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Mort d’un dictateur

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

« Que la terre te soit légère… » Debout devant la tombe ouverte de Nicolae Ceausescu, sous la neige de l’hiver roumain, l’homme a la barbe blanche, les yeux brillants et la tête couverte par le capuchon de son anorak kaki. Ce soldat-là officie comme un moine. Gelu Voïcan, le révolutionnaire devenu Vice Premier ministre du nouveau gouvernement roumain, ordonne le rituel. Il a fait recouvrir les corps d’un linceul blanc, jette de la terre sur à pleines mains sur le cerceuil et pose devant la caméra : il tient son rôle.


Cinq jours plus tôt, lors du procès fantôme du couple de dictateurs, tous les autres jouent faux. A force de maladresse et d’emphase, le président du tribunal se transforme en témoin à décharge, le procureur est terrifié et les avocats de la défense, devenus accusateurs, piétinent leurs clients. Ils sont en dehors de l’histoire. Acharnés à faire le procès du « monstre », ils réussissent à le rendre humain, pitoyable comme un pantin privé de ses ficelles du pouvoir absolu. Du coup, Ceausescu se défends et meurt avec courage, avec panache, avec dignité. Par défaut.
Pendant le procès, Gelu Voïcan se tait . Il sait que tout cela n’est qu’une formalité. « Que la terre te soit légère.. » L’important est là. La « bête » tuée, dépouille démysthifiée, n’est plus une Bête. Gelu Voïcan renvoie Le dictateur à la terre, au plus commun du mortel. Il suit le rituel précieux des obsèques, comme quelqu’un qui a réfléchi longtemps à la condition de l’homme. Comme un mystique qui aurait la certitude d’être chargé de mettre en terre le génie du Mal. Ce jour là, Gelu Voïcan règle des comptes avec une vieille histoire personnelle.
 » Le régime m’a toujours tenu pour suspect.. » Il est arrété une première fois en 1970, au retour d’un voyage en Hongrie. Il s’interesse à un écrivain roumain transylvanien, Octavio C. Taslauanu. Sujet sensible, les hongrois l’expulsent, les roumains l’emprisonnent : « La sécuritate n’ a rien trouvé sur moi, raconte Gelu Voïcan. Mon père travaillait pour une société étrangère et j’étais l’ami du dissident Paul Goma. Alors on m’a collé un dossier de malversations économiques..et on m’a relaché. » Il reste suspect et surveillé, on l’envoie à la campagne, loin de Bucarest, les jours de fête nationale ou pendant la visite de Brejnev à Ceausescu. Géologue et ingénieur des mines, Gelu Voïcan vit- bizarre- en célibataire chez sa mère ; du coup, la sécuritate perquisitionne et les yeux des enquéteurs s’arrondissent. Dans la bibliothèque, il y a plus de deux mille ouvrages minutieusement photocopiés :  » je suis un adepte de René Guénon.. » Les livres de l’orientaliste sont là, à côté d’autres sur le tantrisme, le taoïsme, le yoga,la sexualité, les francs maçons, les Templiers, la Kabbale et les sociétés initiatiques du globe ; des rayons entiers d’oeuvres sur la psychologie, l’ésotérisme et la métaphysique. C’est trop. La Sécuritate l’arrête, on l’interroge :  » Avouez ! Vous êtes un espion. Le nom de vos complices ? Qui est ce maître templier dont vous parlez tout le temps ?  » demande un enquéteur inculte. Sept mois d’enquête, un an et demi de prison, gracié au bout de quelques mois, libéré et arrété, encore une fois, en 1985, à la veille d’un voyage à Paris.
« Je ne crois pas aux choses temporelles. Seul le métaphysique m’attire » Gelu Voïcan décide de faire retraite. Pendant deux ans, il mène une vie « quasi monacale »,entre le bureau du service des Mines et sa chambre-bibliothèque au domicile de sa mère. Jusqu’à ce jour du 21 décembre 1989, juste avant Noël. Historique ? De son bureau, l’ingénieur regarde la rue et ces gamins qui ouvrent leur chemise face aux soldats :  » Tires ! Mais tires donc ! crie l’un d’eux. Le soldat tire et Gelu Voïcan voit le gamin s’affaisser :  » j’en ai vu huit abattus. Ils tombaient sans un mot ? J’étais sidéré. » Lui a toujours rêvé de faire tomber le régime mais il croit aux rapport de force ; pas à la révolution par les mots, pas à la force du désespoir.  » J’avais tort. J’étais démenti par ces jeunes. Vaincu par leur mort. » A force de les suivre et de les écouter, il finit par les précéder et par lancer des mots d’ordre :  » Pas au palais. Tous a la TV ! Le vrai pouvoir est là. D’ailleurs, les insurgés ont déjà investi les locaux. Iliescu arrive, quelques gros bras veulent l’empêcher d’entrer ; Gelu Voïcan le connait, il empoigne Iliescu, bouscule tout le monde et pousse le futur président du Front de Salut National à l’intérieur de la télévision. Les deux hommes ne se quittent plus.
« On a vécu sous les balles, on travaillait a couvert sous les tables. On se connaissait à peine mais on se tutoyait d’emblée :  » Toi, tu seras Vice-Président !  » Voïcan est un des révolutionnaires venus de la rue, les autres, plus politiques, ont su chevaucher la révolution ; le peuple a fait tomber le pouvoir, les pros ont su le ramasser. Révolution ou coup d’état ; ou plutôt ,révolution et main mise sur l’Etat. Pour lors, personne n’en discute :  » Nous étions unis par le consensus du moment. » Unis, certes, mais pas toujours d’accord.
Gelu Voïcan ne veut pas de procès pour Nicolae Ceaucescu : il veut sa mort, tout de suite. « le procès était une perte de temps. Il fallait le faire abattre, en prétextant une « fuite ». » Gelu Voïcan est persuadé que les francs tireurs, sur les toits, ne sont que la première étape d’un plan de contre-insurrection,  » il fallait empecher l’exécution de la deuxième partie, arréter le massacre ». Il dit cela avec force, allongé sur le lit de camp installé dans son bureau du Front. Nous sommes quelques jours à peine après la Révolution. Il y a des tasses de café glaçé très noir sur le bureau, entre les machines à écrire et les kalaschnikov. Le Vice Premier ministre porte son battle dress, une très large sangle de cuir autour des reins et un révolver de gros calibre contre le ventre. Il a les yeux enfonçés dans les orbites et martèle :  » Il fallait faire cesser ce bain de sang…C’est pour cela que je l’ai tué. »
Lui ? Oui. Entre autres. Iliescu voulait un grand proçès, démocratique et public. Pas d’une exécution à la sauvette. Gelu Voïcan et quelques autres insistent : – « Il faut tuer Ceaucescu. Supprimer ce noyau d’espoir pour ses partisans.
-Mais ce sont des fanatiques ! oppose Iliescu. Ils seront encore plus cruels encore. » -Pas du tout ! Ils n’ont que l’attrait du pouvoir. Rien d’autre. Il n’y a pas de doctrine Ceausescu. » On va discuter plusieurs jours. A la TV, les balles sifflent, on tire dans tous les sens, on s’entretue parfois. Cinq fois, Iliescu et Voïcan sont pris sous les tirs : « C’était dans la nuit du 23 au 24. J’ai poussé Iliescu a l’aveugle dans les couloirs vers la sortie. On s’est engouffré dans un tank…de justesse !  »
Voïcan fait le forcing : -« Vous voulez finir comme Allende ?  » Vaincu, Iliescu cède. Plus tard dans la nuit, les autres hésitent à se charger de la besogne. Iliescu regarde Voïcan :  » Fais le. Vas ». Il part, organise le proçès, convoque les juges et les avocats, choisit un ami comme caméraman et, surtout, veille a la sécurité. Voïcan est obsédé par le danger d’une attaque surprise des partisans du Dictateur. Pendant le proçès, Ceausescu regarde sa montre comme s’il attendait quelque chose et Voïcan, le grand ordonnateur, ne cesse de surveiller l’heure et le temps qui n’avance pas. Du coup, Ceausescu regarde cet inconnu barbu avec une lueur d’interrogation ,  » comme s’il me demandait: es-tu un homme à moi infiltré ? Es-tu avec moi?  » Le « proçès est fini, il n’y a pas d’issue de secours, la porte du tribunal ne donne que sur la cour où attends le peloton d’exécution : trois hommes en armes qui ouvrent le feu sans attendre le signal. Voïcan est encore dans la salle, le caméraman panique, marche sur le fil de sa vidéo, l’arrache et arrive bien trop tard. Les soldats ont vidé leurs chargeurs et même les sentinelles des postes de combat ont ouvert le feu. Il faut intervenir pour empêcher les hommes de maltraiter les cadavres :  » L’exécution m’a échappé des mains », constate Gelu Voïcan.
Le dictateur ne voulait pas de cérémonie religieuse, le moine-soldat insiste pour assurer un minimum de rituel. Après les obsèques, il confie :  » Pour moi, tuer est un pêché. » Le dernier acte ne lui échappera pas, le géologue révolutionnaire, fou de Génon l’orientaliste mystique, a l’habitude de traiter avec la mort.
Il révait de poursuivre son oeuvre et de démanteler la Sécuritate. C’est lui qui fait arréter Julian Vlad, le chef des services secrets, à la veille du jour de l’an ; lui qui convoque les responsables des cinq « directions » de la sécuritate pour leur annoncer qu’il prends le commandement, lui qui veut poursuivre…
Echec! La Sécuritate est placée sous le contrôle de l’armée. Les gradés lui signifient que son action s’arrête là. Il a pris tous les risques. En Vain. « Je suis tombé dans une souricière, confie-t-il un soir de déprime. J’ai été piégé. » On l’enverra encore en mission en Egypte, pour une délicate mission de recouvrement de créances et, plus tard, dans le chaudron Transylvanien de Tirgu Mures, essayer de calmer les affrontements entre roumains et « hongrois-roumains. Il découvre la politique :  » Moi qui ne croit pas aux choses temporelles, je me retrouve de plain-pied dans le pragmatique, le pouvoir, le doute.. ».
A Bucarest aujourd’hui, on se prépare aux élections. La lutte est âpre entre ceux qui veulent apparaître comme les démocrates et ceux qui affirment que leur légitimité se fonde sur les cendres de la révolution. Le Gouvernement avait décidé de faire diffuser une version plus longue du proçès de la fin des Ceausescu. Le pouvoir à ceux qui l’ont conquis ! La cassette allait être rendue publique, « Par devoir » a dit Gelu Voïcan ; « Pour établir la vérité » assure le directeur de la télévision roumaine qui justifie la censure d’une scène trop douloureuse par des » imperfections techniques » imaginaires ; « pour l’histoire » clâme, la main sur le coeur, Paul Loup Sulitzer qui se voit privé de ses droits par une main inconnue et intéressée, celle qui a porté l’intégrale du document vers les studios de TF1. La cassette devait délivrer le message clair de la force des origines de la Révolution. Il est arrivé brouillé. La Révolution roumaine a toujours un probléme avec l’image.

Jean Paul MARI.


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