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« Ici repose Che Guevara… »

publié le 26/09/2006 | par Jean-Paul Mari

L’homme qui voulait allumer un « foyer » révolutionnaire en Amérique Latine a disparu en octobre 1967 après un long calvaire de onze mois au coeur de la jungle bolivienne. On savait sa course folle, ses combats, son arrestation, sa mort. Mais vingt huit ans après sa mort, tout le reste est légende. Il a suffi, en novembre dernier, qu’un général bolivien, affirme savoir où le Che était enterré pour que la fièvre s’empare à nouveau du pays. Depuis, chercheurs, scientifiques, historiens, journalistes…tous remuent la terre et l’histoire de Vallegrande, la « grande vallée » du bout du monde où repose un des plus grands mythes de notre siècle.


On chemine, la gorge nouée, au sommet des nuages qui s’enroulent autour de la montagne. La brume ouate le bruit du moteur, gomme le dessin des virages. La piste de terre est épouvantable. Etroite, bombée, recouverte d’une couche de boue grasse, avec un accotement qui s’affaisse, lèvre boudeuse qui s’ouvre sur un précipice à pic. Il faut abandonner le véhicule, prendre une esquisse de sentier qui conduit vers la Quebrada del Churo, le fond d’un ravin, près du Rio Grande, mille deux cents mètres plus bas. Descente vertigineuse dans le fouillis dense d’une végétation d’épineux. On progresse à grands coups de machete, le corps cassé en deux, sous les branches basses. Ce pays est dur, hostile, sauvage. Le soleil d’altitude fend les pierres et la nuit vous glace jusqu’au désespoir. Il fait trop chaud ou trop froid, l’air est trop sec ou trop humide. Le corps n’est jamais en paix. Comment-ont-ils pu? Onze mois à courir dans cet enfer. A la fin, ils n’étaient plus qu’une vingtaine de guerrilleros, certains sans chaussure, malades ou blessés, tous épuisés, la langue sèche et les pieds gonflés par les oedèmes de la faim. Sans boire, sans manger, sac au dos, arme et munitions sur l’épaule, à fuir quatre mille soldats boliviens lancés à leurs trousses, les avions et les hélicoptères, le napalm et les bombes, à traverser des rivière en crue, des précipices et des montagnes. Comment-a-t-il pu? Lui, qui passait des nuits les yeux grand ouverts, appuyé sur ses coudes, la poitrine secouée par de terribles crises d’asthme. Onze mois. Et la mort au bout du chemin. Le Che et ses compagnons ont vécu le calvaire.
C’était il y a vingt huit ans, au temps où tout semblait possible: transformer le monde, changer l’homme. Bien longtemps avant que le portrait du Che ne s’étale sur les murs de toutes les chambres d’étudiant. D’abord photo historique, puis poster, ombre contrastée sur un tee-shirt, médaillon… Le visage s’est effacé, l’homme a disparu, on a imprimé le mythe. Sans cette chair qui avait tant souffert, sans même sa dépouille disparue ou plutôt cachée par ceux qui l’ont fait exécuter. Et qui, déjà, avaient peur de sa légende future. On savait l’essentiel: le Che, capturé le 8 octobre 1967, assassiné le lendemain, enterré en secret deux jours plus tard. Mais il manquait les os du mythe. Il a suffit, en novembre dernier, qu’un général bolivien, Mario Vargas Salinas, affirme connaitre le lieu de sépulture, dans un gros bourg de montagne, perdu à 770 kms au sud-est de La Paz, quelque part au bout d’une mauvaise piste d’atterrissage pour que toute la région flambe d’un nouvel accès de fièvre. Depuis, des équipes de spécialistes, boliviens, argentins et cubains, remuent la terre de Vallegrande, la grande vallée. Il savent, pourtant, qu’il ne suffit pas de creuser pour déterrer l’histoire. Alors, entre deux coups de pelle, chacun, anthropologue, géo-physicien ou spécialiste de médecine légale, essaie de replonger dans le passé et de suivre, pour mieux la retrouver, la trace oubliée du Che.
Elle reprend là, au fond de ce ravin où rien n’a changé. Sur le flanc gauche, quelques arbres secs où les guerrilleros traqués ont passé leur dernière nuit; à main droite, un carré de maïs où un paysan misérable bêchait au clair de lune, a vu ces « ombre barbues » et court les dénoncer aux militaires. Là, en bas, un filet d’eau au goût amer, coincé entre deux parois rocheuses où deux hommes ne peuvent marcher de front. Les deux issues sont bloquées par les mitrailleuses des rangers boliviens. Le piège se referme. Touché à la jambe droite, la culasse de son fusil détruite par une balle, son pistolet vide, le Che est pris. Vivant.
La veille, il a tenu une dernière fois son journal de bord. Et parle d’une rencontre avec une vieille gardienne de chèvres « qui a une fille goitreuse et à moitié naine; on leur a donné 50 pesos en leur demandant de ne pas dire un mot »… On saute le ruisseau, on grimpe un méchant raidillon pour découvrir une mare, quatre vaches et un porc devant une minuscule cabane de torchis. A l’intérieur, une octogénaire, sourde et aveugle. Et à ses côtés, près de trente ans plus tard, Virgilia, un bout de femme, chapeau indien sur la tête, « naine et goitreuse », mais dont le sourire quand elle parle du Che tranche sur la misère ambiante. « Il était grand, barbu, avec une étoile sur son béret. Il m’a dit: « N’aie pas peur…Nous, on travaille pour toi. Pour les pauvres. Ici, il n’y a pas d’école, de médicaments, d’hôpital..C’est triste. Un jour, il y en aura. » Oh! Il disait la vérité. C’était un homme qui écrivait, comme vous. Une personne intelligente comme ça ne peut pas mentir! Nous, on lui a donné des oeufs, du yaourt, une chèvre. Le soir, il est revenu pour nous donner de l’argent, un billet que je ne connaissais pas. » Elle n’avait jamais vu une somme pareille. « Le lendemain, les tirs ont commencé. Nous sommes restés enfermés toute la journée en priant: « Sainte Mère du ciel! Ils nous tuent le général des pauvres! » Virgilia a conservé des années son beau billet, jusqu’à ce qu’un voisin le dérobe. Peu lui importe: « le Che avait dit qu’il y aurait beaucoup d’eau et les pluies, l’année suivante, ont été miraculeuses! Quand il me manque du pain ou que je suis malade, le Che m’envoie toujours des visiteurs prêts à m’aider. » Virgilia a sa part de bonheur, fruit d’une rencontre entre un grand homme qui savait écrire et une naine prisonnière de sa misère.
Il pleut. On quitte le ravin en direction de la petitet école de La Higuera, là où il a été détenu puis abattu, sur ordre, d’une rafale.
La Higuera est un hameau, une longue rue bordée de maisons, un marché silencieux où des indiens guaranis, corps frêle et visage aigu, s’enroulent dans des couvertures rayées. On sert du « motte », maïs bouilli et des beignets gras. Il y a un mausolée en plâtre du Che; un gros rocher marqué de deux croix là où il a bu un peu d’eau et un musée avec la chaise où il s’est assis. Dans chaque foyer, on prie Dieu et « Santo Ernesto de la Higuera », le Che. La population est dévote, craintive et pacifique. Eux aussi ont renseigné les militaires. « La masse paysanne ne nous aide en rien et les paysans se transforment en dénonciateurs, » a écrit découragé le Che. Ils n’ont pas compris. « Ils ne pouvaient pas comprendre », explique le jeune médecin de la Higuera. Son dispensaire a été construit sur l’emplacement de l’école, rasée par les militaires. Toujours ce souci d’effacer la mémoire. Lui est venu de La Paz travailler ici en souvenir du Che, il marche vingt kilomètres dans la montagne pour voir ses malades et évacue les plus graves accrochés à sa mobylette. Rien n’a changé. La pauvreté, les maladies, de petits paysans dispersés, devenus, depuis la réforme de 1952, propriétaires de leurs cailloux, des hommes méfiants, terrorisés par l’armée qui leur répétait que les « envahisseurs guerrilleros étrangers » allaient voler leur terre et violer leur femme. « Si la colonne du Che passait par ici aujourd’hui, ils le dénonceraient, comme en 1967.. » dit le médecin. Alors pourquoi l’adorent-ils? Pourquoi lui font-ils des autels où ils déposent du pain et du vin? Parce qu’un homme qui a souffert jusqu’à en mourir devient sanctifié. Ils n’ont rien compris au message politique du Che. Mais en catholiques primitifs, ils ont pris ce visiteur barbu, blessé et en haillons pour le christ et invoquent « Santo Ernesto » avec des gestes animistes. Le combattant révolutionnaire a échoué, son message n’est pas passé. Sa course folle a été une longue marche vers la mort. Le 9 octobre 1967, un hélicoptère militaire décolle de La Higuera, en direction du sud. Quand il se pose sur la piste d’atterrissage de Vallegrande, la foule de curieux aperçoit un brancard enveloppé dans un sac de toile, attaché au patin de l’hélicoptère: le corps du Che.
Au milieu du nuage de poussière soulevé par les pales, dans le bruit de la foule et du moteur, un homme se tient immobile, hébété. On avait annoncé l’arrivée du prisonnier, on ramène son cadavre. Gustavo Sanchez, journaliste bolivien, a connu le Che à La Paz en 1952 quand il travaillait au ministère des affaires sociales d’un gouvernement « révolutionnaire ». Un lien « quasi-sentimental » lie le Bolivien à cet Argentin débordant d’enthousiasme, intransigeant et généreux. Le jour où le Che s’aperçoit qu’on passe les paysans au DDT avant d’être reçus par le ministre, il s’emporte:  » Ta révolution, c’est de la merde! » Et il claque la porte du ministère. Les deux hommes se sont revus à Cuba. En 1967, quand on parle du Che à Vallegrande, Gustavo fonce vers ce gros bourg de montagne transformé en ville-caserne, sa grande place et ses auberges grouillant de soldats boliviens, d’officiers supérieurs, d’informateurs, d’agents de la CIA et de journalistes attirés en Bolivie par la traque du plus grand des guerrilleros. Plus tard, Gustavo le journaliste deviendra ministre de l’intérieur le temps d’expédier au pays de Régis Debray un criminel nommé Klaus Barbie. Mais, pour l’heure, il suit le brancard que les soldats portent vers l’hôpital de la ville. Suzanna l’infirmière se rappelle comment elle a déshabillé et lavé le corps, « la veste de treillis, les deux pantalons et les trois paires de chaussettes contre le froid de la montagne ». Elle revoit surtout, « le choc de ces yeux grand ouverts, le regard à l’infini. » Il fait très chaud. Pour lutter contre la décomposition, le médecin de l’hôpital injecte dans l’aorte un demi litre de formol. C’est lui qui le 10 octobre fera le rapport d’autopsie: huit balles, deux à droite et à gauche du cou, quatre balles dans la poitrine, une dans l’avant-bras droit, une autre qui a lui a ouvert la cuisse et une dans la jambe droite. Une exécution. On expose le corps près de deux jours sur le lavoir de l’hôpital. Et toute la ville défile, impressionnée par les yeux de ce « bandit communiste » aux allures de crucifié déposé. Et ensuite? Là commence l’énigme. On sait que la CIA a exigé, comme preuve de sa mort, les mains du Che. Des mains coupées et volées qui après un incroyable périple seront finalement récupérées par Cuba. Et après?..Plus rien pendant vingt huit ans! Bien sûr, chacun des six mille habitants de Vallegrande a sa version. Le photographe qui a mitraillé le Che mort et passe son temps à revendre les mêmes clichés; Eric, technicien allemand installé ici, qui n’aime pas le guerrillero et a filé voir le mur de l’école criblé de balles, la « Professora », autrefois jeune et timide institutrice à La Higuera et qui désormais monnaye ses interwiews; Ligia, femme modeste qui, depuis « le grand jour triste » a décidé de se consacrer aux plus pauvres. Ou Carlos, l’ancien chauffeur de Selitch, le terrible capitaine Selitch, colèreux et brutal, l’homme qui a giflé le prisonnier blessé: « Malgré ses mains attachées, le Che lui a craché au visage! » raconte l’ancien chauffeur. C’est Selitch qui a été chargé de faire disparaitre le corps. Lui sait. Ou plutôt savait. Il a été abattu lors d’un coup d’Etat. Mort. Comme le chef d’état major de l’époque, assassiné à Buenos-Aires. Et le général commandant la région, nommé ambassadeur en France et exécuté par un inconnu au coeur de Paris. Quant au médecin chargé de couper les mains du Che, il mourra, alcoolique et fou. Du coup, Vallegrande parle de la « Malédiction du Che ». Tous morts. Sauf le Général Mario Vargas Salina, celui qui a affirmé que le corps du Che  » était enterré au bout de la piste d’aterrissage.. » Il suffisait de creuser. On l’a fait et on n’a rien trouvé. Et le général, dûment envoyé sur place, a longtemps tourné l’air dubitatif, entre le tracé de l’ancienne et de la nouvelle piste avant de repartir en grommelant que « le terrain, rongé par l’érosion, a beaucoup changé en vingt huit ans. » Ainsi les militaires boliviens se taisent ou se trompent.
Un autre homme a joué un rôle historique. Un petit capitaine de l’époque, devenu depuis général. On le trouve à cinq heures de route de Vallegrande, dans la grande ville de Santa Cruz, derrière la porte de fer de sa villa, assis dans sa chaise de fer: Gary Prado Salmon, cinquante sept ans, l’homme qui a capturé le Che, vit depuis quinze ans paralysé par une balle perdue. Aux premiers jours de septembre 1967, il arrive sur le terrain avec ses six cents rangers formés par les conseillers américains. « L’armée fait preuve de plus d’efficacité.. » écrit le Che. Les Américains lui fournissent leur puissance logistique; les paysans le renseignent. Le 26 septembre, trois guerrilleros du Che meurent dans une embuscade. Le reste? Le général fait rouler son fauteuil vers son bureau, revient avec une feuille de papier, crayonne des montagnes, un ravin, la barrière du Rio Grande, la position des soldats, les mortiers, le dénivelé: tout est clair, précis, présent dans sa mémoire. Sa tactique se résume à un long étranglement. Un combat inégal commence. Le 8 octobre, à treize heures, dans la Quebrada del Churo, des soldats voient deux hommes, dont un blessé, grimper péniblement le long d’une faille de rocher. On les capture. Le jeune capitaine accourt, inquiet. « Le blessé m’a dit: « Je suis Che Guevara. Ne vous inquiétez pas, Capitaine, tout est terminé. » Il a demandé à boire. J’ai tendu ma propre gourde par peur qu’il cherche à s’empoisonner. Il a demandé une cigarette. j’ai tendu un paquet de blondes. Il a refusé: « Pas celles là. Trop douces. Vous avez des brunes? » On l’a attaché sous un arbre. » Gary Prado Salmon conduira le Che à l’école de la Higuera. Et reprendra la chasse des autres guerrilleros. Cinq seulement parviendront à s’enfuir. Le lendemain, un soldat le prévient: les prisonniers ont été exécutés.  » Sur ordre de la présidence à La Paz », dit Gary Prado Salmon. « Par peur du bruit fait autour d’un procès. Comme celui de Régis Debray. De Gaulle nous bombardait d’appels de clémence. « Les consignes de Washington sont claires: pas de survivant, pas de traces. « Plus tard, un membre de la présidence m’a affirmé qu’on avait brulé le corps du Che, écrasé les ossements et dispersé ses cendres. »
Enterré ou incinéré? On ne brule pas facilement un corps avec du bois et de l’essence. Et les militaires ne disposaient que de quelques heures. « Ils n’ont pas réussi à le faire disparaître.. »dit Gustavo Sanchez, le journaliste ami du Che et ancien ministre de l’intérieur. Lui a cherché des archives militaires, un dossier, un rapport, une trace..En vain. « Mais le Che est là. Tout près. Et avec lui, une bonne trentaine de guerrilleros jetés dans des fosses communes. Ils sont là. Je le sens. je le sais. »
Alors, on cherche et on creuse. Mais pas n’importe comment. Très vite, les amis des disparus ont fait appel à « l’équipe argentine d’antropologie légiste » de Buenos-Aires. Une dizaine d’anciens d’étudiants en antropologie qui se préparaient à aller gratter les sites incas. En 1984, après la dictature des colonels, ils réalisent que des dizaines de milliers de personnes ont disparu. Comme autant de trous noirs, de bouches ouvertes, de deuils inconsolés. Tout un peuple d’âmes hurlantes que leurs bourreaux voulaient liquider à jamais. « On a décidé de retrouver les corps, leur histoire, leur mémoire » explique un des chercheurs. » Nous, on les ramène à la surface, à la vie. » Quelques milliers d’enquêtes plus tard, les étudiants sont devenus des experts qu’on a demande aux quatre coins du globe. Ici, à Vallegrande, la méthode est précise. D’abord, l’enquête historique, puis l’audition des témoins, des paysans timides, qui décident de parler en triturant leurs chapeaux, parce qu' »on ne peut pas laisser les gens comme des chiens, sans sépulture chrétienne. » Travail de fourmis savantes qui doit tenir compte de l’érosion, de la géologie, de l’action des charognards, des phantasmes et de la peur. Quand un jeune peone bolivien de l’équipe de recherches est poignardé dans un bar par un ivrogne, aussitôt, Vallegrande reparle de la « Malédiction du Che »! Il faut rassurer, recruter et reprendre l’ouvrage.
Le 12 décembre dernier, un paysan entre en confession à l’église de Vallegrande. Dans son champ, à quatre kilomètres de là, un matin de 1967, l’homme a vu une main qui surgissait de la terre. Dans la « Canada de Arroyo », les chercheurs mettent trois squelettes à jour. Jorge sort ses fiches et examine les restes. Jorge Gonzalès Perez, directeur de l’institut de médecine légale de la Havane, est le plus grand expert de Cuba. Une sorte de génie, moustachu et jovial, qui a accumulé les succès dans les grandes affaires criminelles. Pendant trois ans, en Angola, au Nicaragua, au Yemen ou au Congo, il a travaillé à l’exhumation de deux mille combattants castristes morts au nom de la révolution mondiale. Avant de venir ici, le cubain a enquêté sans relâche. Photos, vêtements de l’époque, cheveu du Che, dentition, opération chirurgicale, formule ADN…Tout est noté sur ses fiches. La « Canada de Arroyo » ne contient pas le Che. Mais, sur un squelette, grâce aux traces d’une ablation d’un kyste réalisé en 1958, on identifie un bolivien, compagnon du Che, Jaime Arano Campero, dit « El Chapaco ». « C’est l’enquête la plus compliquée de ma vie » dit Jorge. « Vingt huit ans, c’est beaucoup! Mais je resterai ici le temps qu’il faudra. On trouvera. » Vallegrande risque de se transformer en un immense champ de fouilles de l’histoire de l’Amérique du Sud.
La Havane, Cuba. Les murs et les vieilles voitures s’écaillent mais les couleurs restent chaudes et il flotte toujours un parfum de tabac et un air désuet d’une révolution passée. Devant une villa de Miramar, Ernesto, fils du Che, répare sa moto. Le garage est encombré des livres appartenant à son père: « Histoire du mouvement ouvrier en Amérique latine », « Traité de chimie organique », « Réforme agraire au Mexique », « Les confessions » de Jean-Jacques Rousseau… Devant la porte, une femme vous acceuille l’air sévère: Aleida March, veuve d’Ernesto Guevara. Elle a le même front, le même caractère, fort, sans concessions. « Lui pardonnait toujours. A tout le monde. Je lui ai dit: « un jour, devant la baïonette d’un militaire, tu t’écriras: « Pauvre petit soldat. Ce n’est pas ta faute mais celle de l’impérialisme! » Moi, je n’ai pas pardonné. A aucun d’eux. Soldats, paysans ou politiques. » Elle se radoucit: « Il n’arrêtait pas de créer, d’inventer. Ce n’était pas un homme de ce siècle. Lui pensait et agissait en même temps. Un intellectuel qui n’était pas assis sur sa chaise mais qui faisait la guerrilla. » Aleida a décidé de consacrer son ancienne maison à la mémoire du Che: « Pas pour en faire un musée. Mais un centre d’études sur sa pensée politique, économique, philosophique. Il a travaillé sur des problèmes médicaux, annoté des tonnes de livres et même écrit des poésies..mauvaises d’ailleurs! » Elle a conservé des cahiers inédits, un carnet sur son premier voyage en Amérique latine et l’intégralité du journal au Congo. Visiblement, le mythe du Che, sa transfiguration, sa défiguration en Christ laïque, l’exaspère: « On en fait un personnage mystique. Quelle horreur! » Elle hausse les épaules quand on évoque les recherches en Bolivie, persuadée qu’on ne le retrouvera pas. Pourquoi? Pour entretenir le mythe? Elle est restée militante, matérialiste, écoeurée par les mièvreries, intransigeante sur les principes. Comme lui. D’un côté, le Che, l’homme, son oeuvre, le centre d’études, du concret. De l’autre, les recherches de restes, des os, les cendres du mythe. « C’était un po-li-ti-que, un homme du réel, capable de sacrifier sa vie pour ses idées. Mais pas avec une vocation de martyr. Il ne voulait pas mourir! » Un silence. Comme une craquelure dans l’armure.  » On avait des projets pour nos vieux jours. S’asseoir ensemble, nous raconter nos histoires, se rencontrer. Il voulait vivre. » On sent qu’elle a envie d’ajouter: « Et moi, avec lui. » Elle sourit enfin. Dehors, on retrouve les touristes, la dollarisation, l’inexorable transition économique. Sur la place de la Révolution, Cuba semble attendre le retour du Che. Comme pour se revitaliser et proclamer que le régime ne quitte pas les sentiers originels de la révolution. Qu’il n’a jamais trahi le Che.
A Vallegrande, en Bolivie, on n’exhumera peut-être jamais le guerrillero et son ombre continuera de planer sur la Cordillère des Andes.  » Mais imagine un seul instant qu’on le retrouve, » a dit un soir Gustavo le vieux journaliste bolivien, l’ancien ministre, l’admirateur du Che. « Si on le ramenait à Cuba! Sur la place de la Révolution. Des millions de personnes réunies, pour suivre ensemble, près de trente ans après les cendres du Che…Imagine! »

JEAN PAUL MARI


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