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Mourir pour Lampedusa

publié le 30/11/2009 | par Jean-Paul Mari

A Lampedusa, 133 immigrés sont morts noyés. Déjà, en 2009, des dizaines de milliers d’Africains, dont beaucoup d’exilés politiques venus d’Érythrée, bravaient la haute mer pour gagner la Sicile et l’Europe. Souvent au péril de leur vie. Récit d’une de ces tragédies.


Par quinze mètres de profondeur, au ras des côtes de l’île sicilienne de Lampedusa, repose sur un socle marin la statue d’une Vierge à l’Enfant. Son regard embrasse le fond de la mer. Et l’eau bleue, tout autour, ressemble à un océan de larmes. Elle pleure les âmes des clandestins, 13 000 immigrés noyés depuis dix ans dans ce vaste cimetière silencieux.

En surface surgit un formidable éperon rocheux de cent mètres de hauteur planté dans la Méditerranée, plus proche de Tunis que des plages de Sicile, un amas de cailloux de neuf kilomètres sur quatre, aiguisés par les vagues, brûlés par un vent infernal et l’incendie permanent du soleil, une île à la beauté âpre et sauvage.

Géologiquement, c’est le plateau africain; politiquement, l’Italie de Berlusconi; humainement, le phare européen des désespérés du Sud.
Le village de Lampedusa, 6 000 habitants, porte le même nom que l’île. Quelques rues en carré, des cubes de maisons beiges, roses ou crème, la pétarade des Vespa, la musique violente du parler sicilien, des femmes de marins et leurs hommes solides, la peau et l’oeil noirs, brûlés par des générations de pêche en mer.

A la terrasse d’un café, une élégante touriste romaine lit «le Guépard», écrit par Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Le pompiste, Faouzi, est tunisien; Ahmed, le garçon de café de l’hôtel Médusa, vient d’Asmara en Erythée; Omar, le vendeur de chaussettes, a grandi au Soudan, et un restaurant face à l’église porte le nom ironique de Sh’Arabia
Haut dans le ciel tourne en permanence un hélicoptère qui passe les côtes au crible de ses jumelles. Les deux extrémités de l’île sont bordées de stations d’écoute hérissées de murs de barbelés et de grandes oreilles métalliques. Autrefois, les Américains surveillaient Kadhafi «le terroriste».

Les militaires étrangers sont partis, mais les radars italiens tournent toujours, moulins à vent locaux, à la recherche des embarcations de miséreux voguant vers l’Europe de Schengen. Il y a quelques mois encore, les Zodiac cinglaient vers Lampedusa, 31000 migrants en un an, hommes, femmes, enfants, jetés sur la haute mer. Une folie ! C’est fini.

Depuis le printemps dernier, les patrouilles italo-libyennes repoussent systématiquement les bateaux de clandestins. A la pointe ouest de Lampedusa, le camp de réfugiés, ses bâtiments brûlés lors d’une révolte, son infirmerie, sa prison temporaire… tout est vide. Et Salomon ne le savait pas.

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La mort à pleine bouche

Salomon Hailé a 25 ans, les bras et les jambes couverts de brûlures dues au soleil, ses cheveux noirs crépus jaunis par le sel et le regard fantôme d’un jeune homme qui a embrassé la mort à pleine bouche. Il a grandi à Asmara, capitale de l’Erythrée, et n’a connu qu’un père soldat, mobilisé contre son gré depuis vingt-cinq ans. Là-bas, la conscription est obligatoire et… illimitée.

Le pays est dirigé d’une main de fer par le président Issaias Afeworki, l’homme qui a mené une guerre de trente ans pour arracher son indépendance à l’Ethiopie. Aujourd’hui, le pays est libre mais Afeworki est toujours en guerre. L’ascète reçoit en sandales au palais et conduit lui-même sa vieille Toyota, mais il reste un éternel guérillero, éduqué en Chine pendant la Révolution culturelle. Imprévisible et paranoïaque, il vit dans la certitude d’un complot permanent de l’Ethiopie, de Djibouti ou de la CIA.

En juin 1998, il se lance dans une guerre sanglante pour récupérer un lopin de terre à la frontière éthiopienne – «mourir pour Zalambessa» -, une guerre de tranchées, façon Verdun africain, où un déluge d’obus broie des milliers d’hommes. Dix ans plus tard, en juin 2008, il fait ouvrir le feu en direction de l’armée de Djibouti qui accueille ses soldats déserteurs : 35 morts et plusieurs dizaines de blessés.

Entre-temps, le 18 septembre 2001, l’homme de fer a lancé une grande rafle contre l’aile réformatrice de son pays. Depuis, les opposants croupissent dans des «prisons» secrètes disséminées dans le pays, des conteneurs en métal abandonnés au feu du désert. Combien ? 317, affirme l’opposition à l’étranger. «L’Erythrée d’Issaias Afeworki est un étouffoir, un bagne et un cauchemar quotidien pour son peuple», dit Léonard Vincent, ex-responsable Afrique pour RSF qui prépare un livre sur cette «dictature africaine, un trou noir de l’information». Un million d’habitants ?- un quart de la population – ont déjà pris le chemin de l’exil. Moitié vers les Etats-Unis et le Canada, moitié vers l’Europe, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Suède. Commentaire du président : «Un jour, ils reviendront. Es sont juste partis faire un pique-nique…»

Comme Salomon, universitaire diplômé d’agriculture qui se retrouve avec un uniforme sur le dos à surveiller le désert de Tesseny à la frontière du Soudan. Cinq mois plus tard, une nuit de juin 2008, il jette sa kalachnikov, cache ses économies dans son slip, emporte deux bouteilles d’eau et prend droit à travers la montagne, pour éviter les patrouilles. Deux jours et deux nuits d’angoisse et il arrive enfin au Soudan, dans le camp de Kassala. A l’étranger, la solidarité entre Erythréens joue à fond.

A Khartoum, il rencontre Zarit, 35 ans, le «grand frère» qui prend Salomon sous son aile, le conseille, le protège. Pour 700 dollars, des passeurs soudanais le conduisent à la frontière libyenne. Le voyage est interminable. Vingt et un jours perdu dans le Sahara, entassé dans la benne d’un poids lourd surchargé, ensablé en permanence, occupé à déjouer les contrôles. On manque d’eau, de nourriture, de sommeil. Le sable du désert est bouillant et il faut attendre la nuit pour dormir assis dans le camion.

A la frontière, ils sont pris en charge par des passeurs libyens brutaux et couverts par des policiers locaux. Ils sont jusqu’à 36 empilés sur chaque 4×4 Land Cruiser, tous erythréens, dans un convoi d’une dizaine de véhicules, avec, deux fois par jour, un quart d’eau puant l’essence qui fait vomir. Les hommes sont battus, les femmes violées. Encore trois jours de voyage vers Benghazi, puis, enfin, la capitale, Tripoli.

«Là-bas, les gens ne sont pas bien…», dit sobrement Salomon qui prend de plein fouet le racisme arabe anti-Noirs. Certains Erythréens sont jetés dans des squats en attendant de laver les sols chez les particuliers ou de transporter des caisses de légumes au marché. Un à deux ans de travail forcé avant d’avoir «payé sa dette». Certains s’enfuient, se retrouvent pourchassés par la police, battus, rançonnés par le premier venu. Ahmed, un ancien des forces spéciales qui a repoussé les tanks éthiopiens à Zalambessa, se rappelle ce morveux libyen de 12 ans pointant un couteau sur sa gorge :«Dollars ! Donne… Sale Nègre !» Surtout ne rien dire, baisser la tête et payer. Les policiers sont bien pires !

Dans la prison de Misratha, à 200 kilomètres à l’est de Tripoli, sans argent, pas de liberté. Peu de nourriture, pas de douche, pas de soins. Viols, coups de gourdin, coups de pied… les morts sont enterrés dans un terrain vague derrière la prison. A la veille d’une visite du HCR, les clandestins reçoivent matelas, couvertures et habits propres… Le lendemain, tout est confisqué. Une centaine de milliers d’Erythréens vivent ainsi en Libye, saignés, brutalisés, violés, exploités, soumis à un esclavage dit moderne, une traite négrière orchestrée par les autorités et le président du Conseil de la Révolution, le colonel Kadhafi.

Le Zodiac tombe en panne

Le 29 juillet 2008, à minuit, Salomon se retrouve enfin sur une plage de Zelten, à 130 kilomètres à l’est de Tripoli, face à un Zodiac prêt à appareiller vers l’Europe. C’est Zarit, le «grand frère», qui a trouvé les 1300 dollars du passage. Sous la lune, Salomon découvre l’embarcation en plastique déjà chargée de… 78 clandestins, dont 26 femmes. Des Erythréens, sauf le «capitaine» et son «marin», deux Ethiopiens qui ne savent manier que des barques sur un lac de montagne. Le passeur libyen a promis un GPS, il n’y a qu’une boussole et un téléphone Thuraya avec forfait limité. «La Sicile, c’est par là…»

Après trente-huit heures de navigation, des lumières apparaissent sur l’eau : «On nous a dit de nous baisser et de rester silencieux.» Le temps passe, les lumières s’éloignent et le capitaine regarde la mer, perdu. Il appelle Tripoli, converse en langue oromo, perd du temps, épuise le forfait. Les clandestins s’emparent du Thuraya pour donner l’alerte en Italie. Plus de batterie, le téléphone est mort.

Au troisième jour, le Zodiac tombe en panne de fioul, désormais condamné à dériver au gré des vents et des courants. Des cargos croisent leur route, quatre à cinq par jour en moyenne, ils voient les naufragés mais aucun ne change de cap : l’aide aux migrants clandestins est désormais un délit en Italie. Plus de nourriture, plus d’eau, les passagers assis, ballottés, collés les uns aux autres, vomissent… «Au quatrième jour, on a commencé à boire notre urine», dit Salomon.

Au huitième jour, le premier homme meurt :«Ona entouré son corps avec des bandelettes, selon la tradition», avant de le jeter à la mer. Au neuvième jour, son voisin délire avant de mourir : «Il disait des choses incompréhensibles, hurlait, Moi, j’avais tout le temps mal à la tête.» Le lendemain, sept morts.

Le onzième jour, quinze d’un coup, dont le «capitaine» et son unique matelot. Deux femmes, violées par les Libyens et enceintes, avortent avant de succomber. «J’ai essayé de boire l’eau de mer, trop salée. Le soleil nous brûlait, j’avais des douleurs terribles dans le ventre, mes gencives étaient de bois; nous étions tous muets, aphones.» On partage l’urine, de plus en plus rare, hommes et femmes. La nuit, les survivants peuvent désormais s’allonger dans le Zodiac, à la place des morts, couchés dans l’eau froide qui entre par paquets de mer.

Au dix-septième jour, Zarit, le «grand frère», l’ami, le protecteur s’en va. «Je l’ai regardé mourir lentement sous le soleil. Sans rien pouvoir faire.» A demi inconscient, lui aussi attend la mort. Il commence à délirer : «Je suis sur la terre ferme, devant une belle montagne blanche que je n’arrive pas à gravir. D’autres gens essaient eux aussi. Ce sont les gens du bateau. Je veux les rejoindre. Quand j’arrive… il n’y a plus personne.»

Le vingt et unième jour, Salomon voit les mailles d’un filet, bien réel. Les marins pêcheurs leur jettent dix litres d’eau, du pain trop dur et un bocal de confiture qui se brise. Et ils s’en vont. Le vingt-deuxième jour, Salomon regarde autour de lui : ils ne sont plus que cinq, quatre hommes, une femme. Après, il ne sait plus très bien. Un avion les survole puis un bateau militaire approche : «Un Zodiac sort de son ventre, des hommes en combinaison blanche, d’autres en tee-shirt et short bleu», sans doute les gardes-côtes de Malte. Ils donnent de l’eau, remplissent le réservoir de fioul et… leur montrent la direction de Lampedusa.

Le calvaire reprend. Au vingt-troisième jour, d’autres mains, italiennes et fraternelles cette fois, le transportent doucement à bord d’un grand bateau, vers Lampedusa.
Salomon sera l’un des derniers réfugiés accueillis sur l’île. Depuis le printemps dernier, les clandestins sont arrêtés, placés en attente sur un bateau ou une plate-forme pétrolière, puis tous réembarqués – hommes, femmes, enfants, vieillards et malades – sur une vedette libyenne qui les ramène… à Tripoli.

Sur l’île de Lampedusa, le maire, Sergio De Rubeis, un colosse de plus de deux mètres, ne décolère pas : «D’abord, ils ont voulu transformer notre camp de réfugiés en Centre d’Identification et d’Expulsion, c’est-à- dire en prison, et maintenant ils renvoient tout le monde, sans discrimination. Criminel !» Cet été, il était dans la rue pour manifester, entouré de tous ses concitoyens. Loin de Milan l’opulente, les Siciliens d’ici connaissent la mer, ses dangers et la douleur de l’émigration.

Et ils savent faire la différence entre des immigrés économiques – Tunisiens, Egyptiens, Algériens ou Africains -, condamnés à devenir chômeurs ou délinquants dans une Europe en crise, et les autres, exilés politiques en danger de mort.

Miroir aux alouettes

A Rome, Roberto Maroni, ministre de l’Intérieur, membre du parti populiste et antiimmigration de la Ligue du Nord, parle fort : «E n’y aura plus jamais de clandestins à Lampedusa, seulement des touristes.» Sauf que l’île très médiatique n’est qu’un miroir aux alouettes. Il suffit d’aller sur la terre ferme, jusqu’à Portopalo, à moins d’une heure de Syracuse, à la pointe sud-est de la Sicile.

Ici, personne n’a oublié que le feu d’artifice de la fête nationale, en illuminant toute la baie, a révélé trois embarcations de clandestins qui se frayaient un chemin vers la côte. A la procure de Syracuse, le commissaire chargé du dossier étale les chiffres, sensiblement les mêmes : «Trente-huit barques jusqu’en octobre 2008, 1492personnes. Huit embarcations, 1 063 arrivées au début d’août 2009. Les bateaux sont plus gros, le trajet plus à l’est, plus long, plus dangereux. Plus personne ne nous appelle au secours mais… les clandestins arrivent toujours.»

Quant à Salomon, réfugié dans le camp de Caltanisetta au centre de la Sicile, il lui a fallu une semaine avant de pouvoir marcher. Et chaque nuit, le même cauchemar le terrorise : «Les morts du bateau viennent me voir, leurs visages ont changé, ils grimacent comme des démons, veulent me parler, m’entraîner avec eux… et je me réveille en sueur.» Au fond de la mer, notre Méditerranée, la Madone de Lampedusa n’a pas fini de pleurer.

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur

LES BONS OFFICES DU COLONEL KADHAFI

C’est un deal froid et cynique entre le président Berlusconi et le colonel Kadhafi. L’un a besoin de montrer qu’il lutte contre le flux des clandestins, l’autre d’obtenir cette reconnaissance de l’Europe en général et de l’Italie en particulier dont il rêve depuis si longtemps. En 1986, le «terroriste» Kadhafi tirait des missiles vers Lampedusa.

Aujourd’hui, il jette ou retient ses émigrés clandestins. Et il pose ses conditions. Après avoir obtenu une vingtaine de millions d’euros pour rénover sa marine nationale, Kadhafi a savouré les excuses du gouvernement italien pour le «passé colonial». En août dernier, lors de la «journée d’amitié libyo-italienne», il a reçu le président Berlusconi venu poser la première pierre d’une autoroute de 1200 kilomètres dont la construction, sur vingt-cinq ans, coûtera 5 milliards de dollars à l’Italie.

Le HCR a beau parler de «situation effrayante» pour les immigrés en Libye et Human Rights Watch dénoncer les «traitements brutaux», un millier de migrants ont été renvoyés en Libye depuis le début de mai. Quant à l’Europe, elle se tait, même si ses dirigeants rougissent de honte quand le colonel Kadhafi débarque à Rome, ou à Paris, en abaya marron et lunettes noires, le poing levé, pour planter sa tente dans les jardins de l’Hôtel Marigny.

JPM


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