confins du monde. Les étrangers s’y retrouvent vite à nu…
Jean-Pierre Campagne est l’auteur de récits et romans dont Dépêches de Somalie (Seuil), Né la Nuit (Denoêl), Demande à la Savane (Jigal).
Conception graphique couverture : Piya Ramahandry, encre de l’auteur.
ISBN : 978-2-9546628-2-4 ©17éditions www.jpcampagne.com
Jean-Pierre Campagne
DEUX CORPS
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Dépêches de Somalie (Récits) Seuil, Fiction et Cie.
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DEUX CORPS ( TEXTE COMPLET)
« C’est compliqué, Kidal, tu parles, et tout le monde t’entend. »
Deux corps, deux corps immobiles gisent à terre, côte à côte, la caméra tournoie comme le font les vautours, en cercles de plus en plus bas, de plus en plus rapprochés, les têtes des gisants se touchent presque, leurs corps écartés indiquent l’heure, l’heure de leur mort…13 heures.
La caméra ne détaille pas les visages, elle remonte des tennis jusqu’aux jeans, t-shirts et s’arrête aux cous… Fondu noir/violent éclat de soleil qui aveugle, comme un dernier flash de vie, et l’on entend le bruit d’un hélicoptère qui s’éloigne.
Ce pourrait être l’ultime scène d’un film de fiction. Il s’agit de la douloureuse réalité de deux journalistes de RFI assassinés à Kidal, dans le nord du Mali le 2 novembre 2013, moins d’une heure après avoir été enlevés. Je connaissais l’un deux, elle, Ghislaine Dupont, nous avions couvert ensemble la rébellion congolaise contre le maréchal Mobutu. Claude Verlon l’accompagnait dans cette mission à Kidal.
Je suis allé au Mali, j’ai couvert en janvier 2013 le début de l’avancée de la force française Serval contre les djihadistes venus du nord de ce très vaste pays, brinqueballé de violences en violences depuis des années.
Je connaissais et appréciais Ghislaine, je la connais d’ailleurs toujours, les morts ne meurent pas tous, pas complètement.
Nous n’avons toujours pas la réponse à des questions essentielles : Pourquoi ont-ils été enlevés ? Qui les a tués et pourquoi ? La libération, quatre jours avant, des otages français d’Arlit après trois ans de détention contre une très forte rançon obtenue par leurs ravisseurs djihadistes a-t-elle un lien avec leur enlèvement ? Quel rôle a joué l’armée française présente à Kidal ? Pourquoi un ministre et un président reviennent-ils sur leurs premières déclarations ?
L’Etat français oppose son sacré secret Défense, prompt à couvrir le sang, les erreurs éventuelles. De l’Etat, de l’armée. Les Maliens
ne parlent pas. L’omerta règne à Kidal, dans ce grand nord où tout le monde s’observe.
C’est une histoire d’extrême fragilité dans un pays de pierres concassées de chaleur. Ici, le métal brûle au soleil. La vie est très dure. Le moindre mouvement expose. L’un des confins du monde. Les étrangers s’y retrouvent vite à nu.
Plus de sept ans depuis leurs assassinats, c’est long, très long quand on attend de savoir. Tout se bouscule, mois après mois, année après année, les informations s’enchaînent, les attentats se multiplient, le climat se réchauffe, les enfants grandissent, les parents faiblissent, les virus attaquent….
De l’enlèvement et la mort de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, nous avons des interventions sur leur radio, RFI, le rappel de l’affaire à chaque anniversaire, quelques dépêches de l’AFP, quelques articles. Très peu de progrès dans une enquête qui semble vouloir tourner en rond.
Alors, j’ai pensé qu’il était temps d’écrire quelque chose de plus ramassé, de plus complet que les mots de radio et d’agence pour inscrire danslepapiercettedouloureusehistoire. Ama façon.
Il ne s’agit pas d’une enquête journalistique mais d’un récit purement fictionné, nourri d’informations, raconté par des personnes qui, de près ou de plus loin ont pu être concernées par cette histoire. Qui, à un moment donné, ont
pu apprendre, ressentir, agir, raconter, dire, et, parfois, se dédire. D’un récit polyphonique, déroulé par des monologues qui s’enchaînent, d’une dramaturgie. Pas pour dire et asséner : c’est cela qui s’est passé, de A à Z, car nous l’ignorons toujours, mais pour témoigner par le biais d’une fiction veinée de réalité, représenter, comme au théâtre. Pour ne pas oublier.
Voici donc une vraie fiction documentée par les grains de sable, les voix maliennes et l’humour de Ghislaine.
Tu ne pouvais pas ne pas la recevoir, même si tu savais qu’elle brûlait. Il en est ainsi des êtres comme les pierres au soleil, ils brûlent. Parce qu’ils ont au bord des lèvres tant de questions, tant d’intensité. Ils vibrent, ils brûlent.
On ne peut pas raconter le désert, le silence des pierres de l’Adrar. Il y a des faits, soudain, qui surgissent et basculent. Et lorsqu’un étranger arrive dans cette bascule, au mauvais moment, il risque de se faire brûler, écraser par les pierres.
Il y a le dit, le non-dit, le tu, le très tu. Les histoires d’argent, de gros argent, de très gros argent font beaucoup parler ceux qui ne savent pas, et taire ceux qui savent. Elle voulait savoir, elle en est morte.
Et toi, que savais- tu ?
Le chef de quartier
Ah, çà, des Blancs venir à Kidal en ce moment, çà étonne. Mais les Blancs nous étonnent toujours.
Je lui ai dit un peu de ce que je savais, et rien de ce que je ne savais pas. C’est compliqué, Kidal, tu parles, et tout le monde t’entend. Il n’y a pas de cloisons dans cette ville, c’est comme une grande maison, un grand campement. Elle voulait savoir ci, et ça, et comment c’était depuis l’intervention Serval des Français, et si les Casques bleus étaient utiles, et si tous les djihadistes étaient repartis.
Et comment je peux savoir, moi, quand un rebelle a rebellé, et puis s’est mis avec les Ag Ghaly, et puis s’est décollé d’eux à la demande
des Blancs ? Comment sentir d’où vient le vent, et comment il tourne quand il y en a plusieurs de ces vents qui te piquent les yeux avec leurs rafales de sable. Tu les fermes tes yeux, d’abord ça fait moins mal, et tu évites le pire comme ça.
Sa radio, je la connais, je l’écoute, tout Kidal, toute l’Afrique écoute cette radio. Mais dire à la radio, ça devient compliqué, ça peut vite te mordre si ça déplait. Et déplaire, des journalistes ici, ça ne pouvait que déplaire à certains.
Tout est tendu ici : la guerre, la chaleur, l’argent. Car il y a eu quand même une montagne d’argent lâchée pour la libération des quatre d’Arlit, ceux de la mine. Et à qui, et par qui ? Ca, je ne pouvais pas lui dire. Parce que je ne suis pas sûr du tout de tout, ça raconte
beaucoup ici, la langue n’a pas d’os, tu peux tout lui faire dire, n’importe quoi, elle ne se casse pas comme une jambe ou un bras, la langue, des choses, j’en sais, mais tout savoir, et, surtout, dire, non.
Et voilà, ils ont été tués, en sortant de chez moi. Leur ombre ne les a pas suivis longtemps….
La journaliste
Et voilà, fillette, ta valise est prête. Enfin, ta valise, ton sac plutôt ! C’est mieux, un sac, c’est plus souple, ça se cale mieux dans un 4/4, dans un petit avion, un sac, ça épouse les formes de l’endroit où tu peux le caser. A condition de ne contenir que tes vêtements habituels, tee- shirts, jeans, sous- vêtements, trousse de toilette, quelques médocs. Le vêtement doit être souple, fait pour épouser ton corps, pour s’y coller même. Et quand il fait chaud, çà, pour coller, ça colle un jean, de la taille aux fesses, aux cuisses, mais c’est épais un jean, résistant, c’est ce qu’il faut dans ces endroits chaotiques. Et là, tu y pars dans le chaos, te racontes pas d’histoire, n’essaie pas de te rassurer. Même si
t’as pas trop besoin de te rassurer, toi, tu flaires le danger, tu l’aimes, tu y vas, tu t’ennuierais à présenter un journal, à tendre un micro à la sortie d’un conseil des ministres.
Il y a danger et danger. Là, il va falloir avancer délicatement, ce n’est plus le Congo débraillé, aux grands rires et aux grandes gueules, là-bas c’est un terrain meuble, de sable, de combines, de réseaux, de factions, de trafics,
De double et triple jeu. Un terrain où passent pas mal d’armes, de criminels, et beaucoup d’argent ces derniers temps. Comme un ring de boxe démultiplié, au début du combat, aucun boxeur ne doit frapper en dessous de la ceinture, après, et même pas avant la fin du premier round, çà part dans tous les sens, ce
n’est plus du noble art, c’est du MMA, Mali Maxi Affrontement, sauvage, sans règles.
Mais tu as tes contacts, et une confiance inébranlable en ta bonne étoile. Demain, Roissy, départ 10 h pour Bamako, que crains-tu ? Rien.
Tu l’as annoncé à ta mère, dix jours, c’est rien ! Tu as un peu menti, ce sera plutôt deux bonnes semaines. Tu l’aimes, elle, il y a un truc gravé entre vous, un tatouage à vie, si fort. Elle t’a donné, ah, çà elle t’a donné. Elle te donne toujours.
Le mécanicien
Pas de problèmes, des conneries que le carbu s’est bouché, que le moteur s’est étouffé, a calé. Je sais ce que je vois, je sais ce que je sens dans le moteur d’une caisse. Et là, pas de problèmes.
Regardez, regardez. Fluide, le carbu, nickel, çà passe. Comme un petit nouveau. Et les gicleurs giclent. Un peu rouillés, mais ils giclent. Le circuit électrique, pareil, impec. La bobine, pas grillée. La batterie a de l’eau, ses cosses sont bouffées de salpêtre, mais elles sont en contact, métal contre métal. Il ronronnerait presque, ce moulin, s’il ne s’était pas passé du si grave, dans le coin.
Je vais leur faire mon rapport, à tous. Pas de panne, cherchez une autre raison à l’arrêt de l’engin. Et n’inventez pas un pneu crevé, tant que vous y êtes ! Marrants, les hommes, quand leur mécanique déconne, c’est la faute aux engins !
Le ministre
Evidemment que je leur ai dit qu’ils s’étaient fait piéger. Quand vous recevez des familles éplorées, vous dites la vérité, tout au moins un semblant de vérité. Un début, une esquisse.
Vous leur devez cela, une part de chagrin partagée. Ils attendent çà. Ils ont été piégés, leurs êtres chers ne peuvent être morts par inadvertance, par accident, par malchance. Dans ce coin de désert piégeux, ils l’ont été. Par quoi, par qui, impossible de leur dire. Il y a des raisons d’Etat, des secrets d’Etat comme dans les familles. Mais l’Etat ne lave jamais son linge sale en public. A tout le moins, il évite le grand déballage au maximum. Le secret Défense est
né tout seul, pas besoin de l’inventer. Il est né de la raison, de la nécessité, de notre faiblesse. Vous connaissez un Etat toujours fort, vous ? Pas moi. Même Rome a fini par tomber, un jour. Alors, nous, dans cet écheveau sahélien, si complexe, si dur aux autres, à eux-mêmes !
J’ai dit un peu, et puis, après, j’ai dit que je n’avais pas dit. C’est notre boulot que de mentir quand il le faut…
Le djihadiste
Ca, de l’argent, y en a. Plein. Des paquets d’euros. Des dunes de billets. De jolies barkhanes, feuilletées comme il faut. Mais il faut le faire venir cet argent, et ce n’est pas si simple.
Les blancs, c’est curieux, soignent leur réputation. Ils paient, très cher, la libération de leurs otages. Là, ils ont mis un sacré, sacré paquet, ils voulaient donner moins au départ, mais le chef a demandé toujours plus.
Pour eux, la vie ce n’est pas juste le sang qui bat à ton cou et qui s’arrête de battre. La vie, c’est tout ce qu’ils mettent autour du sang. La presse, la réputation, les familles, le gouvernement, l’opinion publique. Ce n’est pas juste quatre coeurs qui s’arrêtent de battre,
sans cri, et même sans souffrance. Ce n’est pas juste quatre coqs égorgés. Et çà le chef le savait quand le blanc venait négocier leur libération avec sa chemise sale, sa barbe dans tous les sens, son air de regarder partout. Lui, celui de la chemise sale, c’était le premier à venir parler au chef.
Il y en eu un autre après. Qui disait, le gars à la chemise sale, c’est pas le bon. Pas fiable. Fia- ble, ils aiment ce mot. Alors ça c’est compliqué, franchement compliqué. Le chef a eu l’impression qu’on voulait le rouler dans le sable, et, manger du sable, personne n’aime. Mais il avait le temps, le chef. Alors, il a attendu. Et les blancs aux deux visages, aussi…. Nous, la patience, on nait les pieds dedans. On la tête
dans le lait de nos mères, de nos dromadaires. Elle est tout, pour nous.
Sans elle, tu grilles au soleil comme le cabri qui ne veut pas rester dans la grotte, qui s’entête à s’entêter. Le chef a joué la patience. La vraie, la bonne, celle qui paye. En tout cas, c’est ce qu’il a crû. Parce que, quand même, qui a roulé qui, à la fin ?
Redchef
Ils sont partis ?
Ce matin.
C’est une bonne idée ? C’est chaud, quand même.
Les deux reporters
Les Français ne veulent pas nous amener à Kidal.
Pourquoi ?
Ils disent trop dangereux, qu’ils ne veulent pas
prendre la responsabilité. Surtout, ils nous veulent pas dans la zone.
C’est pas ce qu’on fait de plus calme, Kidal, mais on s’en fout, on essaye l’ONU ?
Je vais appeler le commandant Dongo, je l’ai connu quand il était dans la Monic (1). Ils ont du monde là-bas, s’il y a un vol demain, il nous trouvera deux places, même mal assis.
(1) Surnom donné par les Congolais à la Monuc, la mission de l’ONU en République démocratique du Congo
Le négociateur
Les missions merdiques, c’est pour toi, Roger. Bingo ! Mais c’est toi qui proposes, te plains pas. C’est à dire qu’au bout de la piste, il y a du blé, un bon paquet de talbin. Et tu sais faire, avec les Sahéliens : Parler un peu, proposer un peu, attendre beaucoup, revenir, proposer davantage, attendre encore, revenir, proposer encore plus…
Dire aux autres, à Paris, que les enchères montent, qu’on peut attendre, mais pas indéfiniment, puis attendre qu’ils se décident, leur expliquer le chef de la katiba, ses enjeux, ses appétits, ses forces, ses faiblesses, sa marge de manœuvre. Ses hommes qui l’entourent, qui
le suivent, le surveillent, qui ont faim aussi, qui savent que si un blanc vient les voir, c’est pas pour lâcher quelques misérables CFA. C’est qu’il sent l’argent, ce blanc, oui, toi, Roger, tu sens la thune, la belle thune. Plus ça monte, plus tu toucheras. Peut-être, peut-être pas. Ya des serpents partout. Tu es missionné pour un montant maxi, si ça traîne trop, si ça coûte trop, ils t’enverront bouler, ceux de Paris, ils te doubleront. C’est pas des enfants de chœur, aucun ange dans l’histoire. Les cyniques parlent aux crapules. C’est ça les négos de vies humaines, quatre vies. Il faut beaucoup de lucidité, et de noirceur d’âme. Tu connais, t’as un peu des deux, Roger….
Le gecko
Il s’affaire beaucoup, le mécano. A tourner autour de cette machine, à râler, à passer en dessous, à ouvrir et fermer le capot du moteur.
Au début, il y a eu des soldats qui tournaient à droite, à gauche, juste avant, j’avais été réveillé par des tirs, quelques balles lâchées. Réveillé, parce que, dans la journée, je reste ensablé, terré, trop chaud dehors. Je sors avant le soleil du matin pour laper les gouttes de rosée déposées pendant la nuit sur les cailloux. Et je repars à l’ombre, toute la journée, jusqu’au frais du grand soir pour attraper les moucherons, les fourmis, les comestibles parce qu’il y en a, pleines d’acidité, qui brûlent.
Avant les tirs, il m’avait semblé entendre un bourdonnement dans le ciel, il y en a de temps en temps, mais je rêvais peut-être…. De toute façon, c’est pas à moi qu’ils vont demander….
La mère
Ma douce, ma tendre, mon unique, partie de si cruelle façon….
Le secret défense
De très rares m’aiment, tous les autres me haïssent.
Ceux qui m’aiment m’ont inventé, je suis leur serviteur, celui qui ferme les bouches, celui qui clôt la vérité. Né de la raison d’Etat.
Couple incestieux, je couche avec ma sœur, avec ma mère, la raison d’Etat. Qui m’a inventé, imposé ? Je l’ignore. Sûrement quand les homo sapiens ont commencé à se sédentariser, à former des communautés stables, à délimiter leurs domaines, à se battre pour leurs territoires pour les défendre. Les garder. Les conquérir.
Car moi, c’est ça : je garde, je la boucle, je ferme celle des autres. Je suis le muet du harem,
celui qui voit, qui sait, qui se tait. Pas besoin de me couper la langue, je n’en ai pas. Mais j’ai un corps, fait de feuilles et de feuilles, de notes et de dossiers. Je vis dans la poussière. Je couche dans la poussière des classeurs, des cartons, des archives. Dans les ordinateurs aux codes multiples. Ah, on ne me pirate pas comme çà ! Peu me connaissent, et très, très peu me pénètrent. Raison d’Etat ma mère, ma soeur me protège. Je le sais. Et qu’importe les faibles, les victimes, les justes. Secret défense sert raison d’Etat, et la boucle, quelque soient les turpitudes à cacher, les plus infâmantes, les plus déshonorantes.
Je ne cultive pas l’honneur, le droit, la justice, la compassion. Je ne connais pas ces sentiments. Je suis du côté de l’ombre la plus
profonde, la plus résistante, la plus cruelle. Très, très peu arrivent à me faire lever ! Je couche sur mes dossiers, je les enferme, je les clos à la cire. Je suis un lève-très-très tard, je suis même programmé pour ne jamais me lever. Mes nuits sont les plus profondes…. J’écrase la fragilité des hommes.
Mais je sers, aussi, je défends les pouvoirs, les peuples, même. Ne riez pas, ne sarcasmez pas, je peux, j’ai pu vous sauver, sans que vous le sachiez, en la bouclant, en restant dans l’ombre. Je suis blindé, cuirassé, lourd, épais, très lourd, le plomb n’est rien à côté, on ne me lève pas comme çà. Je suis la créature du mutisme, du néant et de la folie des hommes. Ils se sont mis à trois pour me faire naître. Et, au fil
des pouvoirs, des années, des mandats, j’enfle terriblement.
Vous pouvez me traiter de salopard…. Mais ne venez pas me chercher, vous ne me trouverez pas !
Le juge d’instruction
Pff, pff, cette affaire n’est pas simple. Pas sûr que j’aurais dû la prendre. Mener une telle enquête, c’est rebondir de tous côtés, dans tous les sens. Comme une boule de flipper. Ah, j’ai aimé y jouer, au flipper ! Il faut de l’adresse, de la maitrise, de la curiosité, de la prudence pour scorer et gagner de nouvelles parties. Et le sens du timing. J’aime bien ce mot, timing. Plus vif que tempo. On n’a pas l’équivalent en français : le temps, le moment, l’instant…. Et il faut de la délicatesse, ne pas trop secouer, bourrer la machine, sinon : tilt.
Cette affaire tient du flipper. Pour ne pas tilter, il ne faut pas trop bousculer les témoins. Surtout qu’ils disparaissent vite, les suspects. Si
ça continue, nos militaires vont tous les flinguer avant que je ne tire mes conclusions sur les circonstances de ces assassinats. Ces assassinats, oui. Qui et pourquoi ?
L’armée n’est pas claire, il y a ce laps de temps entre le moment où elle dit être arrivée sur les lieux et l’heure de leur mort. Le timing déconne. Certains à Kidal savaient, avant que la grande muette n’annonce leur mort. Il y a un lièvre à lever, plusieurs. Des lièvres du désert, combien de pattes, de têtes ont-ils ceux -là ?
Si leur assassinat était prémédité, qui avait intérêt à les faire taire, que savaient-ils ? Elle était une bonne journaliste, active, réputée, fouineuse. Si leur enlèvement est simplement crapuleux, dans la foulée des énormes sommes que l’on dit avoir été versées pour la libération
des quatre d’Arlit, que s’est-il passé, pourquoi les ravisseurs les ont tués ces deux susceptibles de leur apporter beaucoup d’argent. ?
Quel est cet avion ou hélicoptère entendu par certains témoins, français, onusien ?
Et pourquoi les ravisseurs ne se seraient-ils pas arrêtés d’eux-mêmes ? Et pour quelle raison? Pour les tuer sur commande, tout simplement ? Quand on enlève quelqu’un, juste pour l’enlever, on fuit au plus vite, au plus loin.
On tourne, on tourne en rond, il y a un moment où il ne faut plus tourner en rond, parce que les ronds deviennent des carrés, les carrés des losanges, et finalement, on n’en sait rien… . Disons que c’est quand même ce véhicule qui tombe en panne qui précipite leur mort, les
ravisseurs paniquent et s’échappent, mais pourquoi les tuer et pas juste s’enfuir ?
Le chef de la katiba
Les crétins, les crétins, tuer ces deux blancs ! Comme si on en trouvait beaucoup de blancs disponibles dans les parages en ce moment. Ils sont tous partis, aucun ne revient ! A part les militaires français, mais ceux -là, pour les enlever….
Même pas de petite ONG, de religieux, de solitaires égarés, rien.
Alors, on en a deux qui déboulent, sans prévenir, on les repère, ils ne se cachent pas, ils sont annoncés, dénoncés, je n’ai jamais compris la différence entre ces mots, mais faciles à attraper, et bing, bang, on les tue ! C’est comme ça que je vais récupérer ce qu’on me doit encore ? Sans aucun échange à faire ?
Le capitaine et le général
Je m’en tiens à ce que m’ont dit mes hommes, mon général, quand ils sont arrivés sur les lieux, il était autour de 14H00. Kevin l’affirme, il a vu l’heure en prenant des photos.
Qui est Kevin ?
Un caporal, ici depuis deux mois. Clair, précis, pas de double langue.
Pourquoi les proches affirment-ils que des
habitants de Kidal
mort bien avant 13H30 ?
étaient au courant de leur
Vous savez, général, ici le temps se tord sous la chaleur, même le métal le plus compact arrive à fondre. Ici, c’est le jeu du : Baba a dit à Akhiou qui a dit à Elwafil qui a dit à Ahag … Le temps part dans tous les sens, les secondes
s’évaporent, les minutes s’envolent, les heures deviennent dingues. Combien de fois, il faut leur faire préciser : de quelle heure tu parles ? l’heure de Paris, l’heure GMT, l’heure du soleil, l’heure du bivouac ?
Vous confirmez, donc.
Ah, non ! Je répète ce que les hommes m’ont dit, je n’étais pas sur place.
Il y a un lézard, donc. Gênant.
Cà dépend de la taille de la bête….
L’avocate des proches
C’est toujours la même chanson dans les affaires d’assassinats lointains. Personne n’était sur place, personne n’a rien vu. On interrogerait les morts, ils n’auraient rien vu ! Ce qui ne serait pas toujours faux.
Que voit-on avant d’être tué, même quand l’assassin se tient devant vous, ? Quel décalage temporel peut-il se jouer ? Qui dit que l’on voit venir, qui sait ? Peut-être que, jusqu’au bout, on ne croit pas à sa mort, que le scénario de cette série ne vous concerne pas. Ou, au contraire, face à l’inéluctable, on comprend en un millième de seconde que c’est fini, que l’on s’en va, cette fois, et que l’on adresse une ultime
pensée au grand amour, à celui de tous temps et de tous lieux ?
Là, on a un bloc de ciment devant nous : le secret défense, l’impossibilité de se rendre sur place pour des raisons de sécurité, la mort de plusieurs présumés assassins, abattus dans le jeu de quilles que Barkhane a entamé au Sahel, une partie loin d’être gagnée.
Nous le savons toutes et tous : plus on s’éloigne de la date des faits, plus c’est compliqué : les acteurs disparaissent peu à peu, les mémoires vacillent, s’achètent, les pressions s’accentuent, les couleurs se fanent. Les cold cases sont rares, très rares, c’est pour cela qu’ils sont médiatisés.
Cette affaire est complexe, il faut établir les vraies raisons de l’enlèvement, les circonstances des assassinats.
On voulait peut-être les faire taire, sans les tuer. Les effrayer. On pouvait aussi être fortement intéressé par leur valeur monétaire, un blanc, là- bas, rapporte beaucoup, beaucoup.
L’armée a voulu les sauver, elle a pu précipiter leur perte, c’est déjà arrivé, au Niger, par exemple, il y a quelques années. Et depuis, elle pourrait maquiller, elle se tait, la grande muette raconte rarement ses ratages quand le sang coule. Et comme ils ne lèvent pas le secret défense, leur sacrée défense. Dans tous les cas, l’armée savait qu’ils étaient là, la DGSE n’a pas les deux bras cassés…
Le président
On me dit que j’ai parlé avec légèreté ! Mais il faut être léger, dans la vie ! Il y a assez de lourdeurs, de trous noirs, d’inattendu. Rester léger, à l’affut de l’insoupçonné, de l’inespéré.
Qui aurait dit que je serai arrivé là où je suis arrivé ? Personne ! A part l’inattendu qui flottait dans l’air léger, tout léger.
Il avait un boulevard devant lui, une avenue, la plus longue et large du monde, le boss du FMI ! La gauche techno, l’économiste qui rassure les marchés. Ah, c’est sûr, avec lui les capitalistes n’étaient pas inquiets. Du rose saumon, pâle, si pâle, la gauche carpaccio, si fine, si facile à digérer…
Mais voilà, il s’est fait coincer, piéger par sa bite. Ah, celle-là, il faut s’en méfier. L’anecdotique n’est jamais loin du très grave en matière sexuelle. Un petit service demandé, exigé, qui sait, à une femme de service d’un grand hôtel ça vous plante vite un homme promis à un grand destin ! Alors, restons léger face à l’adversité.
Parce que moi, je l’ai pas vu venir, le petit Brutus, que j’avais fait conseiller, ah, comme il m’a doublé, comme il m’a planté dans le dos, et profond, si profond, alors restons léger…
Ce que je pense avoir dit à des journalistes, c’est qu’il y a eu une écoute intéressante d’une conversation entre un chef des enturbanés et un ministre malien, qui regrettait la perte d’une marchandise de valeur. Mais une conversation
ne révèle pas tout, ne veut pas dire que ce ministre est impliqué dans les enlèvements, encore moins dans les assassinats. Oui, j’ai aussi parlé d’un hélicoptère entendu à l’heure de leur mort. Et il n’y a pas 36 armées dans le coin. Mais quand l’ex de la DGSE me lâche, j’aurais l’air malin, moi, de continuer à affirmer…
Ce Mali se finit mal pour moi. Pourtant, au début, quand je lance Serval, toutes les Maliennes enceintes voulaient appeler leur enfant de mon prénom. Ah, j’en ai des gosses au Sahel, moi !
Redchef (2)
J’avais dit que c’était chaud…
Tu t’es opposé ? Non.
Il n’y avait pas d’obligation.
Aucune. Mais une équipe qui voulait y aller….
Le ministre et le directeur de la société téléphonique
Il ne faut pas leur donner les fadettes, à ces toubabs. Aucune.
Ils insistent…
Cà va tout compliquer. On a des négociations en cours avec Ag, il n’aimerait pas se retrouver sous les projecteurs de tous les bavards téléradios.
Je leur en donne quelques-unes, pour les calmer ?
Aucune, aucune.
Vous me mettez mal, en porte à faux.
Oui, mais vous restez au Mali, vous ne repartez pas au Maroc, vous gardez votre licence d’exploitation dans un marché en hausse, sa Majesté appréciera votre attitude, j’en suis sûr, et vous gardera sa confiance….
L’ami
On ne m’enlèvera pas de l’esprit qu’elle était dans le collimateur d’une personne, d’un groupe, qu’ils dérangeaient en venant à Kidal à ce moment précis très tendu, après la libération de ceux d’Arlit. Elle était tout à fait du genre à vouloir gratter cette libération, ses conditions, les colossales rançons versées, qui a fait quoi, qui a organisé, qui a touché …. Je l’avais appelé la veille de son départ, elle était comme d’habitude enthousiaste, rassurante, elle ne semblait pas inquiète, mais elle savait très bien dissimuler pour ne pas inquiéter, je le sais.
Très bizarrement, la nuit de mon appel, mon ordinateur est tombé en panne, soudain muet,
soudain aveugle, un trou noir. Et très curieusement, on nous dit maintenant que son ordinateur personnel, resté à Paris, a été fouillé, après son départ.
Evidemment, elle était sur écoute, tous ceux qui tournent dans l’actualité brûlante le sont. Pas tout le temps. Mais ils sont enregistrés, surveillés. Et quand jugé nécessaire, écoutés.
L’Etat protège ses intérêts, et les journalistes curieux dans des zones tendues ne sont pas bienvenus, redoutés même, sauf s’ils servent la politique de Paris. Elle, ce n’était pas le genre de servir. De l’ouvrir, oui. Cà lui a valu des années amères de purgatoire dans sa radio, après son éviction du Congo-Kinshasa. Des années blanches, en butte à sa direction qui ne
l’envoyait plus sur le terrain, mais elle a su petit à petit rebondir.
Serval, la première année, en 2013, il lui fallait beaucoup d’écho médiatique. Et comme sa radio arrose en long et en large le monde entier, et particulièrement le continent, en toutes langues même en swahili, comme elle est LA radio de l’Afrique…
C’est la contradiction de la France, qui finance cette radio : s’en servir pour rester présente dans la compétition mondiale avec les Anglo-saxons au risque qu’elle vous desserve, parfois.
Je ne crois pas à l’enlèvement crapuleux qui tourne mal, je crois qu’ils ont été donnés, trahis, livrés. Peut-être pas pour être éliminés, mais pour être neutralisés, oui, empêchés de
poursuivre. II suffit d’un cynique, d’un pourri, à la bonne place, qui active ses réseaux au bon moment.
Le Onmelafaitpas des réseaux sociaux
Allez, la France, faite pas semblant ! Ils les ont liquidés parce qu’ils gênaient, ils en savaient trop. Ils allaient révéler que Paris alimente les djihadistes, les paie et les entraine. On le sait, nous, à Bamako. Paris est derrière tout. Ils paient les Touaregs, les Arabes, les trafiquants. Pour continuer à nous occuper, à nous sucer. A poursuivre leur business avec les corrompus au pouvoir. Toujours à nous dynamiter la vie.
Les deux, là, ils les ont liquidés, voilà, on le sait, on nous cache, mais on le sait. Et c’est pas leurs télés 24 et Béfmeu qui vont le dire. Tous
ces journalistes travaillent pour les pouvoirs ! T’as vu leurs costards ? Ils sortent de chez Tati, peut-être ?
Le fuyard
Ah, ils vont pas m’avoir comme çà. Pas question de payer pour tout le monde !
Oui, c’est ma voiture, mais je l’ai pas louée pour qu’ils soient tués. J’ai fourni un moyen de transport, je suis un loueur. Qui peut prouver le contraire ? Que je savais qu’elle allait servir à les enlever ? Et qu’ils allaient y rester ces deux ? Personne. Tu vends une arme, ce n’est pas toi qui tires avec. Alors, un 4/4… Et ils me l’ont niquée, en plus! Les Français ont cassé la direction, ils la gardent. Je me plains, moi ? Même pas. Ca va chercher quand même dans les 20 millions, un 4/4, même s’il a déjà bien vécu.
Et ils veulent me choper, en plus, manquerait plus qu’ils passent la frontière …
Les trois téléphones
Ils veulent nous faire parler ! Bonne chance ! Ils ont raflé nos cartes SIM. On n’est plus rien sans, du plastique, du coltan, c’est tout. Inertes, sans vie. Pourtant, on en a entendu des mots, des phrases, des conseils, des menaces, des plans, des pleurs, des mots d’amour et de mort… Des cris.
Ils nous ont arraché le cœur…Qu’ils se débrouillent avec les fadettes !
La journaliste
Ca sent bon là, fillette, tu vas savoir, tu vas arriver à quelque chose, ah, ils voulaient pas parler depuis Paris, peur d’être écoutés, mais là, sur place, ils vont raconter, tu vas en savoir un peu plus, parce que vraiment, vraiment, vraiment, tout çà n’est pas clair….
Le tireur
J’ai tiré, oui, j’ai tiré, j’ai tué. On allait pas les laisser nous raconter, nous décrire dans tous les sens. Alors, ils étaient tant, ils s’appelaient comme ci, comme ca, ils avaient tel âge, ils parlaient le tamasheq, et ainsi de suite….
Moi, on m’avait dit : on embarque ces deux, c‘est tout. On les avait bien repérés, pas difficile, deux blancs dans Kidal, tu mets pas longtemps à les trouver et les suivre. Les enlever, pas compliqué. On avait été prévenus, on a attendu qu’ils sortent de chez le chef, voilà.
Elle était nerveuse, lui gardait son calme, on les a ligotés à l’arrière, on est parti. Voilà. Je savais pas où on allait, on m’avait dit loin, qu’on roulerait jusqu’au soir. J’ai bien vu qu’on partait
vers le nord, vers l’Algérie, le soleil nous tapait le dos, voilà, c’était pas compliqué, et on devait quand même bien toucher. Je savais ce que je ferais avec tous ces francs CFA : des chèvres, un beau troupeau, et rafistoler la maison. Simple : tu enlèves la marchandise, tu transportes, tu livres, tu touches….
Mais voilà, c’était écrit que ça allait déconner très vite, et que j’allais devoir tirer. Alors, j’ai tiré ! C’était leur jour…
La fille
Pourquoi les pères s’en vont à l’aventure et au danger ? Pourquoi se prennent-ils pour des voiliers ? Ils disent, j’aime ça. Mais on les aime, nous. On veut les garder. Intacts. Le plus longtemps possible.
Chef de la DGSE
Ca a beugué pour eux. Et bien beugué. Le climat n’était pas bon du tout. Les négociations d’Arlit ont duré longtemps, très, trop, beaucoup trop longtemps. Le temps de laisser trop de gourmandises se développer, chez tous.
Vous commencez à discuter, et les montants les plus fantaisistes s’affolent. Et vous perdez du temps, trop, et vous ne savez plus qui fait quoi, qui détient qui, à qui donner. Nous, on en réfère au château. Et là, l’Elysée a bloqué à un moment. Pourtant on était prêts, tout près de conclure. Ils étaient mûrs, nos amis.
Après, on nous balance un nouveau dans les pattes. Un monsieur du Quai. Qu’est-ce qu’il
connaissait du terrain ? Il vient sur le nôtre. C’est pas leur boulot aux diplos, ils savent pas.
Et ils ont foiré. Parce qu’à un moment, cette histoire a bien foiré. Les quatre ont été libérés, d’accord, mais trois ans après. Et le mégafric donné aux enfoirés n’a pas été distribué à tous. Il y a eu des oublis, des manques, de grosses frustrations. Quand tu t’es endormi pendant des mois en te disant que ta vie va changer grâce au loto des otages, et que, ben oui, on t’a oublié au tirage, tu grimaces sec… Je vois que çà.
Elle, elle dérangeait, elle cherchait, elle fouinait, mais on avait des parades. Elle voulait connaitre le montant, raconter les négos, remonter toute l’histoire, trouver les intermédiaires, elle voulait son scoop. On l’a serrée de près, un moment. Certains disent
qu’on a fouillé son ordi… Peut-être. Ce qui est sûr, c’est qu’on a demandé à l’armée de ne pas les transporter à Kidal, qu’ils n’embrouillent pas davantage. Mais les nouilles de l’ONU n’ont pas écouté, ils les ont amenés aux portes de leur mort.
On avait peut-être encore le temps de satisfaire les insatisfaits. Peut- être. Pas sûr. Parce qu’une fois les quatre libérés, débrouillez-vous les enfoirés, réglez vos comptes messieurs les très gourmands. Parce qu’il y en a qui se sont goinfrés, forcément. Je parle pas des Algériens, eux, on connait pas, je vous dit qu’on connait pas. Vous me croyez ? Oui, non, c’est pareil pour moi. Je suis pas payé pour être cru. Je suis payé pour être efficace, et servir. Là, on a joué notre partition, si la
musique déraille quand le chef d’orchestre a déjà posé sa baguette, ne lui en voulez pas….
L’engin
Je suis un bruit, un bourdonnement, un gros. On m’entend avant de me voir. Quand on me voit. J’avance en rase-dunes, je surgis en quelques secondes, et je pars aussi vite.
Je peux rester longtemps au-dessus de ma proie. Sans bouger. Une ombre mortelle.
Je coupe les chemins, les routes, les destins. Je tire, je largue, me pose, décolle, me repose, redécolle. Au-dessus de la terre, de l’eau, de toutes les eaux. On me donne des noms d’animaux : tigre, puma, gazelle. Je peux dévorer, aussi bien virevolter, piquer, et repiquer.
Je fais du bruit, beaucoup de bruit, ma force et ma faiblesse… On ne peut pas inventer ma présence, mais on peut se tromper sur la distance entre mon moteur et l’oreille.
L’amie
C’est dans le silence de la province que je t’entends le mieux, amie. A l’ombre d’une cathédrale, d’un parc, d’un arbre. Tu me parles et me racontes ta vie de maintenant, échappée de ce monde, tu viens par vagues successives, par nappes au-dessus des pierres, des lacs et des rivières. Ton âme vole, scintille, se mêle aux brouillards, zigzague sous les grains de pluie. Tu as échappé au monde de chair, et de sang, en perdant le tien. C’est ce que je me dis, que j’aime me dire.
Pourquoi, à la nuit, les êtres chéris, morts à notre monde, reviennent nous voir, nous parler, nous chuchoter ? Tu es là, présente de ta voix
claire et justement posée, bien articulée, une belle voix de radio pour une belle personne.
Si, un jour, je n’entends plus ta voix rouler dans mon sommeil, dans mes siestes et mes balades, je pourrais toujours écouter tes enregistrements, tes interventions, tes questions aiguisées, mais, pour l’instant, tu es heureusement toujours là, de ta voix de fumeuse (sans l’éraillement du tabac), de ta voix qui rebondit au-dessus des savanes et des déserts, des bidonvilles et des palais, qui vient couler dans nos lentes rivières, nos cours d’eau endormis, nos provinces assoupies…
Paix, paix, mon coeur, j’écoute l’amie partie trop vite, si loin, si près…. Nous nous faisons un monde, et nous le refaisons, et c’est bien. On ne
peut pas rester dans les béantes blessures, dans la nuit du deuil à jamais.
Jean *
Finalement, un jour on se découvre vulnérable. Et c’est trop tard.
Longtemps, on a traversé la vie des autres, la mort des autres, longtemps on a failli, parfois, trébucher, avant de repartir. Et puis, un jour, la vie décide de nous faire basculer, la vie décide de nous arrêter, de nous effacer, ou bien c’est la mort qui, à force de la côtoyer, a pris trop de place en nous, trop d’ampleur, elle nous a envahi, elle nous a même peut-être envoyé des avertissements qu’on n’a pas écoutés, même pas entendus.
J’en ai entendu pourtant des avertissements, j’en ai vécu, des presque, des t’étais pas loin, fais gaffe, des je m’en suis sorti, je m’en suis tiré, des
non, non, je suis pas journaliste, je suis professeur, mais, là, il y a un moment où toute la plage se fait nue, les vagues se taisent, n’avancent plus, on est juste sur du sable, en plein soleil, et, là, là, on est pris, sans recul, sans rien.
Pourquoi, cette fois, je n’ai pas écouté l’avertissement de ce policier ivoirien ? Il faut partir ! C’est l’ordre !. Parce que, des dizaines de fois, je n’ai pas écouté, je n’ai pas obéi et que tout a bien roulé. Si, quelque fois, j’ai écouté, et j’ai bien fait, j’ai compris que, là, il fallait que je décroche, mais ce soir-là, il me semblait que je n’étais pas vulnérable, que j’étais à l’abri, le policier gesticulait, agitait son fusil, s’énervait, mais pourquoi je n’ai pas entendu l’appel de la vie, pourquoi je me suis entêté dans mon
objectif professionnel, attendre les opposants, la fin de leur réunion pour savoir ce qu’ils avaient décidé ? Ma vie valait beaucoup plus que leur déclaration politique, mais là, non j’ai pas écouté, pourquoi je me suis entêté ?
On s’entête, et on se fait prendre. Alors, ils se sont fait prendre à Kidal, comme çà. On a un projet de vie, un projet professionnel qu’on a lancé, c’est ce qui nous impulse, nous fait parler de la vie des autres, de leur mort, de leurs souffrances, de leurs espoirs, c’est pour ça qu’on est reporter, qu’on trace , pour ça qu’on se brûle, qu’on a faim, soif, peur, qu’on ressent de la joie, du plaisir, de l’excitation, qu’on fait de dingues rencontres, phénoménales, superbes, en pleine découverte du vaste monde, mais, là,
çà a basculé pour eux aussi, dans ce désert. Quels ont été les signes avant-coureurs, qu’est- ce qu’ils n’ont pas écouté, entendu, tout simplement ? Avant de pouvoir écouter il faut entendre, juste entendre. Pourquoi la pulsion de vie a-t-elle voulu se retirer d’eux, de moi ? C’était le moment, leur moment, disent certains. Et ils ajoutent, repose en paix, RIP, mais on s’en fout de çà, rest in peace ! C’est en vie qu’on aurait préféré rester…..
• Jean Hélène, journaliste de RFI, grand arpenteur de l’Afrique, a été abattu d’une balle dans la tête le 20 octobre 2003 au soir dans Abidjan par un policier qui lui demandait de cesser d’attendre la sortie d’une réunion de l’opposition. A une période de grande tension où le fait d’être
journaliste étranger était très dangereux. Basé à Abidjan, il avait été auparavant correspondant à Libreville et à Nairobi où je l’avais connu dans les années 1990.
Le chef de quartier
Ah, j’ai prévenu les Français tout de suite, dès que je l’ai su j’ai appelé le commandant Christophe. Et je l’ai appris quelques secondes après leur sortie de chez moi. A ma porte ! Ils sont venus les attraper à ma porte ! Qui ? Alors, là, personne n’a rien vu ! Le gardien et la laveuse de linge, juste à côté. Ils ont entendu une voix forte, des portières, un moteur subitement enragé. Voilà. Et même s’ils les avaient connus, reconnus, donc, ils ne le diraient pas. Quand tu es à Kidal, tu es à Kidal, tu restes à Kidal. Tu y vis le mieux possible, le plus longtemps possible, tu vas pas commencer à raconter. Ces deux blancs, le gardien, la lavandière, ils s’en foutent de leur sort, ça
compte quoi pour eux ? Les blancs, ils vont et viennent, un jour, une semaine, un mois, un an, bonjour comment ça va la vie ici? Et ils repartent chez eux. Mais celui qui a vu et qui a dit, il reste, il reste.
J’aurais peut-être dû refuser de les recevoir, ils n’auraient pas été enlevés devant chez moi. Je serai plus tranquille. Plus de questions. Mais enlevés, ils l’auraient été ailleurs dans Kidal. Quand ça sent pas bon, ça sent pas bon.
Ce que je comprend quand même pas, c’est pourquoi ils les ont tués ces blancs, ça vaut cher, des blancs, trop, trop, trop cher pour les abattre comme des cabris. A moins que l’idée, c’était çà, les tuer….
Le commandant
On a merdé ! je vais pas me raconter le contraire, on a foiré. Trop de précipitation. Quand on est forces spéciales, on va au contact, on y va au carton, mais le tempo, le tempo, nom de Dieu ! Et on est partis comme des bleus, et dans la mauvaise direction ! A la traîne du mauvais pick-up ! Et on est revenus, bredouilles, et quand on dit qu’on avait un hélico, j’aurais bien aimé, ça aide à s’orienter un hélico, et on a passé le bébé au DLA * quand on les a croisés. Pas fiers, partis les premiers, oui, mais pour tourner en rond….
• Détachement de liaison et d’appui de l’armée française
La journaliste
Fleurougeaimejet’mamansalivepeurpasmalch aleurpourquoisalivemenfuirtroptardattendezfl eurougetroptarddéjàdéjà….
Je vous aime, je vous aime tant. Je sais que vous pensez à moi, que vous voulez savoir comment j’ai traversé le fleuve… Sans mal, sans douleur…
L’étoile du berger et le gecko
Oh haut, oh haute l’étoile ! Oh bas, oh bas le gecko !
(Une nouvelle nuit commence …)
Et, en dernier salut, le texte publié sur le site « making of » de l’Agence France presse au lendemain des assassinats .
Ghislaine Dupont, l’une des grandes voix de RFI, au Congo
De Jean-Pierre Campagne
Je me souviens de notre virée nocturne dans la savane congolaise de Lubumbashi, à la recherche d’un restaurant encore ouvert.
Quand le patron grec avait appris que c’était « Ghislaine Dupont de RFI » il avait vite rallumé ses fourneaux pour nous préparer des poulets frites, arrosés de Primus, un peu trop tiède quand même, la bière locale. Honoré de la présence d’une telle convive, heureux d’avoir à sa table l’une des voix de RFI parmi les plus connues sur le continent
Nous étions repartis de chez le Grec bien joyeux, toute une bande, à nous entasser dans le seul taxi qui avait bien voulu nous attendre…
Nous étions en avril 1997, la rébellion de Laurent Désiré Kabila venait de s’emparer de la katangaise Lubumbashi, deuxième ville du Zaïre, son coffre-fort minier.
J’étais arrivé avant les autres journalistes, depuis Kinshasa. Et j’avais aimé scooper la prise de la ville, après trois semaines de siège. C’était le temps des longs reportages, nous avions le temps, l’argent aussi, pour décrire les convulsions du monde, depuis nos ordinateurs portables et nos premiers téléphones satellitaires, lourds, encombrants certes, mais ô
combien précieux dans ce vaste pays, ce ventre de l’Afrique, sans aucune ligne téléphonique. Les colonisateurs belges n’avaient pas pris le temps de penser au téléphone, mais ils avaient ouvert pas mal de routes et de voies ferrées pour acheminer les richesses volées du Congo.
Son esprit aussi pointu que son accent parisien
Ghislaine et une volée de spéciaux, bloqués longtemps à Goma, dans l’est, avaient enfin pu rejoindre Lubumbashi et, comme à chaque couverture de guerre, nous nous retrouvions tous au même hôtel. Là-bas c’était le Karavia.
Au matin, dans l’effervescence des serveurs débordés par le flux grandissant de clients (reporters,
commandants rebelles, riches expatriés rentrés rapidement pour se joindre à la chute de Mobutu, et prendre les postes) Ghislaine la joyeuse était plutôt d’humeur fermée, entre premiers cafés et cigarettes.
Après, elle retrouvait son esprit aussi pointu que son accent parisien, aussi structuré que sa diction limpide.
Nous faisions équipe, comme parfois, souvent, entre «la » FP et « la » RFI comme disaient les Malgaches quand j’y étais pendant la révolution début 1990 avec Jean Hélène de RFI, assassiné par un policier il y a 10 ans à Abidjan dans un sale climat qui visait « le » journaliste.
Et maintenant Ghislaine et Claude.
Il y eut aussi Johanna Sutton, tuée dans le conflit afghan, la nouvelle nous était parvenue à la frontière
ouzbèke, quand nous attendions de pouvoir traverser le fleuve Amou Daria pour rallier l’Afghanistan.
RFI paie un lourd tribut
RFI paie un lourd tribut à son métier d’informer, ses journalistes sont très exposés car, en Afrique, RFI est LA radio, dans tous les villages, les savanes reculées, les fin fonds de forêts, les bidonvilles des capitales, les palais, les Africains écoutent tous RFI.
Nous sommes aussi exposés, nous, les agenciers, aux balles, aux éclats d’obus, aux machettes, et, de plus en plus, aux enlèvements et aux froids assassinats comme ce sombre 2 novembre dans la lumière de midi, à Kidal.
Mais RFI a un effet immédiat, instantané, les camps, les combattants les assimilent parfois à l’autre camp, les ressentent comme les porte-voix des personnes qu’ils interviewent. Et les crapules n’aiment pas entendre leurs crimes dénoncés sur la radio.
Jean Hélène avait ainsi, au Burundi, échappé à la mort: des miliciens à machette cherchaient Jean Hélène pour lui faire la peau, il avait montré son passeport portant son vrai nom Christian Baldensperger, et avait pu passer le barrage sain et sauf.
Ghislaine, esprit vif, était parfois moqueuse, ainsi elle trouvait que l’antique 404 de Monsieur Ali, mon chauffeur, n’allait pas assez vite, le jour où Kabila avait fait son entrée triomphale dans Lubumbashi. Il faut
dire qu’à 70 km à l’heure, vitres et portières tremblaient très fort, et 90 à l’heure paraissait inaccessible….
Tous les matins, nous demandions à la rébellion, qui marchait vers Kikwitt, sur la route de Kinshasa, de nous emmener avec elle, tout au moins de nous autoriser à la suivre. Tous les matins nous essuyions le même refus. Trop dangereux, disait le « colonel ». En fait nous le saurons vite, cette rébellion anti Mobutu était formée de Rwandais, d’Ougandais, d’Angolais, aidés par des « conseillers » américains. On ne montre pas çà aux journalistes quand on leur vend une rébellion populaire de faux natifs de l’est du Zaïre.
Trois semaines sont passées, les animaux du zoo, ceux qui n’avaient pas été mangés comme le furent les
crocos, étaient morts de faim, malgré quelques restes de repas apportés par une vieille dame belge à la maison envahie de masques africains. La rébellion poussait son avantage, les trafiquants de diamants venus de Mbuji Maï transitaient par notre hôtel, vite entourés de jeunes élégantes au flair aiguisé, bref la vie redevenait normale, au moins pour un temps. Il nous fallait décrocher, la fatigue commençait à peser
Après un dernier adieu aux patrons et employés d’une petite boutique de souvenirs dans laquelle Ghislaine et moi nous rendions tous les jours car c’était là, au milieu des éléphants en faux ivoire et des pagnes poussiéreux, que nous collections la plupart de nos infos, un réseau spontané, naturel, alimenté par les habitants, les opposants, les rares voyageurs ….
Nous étions entrés dans un pays qui se nommait le Zaïre, nous quittions la République démocratique du Congo, ainsi nouvellement nommée par Kabila. En cachant aux rebelles postés à l’aéroport notre statut de reporter…
Son esprit frondeur avait déplu à Kabila
J’ai revu ensuite Ghislaine, au détour d’un événement africain à Paris, aussi quand elle avait voulu s’essayer au tennis (mais elle fumait trop).
C’est souvent ainsi, entre reporters, nous nous voyons peu à Paris, nous nous retrouvons sur le terrain, sur les terrains de guerre.
Quand je suis venu tenir le bureau AFP de Kinshasa, je l’entendais souvent, sur RFI. La République démocratique du Congo était sa marotte, presque une obsession. Son réseau d’informateurs la nourrissait, à distance, car, après avoir déplu à Mobutu, son esprit frondeur, indépendant avait irrité Kabila père (assassiné) puis le fils (toujours en place), elle était interdite de séjour dans ce pays qu’elle aimait temps.
J’aimais et je n’aimais pas entendre son incisive voix, qui flinguait les turpitudes du pouvoir kinois. J’aimais la voix familière, mais, au petit matin, à l’heure du premier thé dans la chaleur déjà montante de Kin, quand je zappais de Radio Okapi de l’Onu à RFI, je pouvais redouter un scoop de Ghislaine, que je n’aurais pas eu. D’autant que, depuis Paris, il est souvent beaucoup plus facile de téléphoner à Goma
que depuis Kin…. Et une fois ou deux, tes fraiches infos gâchèrent mon petit déjeuner Ghislaine…
Je ne sais pas précisément ce qui s’est passé à Kidal, ce que les deux journalistes de RFI ont payé de leur vie. Car ils ont payé pour autre chose que l’information en étant abattus aussi ignominieusement.
Je pense aux quatre libérations des otages français d’Arlit : y aurait-il eu non respect du deal passé avec les ravisseurs, ce serait donc une vengeance contre la France?
Ou bien les sommes faramineuses (20 millions d’euros) évoquées à longueur d’antenne pour la rançon des quatre d’Arlit ont elles données des idées
à de potentiels ravisseurs à la vue de –rares- blancs dans Kidal, et leur scénario aurait -il mal tourné ?
Ghislaine la courageuse l’a peut-être su avant d’être abattue dans la pleine lumière du désert.
Ce dimanche parisien, j’ai envie de lui proposer, de leur proposer, aux deux de « la » RFI, de partir en dernière virée nocturne dans la savane congolaise pour un poulet/frites/bière chez le Grec de Lubumbashi… Respect la go, belle et limpide route à toi… Qui sait ?
Et, à paraître en 2022, l’album graphique mis en images par le dessinateur centrafricain Didier Kassai.
Salut à vous, Ghislaine, Claude et Jean H.
Et grand merci aux précieux amis de mon « comité de lecture », ‘acou, Mi et Paulo.
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