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Mines:voyage au pays des mutilés

publié le 05/10/2006 par Jean-Paul Mari

Les engins de mort éparpillés dans les campagnes angolaises par trente ans de guerre continuent à blesser, à déchiqueter et à tuer hommes, femmes et enfants. Jean-Paul Mari a remis sa blouse blanche d’ancien kinésithérapeute pour rééduquer des amputés dans un centre orthopédique de Handicap International. Voici son journal

Fin de récré pour Filomène

Elle est la première ce matin dans la salle d’attente du centre orthopédique. Elle articule son nom, «Filomène», s’assoit, enlève sa prothèse et attend sagement. Dans son dossier médical, au chapitre «circonstances de l’accident», son histoire tient en quelques lignes.
C’était un jeudi à 14 heures et la sonnerie de l’école de Huambo venait de retentir. Filomène galopait vers la sortie, suivie de ses trois meilleures copines de classe. Derrière, le gros des élèves piaillait. Il y avait du soleil, des cartables pliés et des cris de joie. Soudain, l’air est devenu blanc, trop lumineux. Et étonnamment silencieux. Au début, Filomène n’a pas eu mal. Simplement, elle n’a pas compris pourquoi, autour d’elle, sa jambe, le sol et l’herbe étaient de couleur rouge. Ni pourquoi les instituteurs la regardaient avec ces yeux écarquillés. Elle a pensé que ce jour était bien étrange et elle s’est évanouie. Deux de ses copines sont mortes, la troisième a eu un bras arraché, et un chirurgien a amputé Filomène de sa jambe gauche, juste au-dessous du genou. La mine avait été déposée sur le seuil de l’école pendant les cours. C’était en 1983, Filomène avait 8ans à peine.
Bien avant son accident, on minait déjà ici et on a continué bien après. Les 11millions d’Angolais sont tous survivants d’une guerre de trente ans, d’abord contre l’occupant portugais jusqu’en 1975, puis entre frères ennemis de l’Unita et du MPLA; les uns proaméricains, les autres procommunistes, tous obstinés à détruire consciencieusement un superbe pays, posé sur un sous-sol d’eldorado, bourré de pétrole et de mines de diamants…

Un pays riche mais ruiné, avec des champs à l’abandon, des usines mangées par la rouille, des ponts en miettes, et surtout, comme en Afghanistan et au Cambodge, des routes et des forêts truffées de millions de mines. Une pour deux habitants. Peuple saigné par un demi-million de morts, 2 millions de blessés et 70000 amputés dont 8000 enfants. Soldats perdus ou petits paysans unijambistes et sans fric, que l’on voit claudiquer accrochés à un bâton, vers l’un des centres orthopédiques installés par les ONG étrangères.
Comme ici, à Benguela, ville coloniale, brûlante de chaleur et de nostalgie, qui étale ses couleurs vieux rose face au noir de l’Océan. Sur le front de mer, un embarcadère à demi immergé témoigne, vieille cicatrice, de l’embarquement vers l’enfer de bateaux négriers. Tout près il y a un hôpital, aussi grand qu’indigent, et le centre créé voilà quatre ans par Handicap International, où une équipe de techniciens angolais et de kinés européens essaie de réapprendre aux amputés à vivre debout.
Aujourd’hui, Filomène a 23 ans, deux enfants, un mari mort et une mauvaise prothèse qui demande à être remplacée. Elle est devenue une solide jeune femme, un peu ronde, propre, coquette et très pudique, qui baisse les yeux pendant l’examen. Je note une cuisse criblée d’éclats, un vilain moignon avec un genou noir et dur, et deux pointes osseuses, qui dépassent sur plusieurs centimètres du plateau tibial. Mentalement, je maudis le chirurgien avant de comprendre: elle n’avait que 8 ans, un corps mutilé et une jambe d’enfant qui a continué, obstinée, à vouloir grandir… Fin de l’examen. D’autres patients attendent.

Il y a cette femme, mordue au pied par un «cobra», nom générique utilisé ici pour désigner les serpents. Sa plaie, empoisonnée par le venin et mal soignée au cataplasme d’argile, a fini par s’infecter. Gangrène: il a fallu amputer. Cela arrive aussi avec de jeunes paysannes, attaquées et mordues par les crocodiles des marigots. Sur un banc, un homme de 60 ans, sec et musclé, essaie sa prothèse: un ancien ouvrier des chemins de fer. La mine, déposée à dessein au bord des rails, lui a arraché le membre inférieur au ras de la hanche. Dehors, un jeune homme s’entraîne à la marche. On ne connaît ni son nom, ni son âge, ni la cause de l’accident. Il est sourd-muet. On sait seulement qu’une balle lui a troué le dos et qu’une autre lui a pris sa jambe. Il transpire et grimace de douleur à chaque pas, marche le pied en mauvaise position. Un ou deux signes pour lui montrer l’erreur… il comprend aussitôt. Avec lui, pas besoin de parler le portugais ou l’umbundu.

Dans l’atelier du diable

Il fait trop chaud, trop humide. La rééducation est difficile, et on termine chaque séance en transpirant à grosses gouttes, que l’on soit kiné en blouse blanche ou patient allongé sur la table de travail. Une seule cabine, un grand miroir, des barres parallèles, et sur les étagères des dizaines de pieds, de jambes artificielles en bois ou en plastique. Dans cet atelier du diable, on travaille dans le bruit des marteaux qui façonnent le plastique, au milieu des écrous et des vis, dans l’odeur de plâtre et de colle chauffée. Lourde mécanique de précision qui doit assurer la flexion d’une cheville, la solidité d’un os, la suspension d’une hanche, tout ce qui fait la machine d’un corps humain que l’on s’acharne à imiter. Une prothèse réussie et l’amputé pourra marcher, vivre. Une pièce mal ajustée et c’est l’échec, un homme qui reste infirme, traîne sa prothèse comme un boulet douloureux, l’abandonne ou la revend, écœuré.
En blouse bleue, le centimètre à la main, le technicien se bat pour habiller des cicatrices affreuses, des jambes brûlées par le phosphore ou criblées d’éclats d’obus. On sort à peine d’une guerre civile où des chirurgiens militaires angolais, soviétiques ou cubains opéraient au cœur des combats des hommes qui se vidaient de leur sang. Combien d’amputations auraient pu être évitées avec un peu plus de temps, un diagnostic plus fin! La guerre renvoie la médecine à des pratiques médiévales. A des champs de bataille d’un âge obscur, mais envahis par les armes modernes, les lourds éclats de mortier, les projections brûlantes des bombes, ou par ces petites mines, discrètes, invisibles, qui vous emportent les jambes.
Les mines! Elles sont là, tapies dans l’herbe, ensevelies par la poussière, oubliées, «sentinelles éternelles» à la fois vigilantes et aveugles, qui bien après la bataille sautent sous le pied d’un gamin, d’une fillette qui jouent, d’une paysanne qui défriche. Guerre sans fin, sans objet et sans stratégie. Guerre de lâches. Ne reste qu’un homme coupé en deux à côté de sa jambe, bouillie de chair et d’os. Puis vient la douleur qui ne le quittera plus, douleur de la blessure, du réveil de l’opération, de la cicatrice, avec parfois la fameuse «douleur fantôme», où l’amputé souffre réellement à l’extrémité de cette jambe qu’il n’a plus. La nuit, il peut rêver qu’il court dans un champ, se baigne, fait l’amour, mais au matin il se réveille brisé, au premier coup d’œil dans la glace, devant ce moignon bosselé, face à cette absence. Il se sent mutilé jusqu’au fond de l’âme, émasculé. Aimer devient un parcours inhumain. Imaginez: se déshabiller, ôter sa prothèse devant la femme qu’on a séduite, affronter son regard miroir…
Alors on se bat pour lui faire oublier sa prothèse, pour en faire «son» pied, «sa» jambe. Comme José, beau gosse rescapé d’une mine antichar, amputé des deux tibias et qui arrive au centre cassé en deux, d’une démarche de vieille geisha, affalé sur d’horribles prothèses. A l’examen, les muscles se révèlent atrophiés et les hanches figées: un infirme. Il faut réveiller sa musculature: «Respirez, contractez… soufflez!» Mais José ne sait plus commander ses cuisses, et ses faisceaux musculaires tremblent comme des animaux effrayés. L’ancien soldat redevient gamin, il implore du regard, on l’ignore: «Allez!.. Encore… Plus fort!» D’abord, rien ne répond. Puis vient le mouvement. Et la sueur qui lui dégouline. En gouttes, en rigoles, en ruisseaux. Il bouge! Le reste est une question de travail. Dans quelques séances, il repartira, droit et digne.
Et puis, parfois, survient un petit miracle. «Regarde ça! Incroyable, non?», crie Antonio, un physiothérapeute angolais. Devant lui, un amputé fémoral, à hauteur de hanche, les plus difficiles à rééduquer: «On vient de lui mettre sa première prothèse. Son premier jour. Regarde-moi ce génie!» Dans le centre, tout le monde s’est arrêté de travailler. On fait cercle. Juché sur sa jambe de polypropylène comme un héron léger, un immense sourire aux lèvres, le patient marche, tourne, repart, en répétant: «E bom! E muito bom!… C’est bien! C’est formidable!»

Denis au pays des fièvres

Ce matin, Marisa, une physiothérapeute angolaise, est arrivée avec les yeux brillants, trop brillants: début de crise de paludisme, compliquée de typhoïde. La région est réputée pour son palu à falciparum; ici, il est terrible et peut tuer. Cela commence par quelques douleurs dans les genoux; puis la migraine vous prend les tempes dans un étau, avant les premières nausées. On a froid, très froid, puis horriblement chaud. Frissons, grosse sueur, puis tout à la fois, avec délire, crise de rire ou d’angoisse. Voilà quinze jours que Denis est allongé sous sa moustiquaire. On a essayé le Fanzidar, l’Alfan. Rien n’y fait. Reste la quinine, à haute dose, remède aussi dur que le mal qui transforme le cerveau en papier mâché et fait bourdonner les oreilles.
A Benguela, tous sont régulièrement malades: Denis, le plus ancien, chef prothésiste hors pair, homme d’organisation, le pilier de la mission; Isa, sa femme au sourire lumineux; ou Géraldine, responsable kiné, jolie et énergique, qui roule toujours trop vite et fond devant un enfant; ou Gilles le logisticien, que rien n’abat, sauf le palu. A l’hôpital, aujourd’hui, j’ai vu des bébés touchés par une forme de malaria cérébrale, gosses de pauvres aux cheveux décolorés par le manque de vitamines, souvent dans le coma, yeux brûlants de fièvre, les doigts recroquevillés comme des fleurs séchées. Au plus fort de la crise, ils sont tétanisés, le corps en arc ne repose plus que sur la base du crâne et les talons. Il faut les masser, les étirer, se battre une bonne demi-heure pour rendre au corps un peu de souplesse. On déniche de la quinine, mais peu d’antibiotiques, médicaments volés à l’hôpital et qu’on retrouve, en vrac et à prix d’or, sur le place du marché de Benguela!
Terrible paludisme. Mais pour se protéger il faudrait vivre enduit de crème sous un ventilateur ou une moustiquaire! Pays des fièvres tropicales… A Lubango, Gaelle, la kiné avec qui je devais travailler, a été rapatriée d’urgence vers Luanda, abattue par une infection urinaire grave. Dans la capitale, elle a rejoint l’autre kiné de Bailundo qui se remet d’une forte fièvre intestinale. De quoi décimer la mission Angola de Handicap International! Inévitable. Ici, les conduites d’eau sont pourries ; les égouts, à l’air libre; les barrages, détruits ; les centrales thermiques, bricolées, et Benguela compte 1 million de misérables, suants et entassés dans les barrios, des quartiers bidonvilles. Les privilégiés – nous – font bouillir leur eau pendant un bon quart d’heure avant de la filtrer; et ils laissent tremper longuement la salade dans un bain violet de permanganate de potassium. L’électricité est erratique. On redoute ce bruit sec du transformateur qui marque la fin de la lumière. Plus de ventilateur, plus de frigo, plus de pompe donc plus d’eau. Une chaleur moite envahit aussitôt la maison, on allume des bougies, on se lave à l’aveugle dans une bassine d’eau du puits avant d’avaler un comprimé de Nivaquine et de s’allonger sous la moustiquaire, le corps grassement enduit de pommade antimoustique. Là, avec une dernière pensée émue pour les conquistadors portugais, leurs vêtements grossiers et leurs armures de métal, on cherche le sommeil. Longtemps.
Le désespoir de Justin le démineur
Il ne pleut jamais sur Benguela. Les gens d’ici disent que ce sont les propriétaires des marais salants qui paient des féticheurs pour éloigner les nuages. Sur la route qui mène à Lobito, la terre est nue, écorchée et raclée. Pays à la fois dépouillé et peuplé d’hommes qui habillent le décor, couleur noir ébène, taches jaune citron et rouge sang des pagnes qui flottent dans un air éternellement frissonnant de chaleur. Parfois, on croise le panache de fumée noire d’une locomotive à vapeur qui traîne des grappes de passagers accrochés à des wagons ouverts. On se presse, on se pousse pour monter à la volée, on glisse, on passe sous les roues… et on perd un bras, une jambe ou la vie. Trains d’Afrique!
Au bout du chemin, il y a le port de Lobito, et, dans une villa noyée au milieu des flamboyants, Justin Bailey, qui vit entouré de mines désamorcées et de plans d’état-major. C’est un géant norvégien aux yeux bleus, ancien militaire qui déterre ce que d’autres soldats ont semé. Il montre la carte: «Ici, à Bié, Huambo, Lubango, Moxico… c’est pourri. De véritables ceintures de mines. Les deux camps en ont balancé partout: sur les routes, dans les champs, autour des villes, au hasard! Il doit y en avoir un peu moins de 5millions… Mais on ne sait pas où! Voilà le problème.»
Justin dirige 320 démineurs, quelques chiens renifleurs de poudre et deux camions blindés qui font vibrer le sol sur 15centimètres de profondeur: «C’est bien, mais lent.» Il sort une «poêle à frire» sophistiquée, sensible au métal, l’approche à 30centimètres d’une mine… Silence, pas un bruit: «C’est une mine chinoise en plastique. L’horreur! A Benguela, un de nos hommes a raté une de ces mines. Et il a sauté.» Justin ouvre un grand placard, sort un lourd cylindre de 15 centimètres de haut: «On l’enfonce dans le sol, un fil déclenche l’éjection d’un autre cylindre à cinquante centimètres de hauteur… Boum! Des milliers d’éclats tuent ou mutilent tout être vivant à cent mètres alentour. Une saloperie à fragmentation nommée OZM-72, fabrication russe.»
Mine bondissante, mine à souffle, mine elle-même piégée pour tuer le démineur, jolie mine-papillon jetée sur une haie pour attirer la main d’un enfant; mines américaines, belges, italiennes, allemandes, tchécoslovaques, sud-africaines… Justin en a recensé 21 types différents. Durée de vie: au moins cinquante ans! Alors il faut déminer à la main, à la poêle à frire, à raison de deux hommes pour dix mètres carrés par jour. «Depuis 1994, on a nettoyé 581600 mètres carrés et neutralisé à peine 1191mines. Pas une de plus. Ce travail est incroyablement lent et difficile!» Soudain, un éclair de colère passe dans le regard bleu du Norvégien: «On nous a signalé de nouvelles victimes, des paysannes qui partent le matin travailler au champ, leur bébé sur le dos. C’est clair… On recommence à miner!» Notamment vers Kuito, Huambo, la région où lady Diana s’était rendue pour suivre des travaux de déminage. Les princesses passent, les mines restent.

Pourquoi Evaristo a déserté

Mal dormi cette nuit. A cause de la chaleur humide et de cette phrase trouvée dans «la Main coupée» de Blaise Cendrars, récit de sa guerre en 1914 où il décrit un bras mystérieusement tombé du ciel: «Planté dans l’herbe, comme une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang.» Et puis il y a eu la visite d’Evaristo et sa longue confession. Evaristo est un superbe métis de 26 ans, amoureux de mécanique, de kizomba, la danse locale, de la vie et des femmes. Avec toujours pourtant de la tristesse au fond des yeux. Depuis ce matin d’hiver 1991 où Evaristo est arrivé en retard au lycée technique. A l’entrée, des hommes en civil demandent les papiers d’identité aux étudiants isolés. Evaristo, inquiet, sait que les autorités raflent les jeunes dès 14ans pour les envoyer sur le front. Il a 19ans. On le pousse vers un camion militaire où attendent déjà vingt-cinq de ses copains. Des années plus tard, ils ne seront que deux à revenir vivants.
Tout va très vite. Son père, notable de l’armée, est averti; il se rue vers la caserne. Trop tard. Les lycéens sont déjà partis vers Luanda, la capitale. Le soir même, un avion les emporte. Après quatorze heures de vol il se pose sur un terrain militaire au milieu de champs de canne à sucre… à Cuba. Evaristo ne saura jamais exactement où il se trouve. On se lève à 4 heures du matin, et l’entraînement, très dur, ne s’arrête qu’avec la nuit. Trois mois plus tard, retour en Angola, dans une région déserte, sèche, encombrée d’éboulis. Aucune explication, pas de discours idéologique, rien. «Ceux qui posaient trop de questions étaient emmenés à l’écart par des gradés, dit Evaristo. Puis on entendait des coups de feu. Les gars ne revenaient jamais.»
La guerre de position va durer quatre ans. Il s’agit de prendre Jamba, capitale de l’Unita – le mouvement de guérilla opposé au gouvernement de Luanda –, solidement défendue par des batteries de missiles sol-air et des milliers de mines. On avance un peu, on s’arrête, on mine pour éviter la contre-attaque. Quand on repart, des soldats partent déminer, une pique à la main. Beaucoup reviennent en sang, jambes ou bras arrachés. Evaristo le mécanicien se retrouve sous le tir des mortiers, des tanks et des canons: «Un jour, je me suis penché pour ramasser quelque chose. Il y a eu une énorme explosion. Un obus venait de tomber devant la tranchée. Quand je me suis relevé, les types autour de moi avaient la tête arrachée.» Jamba ne sera jamais prise. On charge Evaristo de réparer les engins militaires, et le mécanicien s’accroche à ses moteurs. Au moins, il n’est plus sur l’étal de la boucherie. Les combats ne s’arrêtent que quand les conseillers cubains s’absentent du terrain. «Une fois, on nous a laissés trois mois, avec un demi-litre d’eau par jour, sans nourriture, les gars mangeaient l’écorce des arbres ou faisaient bouillir des soupes d’herbes. Quand la bouffe est revenue, certains se sont jetés sur les rations sèches. Ils sont morts d’indigestion.» Une fois par mois, on leur distribue trois litres d’eau, du tabac et de la marijuana à volonté! Maigres, terrorisés, drogués; ils avancent. Evaristo, blessé au mollet, cache sa blessure: «Par peur des médecins cubains. Ils n’hésitaient pas à nous amputer pour une vilaine fracture ou quelques éclats.» Parfois, pas d’anesthésie, pas d’antibiotiques: c’est une usine de mort qui fabrique des mutilés à cadence rapide. Evaristo répare aussi les pelleteuses qui servent à jeter des piles de cadavres dans les fosses communes.

Un jour, la chance passe, sous la forme d’une énorme bataille, avec des centaines d’hommes fauchés et des hélicoptères russes qui font la navette vers un hôpital de province. Evaristo court, se laisse tomber en hurlant et barbouille son visage du sang des morts. On finit par le ramasser, on le jette dans un hélico au milieu des corps. Dans les couloirs de l’hôpital, c’est le chaos. Personne ne l’examine. Par la fenêtre, il reconnaît une rue de Huambo, la ville de son enfance, pousse une chaise, enjambe la fenêtre et traverse la ville en courant vers la maison de ses grands-parents. Pour lui, la guerre est finie. Retour clandestin à Benguela; il retrouve son père, qui, de rage, a démissionné de l’armée. On va cacher le déserteur… trois ans! Trois ans sans sortir de la maison, sans travailler, sans approcher une femme, sans respirer. Quatre ans de guerre et trois ans de réclusion volontaire.. «Sept ans de ma vie foutus en l’air.» Depuis, il a beau travailler le jour, danser la nuit et séduire toutes les femmes de Benguela, il est toujours triste: «On était vingt-cinq copains au départ… Vingt-cinq!» Il grimace un sourire: «J’ai toujours détesté la guerre. Je voulais pas y aller. Je voulais pas! Moi, je rêvais de faire de la mécanique…»

Dernière séance pour «Magic Johnson»

Ce matin, le sourd-muet a l’air embarrassé, boudeur et le chef physio du centre a un grand sourire en me révélant le «secret» de notre mystérieux patient. Ni mine antipersonnel, ni obus de mortier, ni même accident de train… Notre sourd-muet au regard malicieux, voleur patenté, s’est fait tirer dessus par un gardien d’une bananeraie. Une décharge de fusil l’a envoyé bouler au sol, criblé de gros plomb. Une jambe en moins pour quelques bananes, c’est cher payé! A la pause, on commente les résultats de la Conférence d’Ottawa sur les mines. Un bon point: les mines antipersonnel sont enfin déclarées illégales. Encore faut-il attendre que les 40 pays signataires, dont la France, ratifient le texte. Seul obstacle de taille, le refus de 18pays «irréductibles» dont les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde… Bref, les plus gros producteurs! Le président américain Bill Clinton, par exemple, a applaudi la conférence d’Ottawa, il a pleuré la mort de lady Di, et… il s’est empressé de donner son feu vert au Pentagone pour refuser de signer l’accord d’Ottawa.

Allez donc expliquer ça à Filomène, à José, à Pedro, à l’employé du train, à tous les unijambistes de Benguela! Ou à «Magic Johnson», qui vient pour sa dernière séance de rééducation, sa prothèse bien ajustée sur son genou gauche. Il a parfaitement assimilé la marche. Pour aller plus loin, je lui envoie un ballon de basket. Il s’en sort bien, très bien… Je fais rouler la balle sur le sol, il la ramasse sans perdre l’équilibre. Une passe, un rebond, j’avance, bras écartés, en laissant un espace libre… «Baisse-toi! Fléchis!», en laissant un espace libre. Il me contourne, le ballon en main. Maintenant, je défends, il attaque! Moi dans ma blouse blanche transformée en maillot de club ; lui, noir, élégant, vif, qui tourne, esquive et dribble comme une star de la NBA. Deux gamins déchaînés, en sueur, qui jouent jusqu’à épuisement. Et soudain, plus de centre, plus de prothèses. Plus de mines.

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur


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