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Enquête sur la Sécuritate

publié le 18/04/2007 | par Jean-Paul Mari

Vous avez déjà vu avant la révolution vos hôtes faire hurler une chaîne stéréo si fort que vous avez du mal à vous entendre penser, à seule fin de pouvoir vous murmurer des choses anodines dans le creux de l’oreille? Vous avez déjà vu votre ami rouler à cent kilomètres/heure sur une route de campagne déserte, mettre son doigt sur sa bouche vous tendre un bout de papier crayonné: «Attention! même ici, Ils peuvent nous entendre!»? Et pendant la révolution, vous avez déjà vu un soldat tétanisé de peur tirer des rafales de mitrailleuse contre un ennemi invisible qui n’est autre qu’un soldat ami, aussi perdu que lui? Vous avez déjà vu, une nuit d’insurrection, le chef de la Securitate et le chef d’état-major des armées s’interroger, stupéfaits, en écoutant les coups de feu dehors: «Ce ne sont pas les miens qui tirent! Ce sont les tiens? Non? Mais alors, bon dieu, qui sont-ils?»


«Ils» étaient déjà là, partout; «ils» sont encore vivants, aussi dangereux que silencieux, prêts à frapper… Tous les Roumains en sont persuadés. Qui? Mais bon dieu, qui donc? «Ils»… Ceux de la Securitate, la toute-puissante, omniprésente, omnisciente, aussi angoissante qu’un cauchemar une nuit de fièvre, aussi insaisissable qu’un fantôme qui peut tuer. La Securitate? Un Etat dans l’Etat, une police secrète, politique, économique et militaire, entre l’appareil nazi et la police de Staline, un monstre effrayant qui a réussi à avoir en Roumanie une ombre portée encore plus gigantesque que son corps. La Securitate, l’oeuvre maîtresse de Ceausescu, qui peut, malgré sa défaite, son retournement et sa dissolution, terroriser tout un pays, obséder les consciences, intoxiquer l’intelligence de ceux qui l’ont vue, la voient et la verront toujours partout. Dire ce qu’était la Securitate, c’est d’abord dire ce qu’elle n’était pas, c’est jeter à bas les rumeurs et les mécanismes d’une paranoïa collective aiguë.
Non, il n’y avait pas des dizaines de kilomètres de tunnels qui traversaient Bucarest. Non, on ne s’est pas battu pendant cette révolution contre toute la Sécuritate, puisqu’elle est passée dès le début dans le camp des révolutionnaires. Non, les «terroristes» n’étaient pas des étrangers disposant d’une flotte d’hélicoptères et de bases souterraines, mais trois cents à quatre cents fanatiques, efficaces et précis, tous dévoués à Ceausescu. Non, ce n’était pas une guerre civile, et ce n’était pas non plus une révolution d’opérette. Il y a eu un millier de morts et des scènes d’horreur, des hommes torturés, étranglés avec des chaînes, décapités, et des cadavres piétinés, défigurés, souillés.
Oui, on s’est battu dans la confusion la plus épouvantable, soldats contre soldats, soldats contre Securitate pourtant ralliée, soldats contre civils qui croyaient de bonne foi faire la révolution, «terroristes» contre soldats, Securitate et civils… Le tout avivé jusqu’au rouge sang par la peur, l’inexpérience, les trahisons et par-dessus tout la certitude que la Securitate de Ceausescu était si forte, si indestructible que le monstre ne pouvait pas se laisser écraser sans réagir. Belle victoire posthume de Nicolae Ceausescu! Lui qui avait bâti la Securitate avec l’idée maîtresse d’obtenir un maximum de terreur avec un minimum d’horreur.
Au-delà du fantasme, la Securitate existe, et elle a un corps. Derrière son nom, mythique, il y a des visages, des dossiers, des bureaux, une organisation et une hiérarchie. L’appareil de la Securitate a écouté un pays entier, il l’a désinformé, souvent pillé, parfois torturé et assassiné et, toujours, terrorisé. Surtout, il a décérébré des millions de Roumains, jusqu’à leur faire perdre leur sens critique. Aujourd’hui, il est impossible de comprendre la Roumanie sans essayer de comprendre cet organe secret, à l’est de l’Europe.
«J’étais officier de la Securitate. La révolution nous a surpris. Aujourd’hui je suis au chômage», dit Dan, 31 ans, ancien membre de la section économique du contre-espionnage. Le vendredi 22 décembre, quand le régime s’effondre sous les coups de boutoir de la rue, Dan rejoint sa caserne pour «attendre des ordres qui ne sont jamais venus». Quand la foule encercle leur unité, les hommes sortent, sans tirer un seul coup de feu, «comme 98 % des troupes de la Securitate». Début janvier, l’armée est restructurée, les six cents membres de la caserne renvoyés, «même les cuisiniers et les femmes de ménage». Depuis, il attend sa lettre de licenciement et tourne en rond, se méfiant. L’officier n’a pas l’habitude de répondre aux questions, il a les mains moites et le regard fuyant. Il s’excuse: «Si c’était moi qui vous interrogeais, je saurais quoi vous demander.»
Dan s’est toujours ennuyé dans le civil. A 22 ans, il prend la carte du PC, à 25 ans, il travaille comme économiste. Il est brillant et l’officier de la Securitate dans l’entreprise le remarque. Ils commencent à bavarder de la sclérose de l’entreprise et des vieux dirigeants, d’efficacité et de discrétion, de carrière. Pourquoi végéter pour un salaire minable dans une boîte sans avenir? La Securitate lui tend les bras. Ses officiers ont l’habitude d’aller jusque dans les facultés interroger les professeurs. «Montrez-nous vos meilleurs éléments.» Le reste est affaire d’ambition, de séduction ou de pression: «Votre père a une belle maison et un travail confortable à Bucarest, ce serait dommage de tout perdre. Vous ne voulez vraiment pas travailler avec nous, pour votre pays?» Pour Dan, il n’est question que d’ambition. On reconnaît enfin son talent. Pendant cinq ans, il va fouiller les dossiers économiques, démonter les mécanismes financiers, traquer et piéger les cadres économiques, politiques, voire militaires, ceux devant qui il s’agenouillait autrefois. On lui fournit une arme et des faux papiers; il sera ingénieur, policier, fonctionnaire ministériel ou journaliste, roumain ou étranger. Aujourd’hui, l’officier est pris de nostalgie, la révolution a cassé son jouet. «La Securitate, dommage, c’était un si bel instrument!»
Il avait fallu quarante-quatre ans pour le créer. Au début était le Parti communiste roumain. En 1945, le premier noyau de sa police secrète, solidement encadré par les conseillers soviétiques du NKVD, devient très vite une arme politique. Le Parti national paysan gagne les élections, le Parti communiste truque les résultats et la Securitate va démanteler l’opposition à coups de procès montés selon les vieilles méthodes du Kremlin. Dans les années 50, la Securitate se confirme comme un modèle de NKVD roumain. La grande inspiration sera chinoise, avec le voyage en 1971 de Nicolae Ceausescu à Pékin. Là, il découvre l’art de la manipulation des masses, le culte de la personnalité, l’utilité d’Elena Ceausescu en réplique de la veuve Mao, la diversification des services de renseignement, et même le goût chinois et coréen pour les complexes souterrains.
A la fin du règne Ceausescu, la Securitate est devenue l’un des instruments les plus sophistiqués de l’Europe de l’Est. Personne n’a le contrôle total de cet énorme appareil qui embrasse tous les secteurs de la vie, à l’intérieur du pays comme à l’étranger. Même le ministre de l’Intérieur, Tudor Postelnicu, sensé superviser tous les services, tremble devant son subordonné, Julian Vlad, chef de la Securitate. La peur, vieil instrument du pouvoir, existait aussi au sein de la Securitate. Chaque département est persuadé d’être étroitement surveillé par un, deux, trois, quatre systèmes de contrôle. L’ensemble forme une belle pelote de fils d’acier qui ne doit aboutir que dans une seule main, celle de Nicolae Ceausescu, l’homme qui se méfiait de tout et de tout le monde.
Combien étaient-ils? «Un Roumain sur quinze travaillait pour eux», a affirmé l’ancien chef des services secrets roumains, passé il y a dix ans à l’Ouest. «En Roumanie, il y a 23 millions d’habitants et 63 millions d’agents», ricanait un dicton populaire. En réalité, la Securitate comptait 15 000 officiers et 150 000 salariés à temps plein, aidés par une armée d’indicateurs contraints ou volontaires, délateurs zélés ou opposants piégés. Les hommes de la Securitate servaient dans les directions nationales et les 41 «inspectorats» (départements roumains), à raison de 1 000 à 4 000 personnes selon l’importance géographique ou stratégique.
Au plus haut niveau, l’appareil était divisé en six directions et une myriade d’unités spéciales. La direction n° 1, «D1», était chargée de la chasse aux dissidents, bourgeois, religieux, ex-nazis ou communistes réformateurs. Avec la montée de l’impopularité, la «D1» était devenue la direction la plus importante de la Securitate. Son chef, le colonel Ratiu, 55 ans, s’occupait personnellement des grands dissidents, comme Doinea Cornea, le poète Mircea Dinescu, l’écrivain Dan Petrescu, Andréi Plesu, l’actuel ministre de la Culture, et même l’ennemi n° 1, Ion Iliescu, aujourd’hui président du Conseil du Front du Salut national. Le colonel Ratiu a pourtant survécu six semaines après la révolution, le temps de brûler une montagne de dossiers et les archives de son service. Il vient à peine de prendre sa retraite.
La «D2» détenait un secteur-clé pour Nicolae Ceausescu, celui de l’information économique et du contrôle de la production, des usines et des instituts de recherche. La «D3» gérait le secteur du contre-espionnage, avec une section spéciale consacrée aux journalistes. La «D4» faisait trembler… la Securitate avec son armée de CI (contre-informateurs) implantés dans toutes les unités de la police, de l’armée, des pompiers et des services secrets: la «D4» était la Securitate de la Securitate. Les hommes de la «D5» formaient la garde personnelle de Nicolae Ceausescu. «Eux avaient accès aux magasins du Parti et aux privilèges de la Nomenklatura, raconte Dan, l’officier. Pas des intellectuels, mais très entraînés, redoutables, prêts à se faire couper en deux pour défendre Ceausescu.» On les retrouvera les nuits d’insurrection sur les toits de Bucarest.
Reste la «D6», direction des enquêtes pénales de la Securitate, le bout du chemin pour les dissidents trop têtus qui ont connu son centre d’enquêtes, rue Rahoveï, et portent encore les marques de torture.
En dehors de ces six directions, on avait créé les USLA (Unités spéciales de lutte antiterroriste), l’équivalent du GIGN. D’autres unités spéciales ne se désignaient que par majuscules: «T» comme technique, spécialisée dans les écoutes téléphoniques et la manipulation vidéo; «R» pour intercepter toutes les ondes émises par les ambassades, les télex et les radios; «S» pour le viol de la correspondance; «F» chargée des filatures. Information, désinformation, répression, la Securitate couvrait tous les secteurs. Elle avait même constitué sa propre armée, quelques milliers d’hommes équipés de blindés et d’hélicoptères.
«Il n’était pas facile d’échapper à un tel appareil», dit doucement Petre Mihaï Bacanu, rédacteur en chef-ajoint au journal «Romania libera». Il dit cela d’une voix sage, presque timide, avec son allure d’ouvrier d’imprimerie modeste qui attendrait le soir pour ôter ses lustrines. Surtout ne pas se fier à son air d’écureuil craintif; ce Roumain-là n’est pas un homme ordinaire, il est de ceux qui ont affronté le régime et sa Securitate, qui leur ont résisté et qui l’ont payé. A 49 ans, Petre a l’intelligence intacte, mais le corps brisé.
C’était il y a un an. Petre en avait assez de courber le dos dans son journal consacré à la gloire du Conducator. Ils étaient sept comme lui, assez révoltés pour oser marcher sur leur peur. Beaucoup de Roumains rêvaient d’assassiner Ceausescu, Petre, lui, a décidé de lancer un journal clandestin, rien moins. «Parce qu’ils avaient plus peur des mots que d’une bombe.» La feuille s’appelait «R», comme Roumanie, Restructuration et Redressement. Il a passé des semaines à réunir le papier, l’encre et la rotative et avait déjà écrit son premier article, le meilleur, «Ce que nous voulons». La nuit du 24 janvier 1989, les hommes de la Securitate ont enfoncé la porte de son appartement. «On avait été suivis et dénoncés.» On l’a emmené à la prison du 37-39 rue Rahoveï et on a commencé à le briser, avec application. Il y avait la «rôtissoire», une barre métallique où l’on attachait le détenu qui tournait sous les coups, la «mobylette» où on lui enchaînait les pieds, la cheville et la nuque en position accroupie, intenable, jusqu’à l’évanouissement; le «tapis» où l’on roulait la victime pour taper dessus, sans laisser trop de traces; la «centrifugeuse», qui tournait si vite qu’il fallait une à deux semaines pour retrouver la notion du temps et de l’espace, et quelques autres saletés. Les tortionnaires gravaient «I love you» sur leurs gourdins et entraient en pleine nuit dans la cellule avec une arme à la main, sans dire un mot, à côté du lit, pendant deux heures.
«Avez-vous eu peur d’être exécuté cette nuit?», demandait gentiment l’interrogateur le lendemain matin. Petre l’avait surnommé «face de rat». Le camarade-colonel Burloï n’assistait jamais aux séances de torture, il se contentait de venir un peu plus tard poser des questions. «Parlez-moi du groupe R», et il introduisait les réponses dans le bel ordinateur de la Securitate programmé pour relever la moindre contradiction. Et les brutes revenaient, «au minimum une fois tous les dix jours. Chaque fois que je commençais à récupérer». «Face de rat» n’était pas inhumain: quand Petre a failli mourir d’épuisement, on l’a envoyé à l’hôpital, puis on l’a jeté dans un service de tuberculeux, dans les draps d’un lit couvert de sang et de crachats des malades. Il n’est pas mort, alors on est revenu le chercher. «Parlez-moi du groupe R, vous ne nous avez pas tout dit.» L’affaire intéressait la Securitate, le dossier d’instruction épais de 30 000 pages a occupé mille fonctionnaires pendant près d’un an, le temps de déterminer les responsables, ceux qui étaient au courant, ceux qui auraient pu l’être, leurs parents, les enfants et leurs amis…
Sans la révolution, Petre ne serait jamais sorti de Rahovei. Aujourd’hui le rédacteur en chef adjoint de «Romania libera» aurait droit à de longues vacances; il préfère se tuer au travail, seize heures par jour, en avalant des cocktails de vitamines, pour comprendre qui ils étaient, ce qu’ils sont encore et interdire toute nouvelle tentation autoritaire. A Bucarest on s’arrache son journal et ses articles.
Petre n’a pas eu le coeur de revenir voir Rahovei. A quelques centaines de mètres du nouveau palais inachevé de Ceausescu, la prison de Rahovei a des allures de bunker. On frappe, un judas s’ouvre, la porte blindée grince et se referme derrière vous avec un bruit d’éternité. Les couloirs suintent l’humidité et les gardiens ont l’air stupéfait de voir entrer quelqu’un sans menottes. «Ceci n’est pas un centre de la Securitate, sourit le colonel Tudor Stanika, directeur des enquêtes policières. La Securitate occupait l’autre aile du bâtiment, les détenus ont été libérés et l’armée occupe les lieux.» Le colonel travaille à Rahovei depuis treize ans et ne mettait jamais son nez bosselé dans les affaires de la Securitate _ «Je serais devenu suspect, n’est-ce pas?» _,il jure qu’il n’a jamais molesté un détenu: «Je suis président de la fédération national de boxe, nous avons une éthique, Monsieur.» Que vont devenir les locaux de Rahovei? «Il y aura toujours des manifestations, sourit le colonel, et toujours des mécontents, des anciens « ceausescistes », par exemple. Il faudra bien une prison pour accueillir ces hooligans, les détenus politiques.» On finit le café, le colonel, courtois, vous raccompagne jusqu’à la porte au judas: «Bien le bonjour à monsieur Bacanu.»
A la rédaction de «Romania libera», Petre Mihai Bacanu éclate d’un mauvais rire: «Quelle vieille crapule! Ceux qui passaient entre ses mains n’étaient plus des hommes. Il avait inventé un système d’étau pour paralyser les mains et pouvoir enfoncer des aiguilles d’acier sous les ongles. Avec lui les délinquants avouaient n’importe quoi!» Non, Petre Mihai Bacanu n’ira pas à Rahovei revoir le colonel Stanika, ni «Face de rat». Mais il a retrouvé au journal le petit fonctionnaire qui avait mission de le surveiller: «Il est libre et très prévenant avec moi», sourit Petre. Parfois au milieu de la nuit, le téléphone le réveille: «Bacanu, tu es au service des juifs, tu auras une balle dans la tête.» Petre raccroche et se rendort aussitôt: «Le complot juif était une obsession typique de la Securitate.»
Entre ceux qui s’inclinent et ceux qui menacent, il y a les autres, les plus nombreux, ceux qui ont changé de camp. Comme cette journaliste respectable aux cheveux blancs qui, du temps de Ceausescu, vous expliquait que le régime était solide et populaire, écoutait avec attention vos paroles, les classait en affirmations positives _ «Bucarest est une belle ville» _ ou bien subversives _ «Comment va Mme Doina Cornéa?» _ qu’elle transmettait immédiatement à l’officier de la Securitate installé dans l’hôtel des journalistes étrangers. Aujourd’hui, elle crie «Vive la Roumanie libre!», critique ces étrangers qui sous-estiment l’ampleur du «génocide» et vous donne à l’occasion quelques lecons de révolution… Parfois, dans Bucarest, l’air bruit d’une rumeur étrange, comme un froissement de tissu, le son feutré que feraient des milliers de vestes que l’on retournerait en même temps.
La désinformation ne s’arrêtait pas au territoire roumain. Dans la chambre dévastée de la villa d’Elena Ceausescu, traîne à même le sol un dossier oublié: «Note du département de la Securitate _ strictement secret _ exemplaire unique _ 10 mars 1986 _ numéro 0067». Le texte est écrit à la main en majuscules: Elena Ceausescu n’aimait pas porter ses lunettes. Le rapport de la Securitate décrit une mission accomplie avec succès «pour contre-carrer la propagande anti-roumaine développée par des cercles hostiles à l’étranger». En clair, l’agent raconte comment on a invité à Bucarest un journaliste français de la «Revue parlementaire» à qui on a fourni «un riche matériel documentaire». Le résultat a été brillant: quatre articles favorables au régime de Ceausescu. L’agent de la Securitate s’en félicite, «c’est une revue prestigieuse», et promet de diffuser largement les articles dans les cercles politiques du pays, les ambassades, les offices de tourisme, les associations culturelles, l’amitié franco-roumaine, le congrès mondial juif, le conseil de l’Europe, l’UNESCO et l’ONU. Conclusion: «Selon vos indications, on continue d’agir pour assurer la publication d’autres matériaux avec un contenu favorable encore plus soutenu». Elena Ceausescu a dû être satisfaite.
Conciliants ou critiques, les amis étrangers ne pouvaient pas tout voir en Roumanie. Personne n’a visité l’entreprise d’import-export le Danube, créée en 1982, et qui appartenait directement à la Securitate. Le ministère des Finances n’a jamais pu enquêter sur cette société qui négociait tous les contrats sur les métaux spéciaux, comme l’aluminium. Jamais de chèques ni de virements, la société le Danube ne recevait que du liquide et prélevait exactement la contre-valeur des exportations. Le bénéfice de l’année dernière, 198 millions de dollars, a été aussitôt versé sur un compte spécial «015-124-actions 1»: une des caisses noires de la Securitate.
A l’autre bout de Bucarest, à l’Usine du 23-Août, Aurel, membre du Front du Salut national et nouveau responsable de l’usine, épluche les bilans de production. Il est effondré: «Nicolae Ceausescu nous demandait un taux de développement de 32 %!» L’usine métallurgique fabriquait des chemins de fer, des locomotives, des wagons et des tanks; le Conducator aimait bien venir en personne stimuler la productivité. Aurel montre un document qui précisait le scénario d’accueil: «Tout était prévu! Les unités à visiter, les 1 500 ouvriers à préparer avec portraits, fleurs et slogans et le nom des responsables. On savait déjà ce qu’il fallait lui répondre.» Il n’y aura pas d’autres visites de Ceausescu. Heureusement. La dernière avait été catastrophique. «Quand il arrivait, tout le monde tremblait. On savait qu’on ne pouvait pas produire plus de 300 moteurs par an. On lui mentait et on annoncait 1 000!» Aurel se lève, imite les gestes saccadés et la voix de Ceausescu: «Il exigeait aussitot 2 000 moteurs, visitait les chaînes, assurait qu’on pouvait atteindre 5 000 moteurs et quittait l’usine en annonçant 10 000 moteurs.» Aurel éclate de rire: «On lui donnait ses 10 000 moteurs. Sur le papier. Et tout le monde était content.»
On ne contestait pas les instructions lumineuses du Conducator, on obéissait et en silence. La Securitate avait ses hommes à l’intérieur même de l’usine. A l’autre bout du bâtiment, Aurel fait sauter les scellés de cire sur une porte, démonte les barreaux et ouvre trois cadenas: «C’était le bureau de la Securitate.» Tout le monde connaissait ce local, mais seuls les informateurs y pénétraient. A l’intérieur, quatre lecteurs où 26 cassettes tournaient jour et nuit, reliés à des micros installés dans toute l’usine. Quelques téléphones démontés, des casques, des appareils anti-brouillage, des pellicules soviétiques… la Securitate écoutait tout, enregistrait, filmait la vie des ouvriers. «En quittant l’usine, ils ont emporté dans un baluchon 4 000 cassettes pleines». Par terre, quelques fiches oubliées. Devant un nom, une mention: «La mère de sa femme a connu un cousin qui a quitté illégalement le pays.» Une autre: «Père exclu du Parti en 1952; grand-père paysan riche propriétaire de 18 ha.» 20 000 ouvriers à l’Usine du 23-Août, 4 hommes de la Securitate, 4 000 cassettes pleines et des milliers de fiches: la Securitate était un bel instrument.
Il s’est effondré d’un bloc, trois jours avant Noël. L’appareil avait perdu sa qualité idéologique, il servait. Quand le pouvoir a changé de main, il a continué à servir. Une fois Ceausescu en fuite, la révolution aurait même pu se jouer sans un coup de feu. Ce vendredi 22 décembre au soir, les insurgés sont occupés à former le gouvernement; au Comité Central, le général Gouza, chef d’état-major, et le général Vlad, chef de la Securitate, règlent calmement l’activité de leurs troupes. La foule danse sur la place de la République… quand les premiers coups de feu partent des toits. Commencent alors, dans Bucarest, 5 jours et 5 nuits de folie et de confusion où tout le monde tire sur tout le monde sans savoir qui est l’agresseur. Les USLA (anti-terroristes) mettent leur savoir-faire au service de la révolution, le ministre de l’interieur leur demande de vider les souterrains, 12 USLA accourent et l’armée les bombarde: 8 morts inutiles.
A l’aéroport, on tire dans tous les sens, les hommes tombent et il faut, pour les opérer, découper au cutter leurs capotes gelées par le froid. On fait deux prisonniers de la Securitate. Au milieu de la nuit, on décide de les exécuter quand un officier intervient: «Et si on les retournait»? Les deux hommes acceptent, on leur donne des kalachnikov et il se retrouvent dehors aux avant-postes à faire toute la nuit le coup de feu contre leurs camarades de la veille. Le lendemain, l’unité de transmission toute proche de la Securitate envoie trois camions bourrés d’hommes prêter main forte aux révolutionnaires encerclés. Mais l’armée croit à une attaque commando et ouvre le feu: «Erreur tragique: 37 morts», titrera un journal de Bucarest. A la télévision, au Comité Central, les rumeurs succèdent aux fausses informations; civils, soldats sans expérience, gradés, tout le monde perd la tête. «Quoi! 40 hélicoptères dans le ciel, vous en avez abattu 8, venus de l’intérieur du pays? Mais c’est la guerre civile. Alerte! Alerte!», hurle le chef d’état-major accroché à son téléphone en pleine nuit. Agacé, le général Vlad, chef de la Securitate, lui jette un sourire glacé: «Goucha, doucement veux-tu! D’où viendraient ces hélicoptères, la moitié de la flotille roumaine! Moi même je n’en possède que 3. Calme-toi!». Trop tard: les informations, répercutées par le téléphone de l’état-major, survoltent toutes les casernes.
Le samedi matin, Vlad demande au USLA, spécialiste de guerrilla urbaine, d’aller vérifier les immeubles autour du Comité Central. L’armée est prévenue, rien y fait. Quand les premiers USLA marchent sur les toits, un drapeau révolutionnaire à la main, les chars ouvrent le feu à la mitrailleuse lourde. «C’était un merdier absolu», s’emporte Nica Léon, un ingénieur en mécanique, qui a passé une bonne centaine d’heures dans le Comité Central. Le dimanche à 2h du matin, la fusillade devient infernale. Dimitru Mazilu, très excité, a donné l’ordre d’écraser l’«adversaire». «J’ai demandé à Mazilu de fermer sa grande gueule, raconte l’ingénieur, et j’ai pris un talkie-walkie et ordonné à tous les révolutionnaires de cesser le feu. La fusillade s’est arrétée. Aucun ennemi ne tirait. Inouï! On s’entre-tuait, tout simplement.»
Tous les combats ne sont pas imaginaires. Des hommes tirent des toits et d’autres tombent une balle entre les deux yeux; d’autres s’infiltrent, venus des caves. Il n’y a pas de tunnel qui traverse toute la ville mais bien des sous-sols aménagés, sous chaque batiment, avec salle de garde, armurerie, provisions, et réseau souterrain de défense et de fuite (voir encadré page…). Qui les a utilisés? «Les membres de la garde personnelle de Ceausescu, plusieurs centaines d’hommes qui ont poursuivi les combats, dit le nouveau chef d’état-major roumain. L’armée ne soupçonnait ni le nombre, ni l’efficacité de ces tireurs d’élites.» Quand Ceausescu a quitté le toit du Comité Central en hélicoptère le vendredi vers midi, ses hommes étaient déjà là, à leur poste, dans les sous-sols du Palais et du Comité Central. Inertes, jusqu’aux premiers coups de feu de la soirée.
Reste à expliquer ces étranges blessés qui sont arrivés dans les hopitaux de Bucarest. «Elle avait 23 ans, 1m70, mince et solide. Elle avait été touchée pendant qu’elle tirait sur les soldats, se rappelle Alexei, psychothérapeute depuis 15 ans à l’hôpital d’urgence. Il a fallu 10 hommes pour la maîtriser. Elle était blessée, on lui tordait les bras pour la tenir et elle ne sentait rien, c’était stupéfiant.» Le lendemain la jeune femme n’a plus rien d’une forcenée, elle souffre et elle parle. «Elle disait qu’on lui avait fait une injection, qu’elle savait à l’avance où des armes l’attendaient et qu’on lui avait donné plusieurs postes de tir dont le numéro 5, 7 et 22 rue Athéna.» A quelque lits de là, un autre blessé agonise, le cou traversé par une balle. Lui aussi est arrivé en hurlant. «Il disait qu’il avait abattu 13 jeunes place de l’Université; qu’ils en tueraient encore plus et qu’ils allaient tous nous exterminer» raconte le toxicologue de l’hopital. On a eu beaucoup de mal à l’attacher. Insensible à la douleur, l’homme avait réussi à arracher ses liens et à démolir une partie du brancard. Le psychothérapeute et le toxicologue sont d’accord: «Le tableau faisait penser à des doses d’amphétamines melangées à une autre drogue, qui leur donnait ce côté rigide, robot, mécanisé.» La plupart de ces «terroristes» sont morts au sortir de la table d’opération, emportés par un oedème pulmonaire, comme si l’anesthésie associée au choc des amphétamines leur avait été fatale. Tous les autres blessés de ce type auront le même profil: solide, insolent, rebelle, incohérent, mais bien équipé, habillé de trois à quatre vêtements superposés, jeans, training introuvable en Roumanie, treillis militaire et veste de la Croix Rouge. Ils n’avaient pas de papiers d’identité, donnaient des réponses stéréotypées, des adresses fantômes, et prétendaient avoir été blessés dans des quartiers où aucun coup de feu n’avait été tiré.
«Ils avaient deux identités, deux domiciles et plusieurs cartes professionnelles différentes», confie un haut responsable du Front de Salut National. Un homme de la Securitate a affirmé qu’il existait un corps para-militaire clandestin, fondu dans la société civile, qui ne recevait jamais d’ordres écrits et ne rédigeait jamais de rapport; un noyau de combattants silencieux et fidèles, en rapport direct avec le chef de la garde personnelle et Nicolae Ceaucescu. «Dites-moi oui ou non s’il existait une meta-securité?», a demandé Gelu Voican, vice-premier ministre, à Julian Vlad, chef de la Securitate. L’autre a haussé les épaules, en signe d’ignorance. «C’est à devenir fou», enrage Gelu Voican, l’homme qui rêve de démanteler la Securitate.
Avec son crâne chauve et sa barbe blanche, ses vestes militaires et un colt toujours serré dans une large ceinture de cuir, ses yeux brillants et sa voix douce, Gelu, l’amoureux des femmes, des livres et de la démocratie, est un révolutionnaire mystique, un moine soldat, sans doute le personnage le plus étonnant de ce Front de Salut National. Quand la Révolution l’a surpris, il vivait retiré du monde entre son bureau de géologue et sa bibliothéque. Arrêté en Hongrie pour s’être intéressé à un écrivain transylvanien, suspecté par la Securitate parce qu’il était l’ami du dissident Paolo Goma, arrêté une nouvelle fois en 1985 à la veille d’un voyage à Paris, Gelu Voican avait décidé de vivre désormais au milieu de ses ouvrages préférés sur la cabale, les templiers, le tantrisme, le taoisme, le yoga et Wilhem Reich… «Qui est donc ce maître templier, cet espion dont vous parlez tout le temps?», lui avait demandé un brillant enquêteur de la Securitate.
Quand les premières manifestations éclatent, Gelu Voican les regarde passer incrédule, réticent et un brin cynique: «Je ne croyais pas à la force du désespoir. J’avais tort.» Il les suit, les encourage, les conseille, les guide et se retrouve à la télévision au coeur de l’action et du pouvoir. Belle trajectoire pour cet homme qui «ne croit pas au choses temporelles.» Cet admirateur inconditionnel de René Guénon, fasciné par l’ésotérisme, se retrouve «plongé dans le pragmatique, le pouvoir et le doute… Je sens que je vais vieillir très vite.» Il sera politique, soit! Et il va démanteler cette Securitate qui l’a tant pourchassé. D’abord Ceausescu. Gelu Voican sera non pas le juge mais l’organisateur du procès et de l’exécution du Conducator. Le 31 décembre, avec le ministre de l’armée, il fait arrêter quatre généraux de la Securitate, après les avoir entendus. Vlad est suspect de neutralisme. Sylviu Brucan, alors N°2 du Front, l’accuse d’avoir joué double jeu: «Pourquoi n’avez-vous pas donné à la radio l’ordre à vos troupes de cesser le feu et de rendre les armes?» Vlad demande 24 heures et promet de donner des gages de sa bonne foi. On attend, en vain. A la veille du Jour de l’An, à 15h 14, Gelu Voican rencontre Vlad, lui souhaite une bonne année et le fait arrêter: «Nous avions des informations sur un putsch pour le Jour de l’An.»
Le 2 janvier, Gelu Voican reçoit un à un tous les chefs des directions de la Securitate. On leur donne de nouvelles attributions, la Securitate est dissoute et placée sous le contrôle du Ministère de la Défense, sauf la direction contre-espionnage. «Plus tard, après examen des archives, on étudiera leur cas un par un.» Mis à la retraite, recyclés, licenciés ou maintenus à leur poste, les hommes de la Securitate sont toujours là. On en a arrêté moins de 400, «on ne peut pas mettre tout le monde en prison!» Aujourd’hui, l’armée a retrouvé son goût du silence, les officiers se taisent, les procès ne jugent pas grand chose et les batîments publics sont redevenus «objectifs stratégiques»: interdits. Même une autorisation du premier ministre, Petre Roman, ne suffit plus pour visiter le Comité Central. Et Gelu Voican, l’homme qui rêvait de démanteler la Securitate, a l’étrange sensation de piétiner. Du coup, dans la conscience roumaine, la Securitate reprend peu à peu la place qu’elle occupait autrefois. Qui organise les manifestations? Qui sabote la révolution? Qui attend, dans l’ombre, l’heure du retour? La Securitate. ILS! Bien sûr.
En Roumanie, la Securitate est redevenue la première réponse qu’un peuple apportait pendant 25 ans à son angoisse collective. Et venu d’outre-tombe, on croit parfois entendre résonner dans Bucarest le rire satanique de Nicolae Ceausescu.

JEAN-PAUL MARI


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