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Livre. « Le mystère Lindbergh » de Benoît Heimermann.

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Lire Premier chapitre.
« Le mystère Lindbergh. Un aviateur dans la tourmente ».
De Charles Lindbergh (1902-1974), on connaît l’exploit aérien, les 33 heures d’audace qui lui ont permis de relier New York et Paris, en 1927, aux commandes d’un engin improbable. Son accueil grandiose, sa notoriété instantanée, la reconnaissance planétaire.
Sa redescente sur terre sera plus périlleuse, de l’assassinat de son fils à ses choix politiques hasardeux, ses partis-pris indéfendables et même, par-delà sa mort, ses innombrables femmes illégitimes et enfants adultérins.
Le mystère réside dans cette bascule, ce revirement qui s’opéra en France, sur les côtes du Trégor breton, où le vainqueur de l’Atlantique posséda un temps une île et où il fréquenta assidument Alexis Carrel certes chirurgien d’exception mais aussi promoteur convaincu des théories eugénistes.
Au terme d’une enquête au long cours menée à partir de cette rencontre improbable – de ses conséquences funestes et de ses regrets éventuels –, Benoît Heimermann s’est évertué à comprendre les raisons de cet étonnant changement de cap et ce qui, d’une manière plus générale, commande l’aiguillage…

Lire le premier chapitre

LA RENCONTRE

L’utilisation d’un avion privé ne garantit pas
un voyage sans risque, mais ajoute l’autonomie
à l’agrément. En ce début de mois de juillet 1937,
entre l’Angleterre et la France, le ciel est rassurant,
à peine quelques nuages épars et un vent
docile occupé à les disperser pour de bon. Le
vol envisagé ne dépasse pas les cinquante milles
nautiques pour un vol effectif d’une soixantaine
de minutes au pire. Par prudence, le trajet – de la
banlieue londonienne à la côte bretonne – a été
divisé en trois tronçons avec une première escale
à Lympne, près de Folkestone, et une seconde à
Saint-Inglevert dans la périphérie de Calais.
L’engin réquisitionné est flambant neuf,
tout juste sorti des ateliers Phillips & Powis
eux-mêmes inaugurés il y a peu à Reading sur
les bords de la Tamise. Un petit bijou haut sur
pattes à l’avant, ramassé sur l’arrière, tendu

comme un animal prêt à bondir. Huit mètres
et sept tonnes de technologie avancée, capables,
au mieux de leurs performances, de flirter avec
les deux cents kilomètres-heure. Sous sa robe
noire ourlée de rouge, le Miles M.12 Mohawk
dissimule des arguments de choix, préfiguration
de ce que sera l’aviation de demain. Entre autres,
un moteur doté de six cylindres en ligne dont la
Royal Air Force tirera avantage jusqu’au mitan
de la Seconde Guerre mondiale.
Le pilote en partance revendique un pedigree
peu commun. Il est, sans conteste, l’un des
plus doués de l’heure et, d’évidence, le plus
illustre, toutes générations confondues. Dix
ans plus tôt, les 20 et 21 mai 1927, en moins de
trente-quatre heu res, il a, incarnation du génie
souverain, réuni le Nouveau à l’Ancien Monde,
relié New York et Paris sous la bénédiction
conjuguée de l’audace et du progrès. Une performance
majuscule dont il n’est pas sot de penser
qu’elle fut l’une des plus marquantes du siècle
passé, tout autant que la découverte de la théorie
de la relativité, la première greffe du coeur
ou, pour fréquenter des horizons adjacents,
le premier pas de l’homme sur la Lune. Même
imité, même dépassé, même oublié, Charles
Lindbergh est éternel du seul fait de cette première
remarquable.
Le samedi 2 juillet 1937, de très bonne heure,
il est revenu à des occupations plus accessoires.

Aucun challenge ne l’habite, pas même le souci
de répondre à une quelconque urgence. S’il a
prévu de s’envoler vers la Bretagne, c’est juste
pour le plaisir, avec nulle autre idée que de
rendre visite à un ami sur l’île Saint-Gildas.
Anodine, cette terre sauvage échouée à proximité
de Port-Blanc ne se distingue en rien des
accidents de la même pierre qui l’entourent, sauf
que l’ensemble est une merveille, un feu d’artifice
de granit constellé de diabase, une pullulation
de rocs piqués de choux marins, sans cesse
chahutée par le flagellant des vagues, qui jamais,
quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, ne
présente – marée oblige – le même visage.
À peine la Manche traversée et son deuxième
stop consenti, Lindbergh choisit de suivre le
droit fil des côtes picardes puis normandes
comme le lui commande le doigt pointé de sa
boussole. Le Mont-Saint-Michel est une balise
intermédiaire toute désignée. Après, il lui suffira
de mettre le cap plein ouest. S’il maîtrise la
topographie de la zone, il ignore en revanche où
il pourra atterrir sans encombre. Pour se rassurer,
il décide, en priorité, de rallier son objectif,
de le circonscrire et de prendre la mesure de ses
vingt-huit hectares. En se penchant légèrement
hors du cockpit, il détaille une île tourmentée,
ceinte d’une infinité de colliers de galets, dont
le pourtour épouse la forme d’un papillon. Sur
l’aile gauche de celui-ci, Lindbergh avise un

amer repeint de blanc, une maison confite de
pierres brutes, une grange arrangée à la diable
et, en retrait, une chapelle adossée à un bouquet
d’arbres étiques rescapés de tempêtes dont il
imagine sans peine les débordements.
Ce n’est qu’au deuxième passage qu’il aperçoit
en prime une volée de poules, un couple de
chevaux et une personne tête et bras levés vers
le ciel. Dans la région les aérodromes sont rares.
Le plus proche est situé à Morlaix, le mieux
équipé à Dinan. Soixante kilomètres à l’ouest
pour le premier, plus du double à l’est pour
le second. La configuration des nuages, leur
nature, leur course incitent Lindbergh à privilégier
la prudence à la précipitation. Précaution
supplémentaire, il griffonne sur un morceau de
papier le lieu de son atterrissage et son intention
de rejoindre l’île par voie terrestre le soir même.
Un double avertissement qui, lesté d’une pierre,
a tôt fait, lors de son troisième passage, d’atterrir
à proximité de la propriété et de ses résidents.
À Dinan, les préposés en faction sont fiers
d’accueillir le pilote le plus admiré de la planète.
Les formalités de bienvenue s’éternisent,
Lindbergh s’impatiente, trois heures plus tard
il rallie enfin et en automobile Buguélès, le village
fleuri qui jouxte Port-Blanc. Ses espoirs de
poursuivre son périple vers Saint-Gildas sont
minces : déjà la nuit tombe et la marée monte.
Mais décidément le visiteur du soir a tout

prévu : en plus de ses effets personnels, il a joint
à son paquetage le pneumatique de survie de son
avion. Quelques coups de pompe et de pagaies
encore, et l’expédition touche au but.
Le stratagème conjugué du télégramme largué
en dernière extrémité et du canot gonflé
in extremis, Lindbergh y recourra à plusieurs
reprises au cours des mois suivants. Son journal
personnel tout comme celui de Lannion, cheflieu
de la région, en font à chaque fois le compte
rendu détaillé. Sur Saint-Gildas, à l’endroit
précis où un pont trapu relie les deux ailes du
papillon, une colonne de granit d’un mètre cinquante
surmontée d’une pierre disproportionnée
– supposée équivalente à celles qu’il précipitait
de son avion – commémore l’empirique moyen
de communication utilisé par l’aviateur et son
hôte.

Ici est tombé le premier
message aérien du colonel
Charles Lindbergh
Île Saint-Gildas
Le 2 juillet 1937

Les promeneurs de passage marquent un
temps d’arrêt devant ce repère insolite, sacrifient
quelques photos-souvenirs, mais comprennent- ils

le modus operandi de l’exercice ? Savent-ils seulement
qui est ce fameux colonel ? Et pourquoi il
fréquentait les environs ?
Dix ans après la déflagration de son exploit,
Lindbergh n’est pas connu, il est légendaire. En
ces temps d’optimisme échevelé, de bonheur
partagé où, « fille du muscle et de l’épée »,
l’aviation était tenue pour la plus belle marque
d’excellence qui soit, seul Charlie Chaplin – et
encore – pouvait se targuer de posséder un aussi
grand nombre d’adorateurs. Rien à voir avec nos
stars contemporaines, moins consensuelles et
plus évanescentes. Lindbergh, lui, est entré dans
l’Histoire avec fracas, en l’espace de quelques
jours, bousculant toutes les générations et nationalités
confondues, jusqu’à accéder au rang de
mythe universel avant même qu’il se soit rendu
compte de la réelle portée de son aventure.
Au cours de la seule tournée d’après exploit
qui, du 20 juillet au 23 octobre 1928, invita
l’exception à visiter les quarante-huit capitales
fédérales des États-Unis, les foules se pressèrent
tant et plus qu’un rapide décompte permet d’établir
qu’en trois mois un Américain sur quatre
eut le privilège de voir l’idole en chair et en os.
Trente millions de nouveaux amis en quelque
sorte, susceptibles de se prévaloir d’avoir communié
un instant – jusqu’à le toucher – avec le
miracle du moment.

Durant les semaines qui suivirent son arrivée
au Bourget, où déjà cent cinquante mille
badauds s’étaient pressés en pleine nuit, trois
millions et demi de cartes et de lettres encombrèrent
les services postaux à proximité de
son domicile, où affluèrent, au même rythme,
quinze mille cadeaux en provenance de soixante neuf
pays au total. Pendant l’intervalle, la seule
presse états-unienne lui avait consacré deux
cent cinquante mille articles et dédié un nombre
équivalent de photographies. Aucune sommité
depuis la nuit des temps, pas même un pharaon
ou un empereur, n’avait jamais goûté semblable
retour au pays ni mobilisé pareille armada : deux
dirigeables, quatre destroyers et quatre-vingthuit
avions dépêchés en rangs serrés à Norfolk
où Lindbergh est attendu en même temps que
le gratin des politiques, le président Coolidge y
compris.
Le 13 juin enfin, plus de quatre millions de
New-Yorkais lui réservèrent une ticker-tape
parade unique dans les annales, un blizzard
de confettis et de serpentins comme jamais
Manhattan n’en a connu. Le jour de l’armistice
en 1918, les amateurs de statistiques avaient
estimé que cent cinquante tonnes de papier
avaient été précipitées de part et d’autre du
canyon de Broadway, contre mille huit cents en
ce jour béni sur la tête de l’aviateur tout juste
descendu du ciel.

Si on se complaît à énumérer tous ces superlatifs,
arithmétiques et dithyrambes susceptibles
de donner le tournis, c’est pour mieux marquer
le décalage séparant deux réalités on ne peut
plus dissemblables : cette gloire démesurée qui,
d’évidence, n’a pas été sans effet sur la santé
mentale de l’intéressé – qui pourrait supporter
pareil raz-de-marée émotionnel ? – et la virée
bretonne envisagée une décennie plus tard en
catimini ou presque, avec les moyens du bord
serait-on tenté d’écrire, selon un stratagème tout
à fait comparable à ses débuts de pilote en herbe,
loin des hyperboles du temps, en phase avec les
fondamentaux les plus élémentaires. Comme si
le trop-plein appelait l’épure ; la multitude, l’isolement
; la sursollicitation, la surmarginalisation.
En 1937, à l’âge de trente-cinq ans, Lindbergh,
même aux commandes de son Mohawk dernier
cri, recru d’honneurs et de récompenses, aspire
avant tout à regagner le plancher des vaches, à
se recentrer sur lui-même, à se retrouver, pour
tout dire. Une introspection que l’homme le
plus exposé de la planète n’envisage pas d’entreprendre
seul. Depuis un certain temps déjà,
Lindbergh a désigné son thérapeute : il est français,
médecin de vocation et son aîné de vingt neuf
ans. Il habite précisément sur Saint-Gildas
et s’appelle Alexis Carrel.

 

Intermezzo 1

 

Le fils du berger savait garder autre chose que
des moutons. Préserver un secret relevait aussi
de ses compétences. Plusieurs mois durant il ne
pipa mot. Parler de son projet aurait forcément
invité ses parents à l’en dissuader. Raymond
Orteig, né en 1870, l’année de la déclaration
de guerre contre les Allemands, mort en 1939,
l’année d’une nouvelle déclaration de guerre
contre les Allemands, n’eut, entre-temps, qu’une
préoccupation : partir à la conquête de l’Ouest.
Le 13 octobre 1882, lorsqu’il embarqua pour le
Nouveau Monde, Orteig était âgé de douze ans
et disposait de douze francs d’économie – c’est
lui qui souligne la réitération dans ses mémoires.
À New York, le petit berger échoua chez un boucher
en gros. Au milieu des quartiers de viande
et des abats fumants, il apprit le prix du travail,
le goût de l’effort et les hasards de la vie. Un
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joli triptyque qui lui permit de grimper quatre
à quatre si ce n’est les échelons de la gloire, tout
au moins ceux du mérite social. D’abord potier,
puis steward, il entra dans l’hôtellerie par la
grande porte, celle de l’hôtel Martin – un compatriote
– installé au coeur de Greenwich Village.
On imagine la suite : chef de rang, chef de salle,
chef par intérim, grand chef. Orteig n’a pas trente
ans qu’il acquiert lui-même deux adresses prestigieuses
dans le bas de Manhattan : le Brevoort et
le La Fayette. Le style néogothique de ces établissements
et leurs cartes des vins à rallonge attirent
une clientèle de plus en plus choisie : Mark Twain
ou les artistes français de passage, Duchamp et
Picabia. Les aviateurs, parmi les plus grands, sont
également au rendez- vous. Orteig n’est pas originaire
du Béarn pour rien : en dehors de Paris,
Pau a toujours fait grand cas des pilotes, Wright
et Blériot s’y sont illustrés. Et voilà que leurs héritiers
s’invitent à sa table. Eddie Rickenbacker
en particulier, as de la Grande Guerre, toujours
en quête de nouvelles aventures. Ou de champs
de bataille inédits. La traversée de l’Atlantique
en est un. Qui mobilise toutes les attentions.
Pourquoi ne pas borner clairement le challenge
qui s’impose ? Pourquoi ne pas l’assortir d’une
récompense à la mesure ? Orteig acquiesce. Et
promet 25 000 dollars (300 000 euros actuels) au
premier audacieux qui parviendra à relier New
York à Paris ou vice-versa.
……..

Par Benoît Heimermann

 

 

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