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Migrants : de la banalisation de l’horreur

Edito publié le 21/07/2016 | par Jean-Paul Mari

C’est un navire de sauvetage en mer – l’Aquarius – qui fait route vers Trapani, son port d’attache en Sicile. Habituellement, sur le chemin du retour, on se sent soulagés. Une rotation de trois semaines de mer, des sauvetages réussis, des vies sauvées, un équipage fatigué, des bénévoles, des médecins et des marins pressés de souffler.
Et puis soudain, un appel, un de plus, le dernier.

Le bateau se déroute, bien sûr. Sans savoir ce qu’il va affronter. L’appel du centre maritime de Rome parle de deux canots pneumatiques en détresse. Saletés de radeaux flottants en plastique que les passeurs jettent sur la mer, chargés d’au moins cent personnes, souvent plus. Il faut faire vite. Les sauveteurs savent faire. La routine, hélas.

Sauf que la marine militaire italienne informe qu’il y a de « nombreux cadavres à bord de l’un des canots». Un sauvetage de migrants en Méditerranée, face aux côtes libyennes, c’est une affaire toujours une affaire de vie et de mort. Là, en prime, il y a l’horreur.

À travers les rapports publiés par SOS MEDITERRANNEE, MSF ou le récit de l’envoyée spéciale du journal Le Monde présente à bord, on comprend le choc que les sauveteurs ont eu en découvrant le canot en plastique en train de couler. Souvent, ces pneumatiques surchargés dérivent au gré des courants, moteur en panne, boudins percés, dégonflés. Leur fond en plastique, tapissé de mauvaises planches, se casse en deux comme une boite d’allumettes.

La masse des migrants glisse inexorablement vers le centre, creuse le radeau qui s’enfonce, balayé par les vagues. Au milieu, des femmes, censées être mieux protégées. L’eau monte dans le canot, la panique fait le reste, les migrants se noient, piétinés au fond de l’embarcation.

Ils sont partis de Libye vers minuit. Vers cinq heures du matin, c’est le fond du bateau, troué, qui a lâché, l’eau a grimpé et soulevé le plancher flottant. Le premier canot de sauvetage découvre des hommes et des femmes terrorisées qui se débattent dans un mélange d’eau de mer, de vomi et de carburant, cette essence puante qui les intoxique, les fait délirer, les tue.

Au fond du canot, 22 corps, dont 21 femmes. Les autres ont des regards hallucinés. Ils ont passé près de six heures à côté des morts, un compagnon, une épouse, une sœur. Quand ils arrivent à bord de l’Aquarius, la plupart n’arrivent pas à marcher, d’autres tiennent des propos incohérents. Des survivants hagards, qui n’ont rien mangé ou bu depuis des jours et qu’on douche à grands jets, pour essayer de les débarrasser de cette saleté d’odeur d’essence qui empuantit le pont du navire. Une odeur de mort.

Bien sûr, l’Aquarius a sauvé, ce mercredi 20 juillet, 209 personnes, dont 50 mineurs, des Africains qui fuyaient le Nigeria, la Côte d’Ivoire ou la Guinée-Conakry. Mais les rescapés et leurs sauveteurs ont fait le voyage du retour avec vingt-cinq sacs mortuaires sur lesquels on a tracé à la craie un numéro et un début d’identification. Sauveteur ou migrant, personne ne pourra oublier ça.

À terre, cela semble plus facile. Vingt-deux migrants morts de plus…allons, cela ne change vraiment pas le « score » des trente, quarante mille noyés en quinze ans, 2014, non ? Il y a dix ans, l’affaire nous aurait secoués et les éditorialistes auraient interrogé les consciences et les politiques. Aujourd’hui, à l’exception du récit du Monde, cela fait une courte dépêche AFP, quelques lignes d’une brève dans les quotidiens, peut-être une phrase en fin de journal…L’horreur se banalise.

Puisque le cœur nous manque, regardons les chiffres. Cette année, 80 000 hommes, femmes et enfants ont traversé la mer jusqu’en Italie (HCR). Depuis 2014, 10 000 sont morts ou sont portés disparus en tentant de gagner l’Europe par la mer, notre Méditerranée.

Dix mille…Plus vingt-deux, ce mercredi d’été. Dont vingt et une femmes. Victimes des guerre du monde, de la misère de l’Afrique, des passeurs libyens, de radeaux de plastique puant le vomi et l’essence. Victimes enfin de notre goût du confort. Et de cette formidable capacité, que nous avons développé, à accepter l’inacceptable.

JPM