Ulysse : le premier homme (1)
Qu’importe le temps ! 3 000 ans après l’«Odyssée» d’Homère, le mythe d’Ulysse continue d’incarner le modèle de la condition humaine. Et l’épopée de son fabuleux périple reste une source inépuisable d’inspiration. De Troie à l’île de Calypso, du pays des Cyclopes aux îles des Sirènes, Jean-Paul Mari a refait le long voyage d’Ulysse en passant par la Turquie, la Tunisie, l’Italie, le Maroc et la Grèce. Il y a découvert une Méditerranée encore imprégnée des mythes de l’Antiquité, païenne, maritime et mystérieuse. Un feuilleton de l’été en cinq étapes
L’«Iliade» et l’«Odyssée» sont les premiers textes de notre civilisation gréco-romaine. Plus tard, à l’époque dite classique, tous les écoliers
grecs feront leurs humanités en travaillant sur les écrits d’Homère. A travers les siècles, cette matière épique, devenue une culture d’une extraordinaire richesse, va irriguer des générations de lettrés, poètes, écrivains, peintres, sculpteurs et musiciens.
Qui est Ulysse ? D’abord, un «mangeur de pain, de viande et buveur de vin», loin des barbares Lotophages brouteurs de végétaux ou des Lestrygons mangeurs d’hommes. Il est roi et fermier, homme pacifique – notre premier objecteur de conscience ? -, qui simule la folie dans l’espoir d’échapper à la mobilisation grecque pour la guerre de Troie.
Il n’aime pas la guerre mais, quand il doit la faire, c’est un guerrier courageux et loyal au combat. Il respecte ses ennemis et réprouve l’attitude d’Achille, le guerrier des guerriers, qui profane le corps d’Hector qu’il a tué en le traînant derrière son char face aux murailles de Troie. Ulysse, lui, respecte les morts, les amis et les dieux à qui il offre les sacrifices rituels, avec qui il commerce, même s il doit parfois les affronter.
Ulysse, «l’homme aux mille tours», est un humain rusé. Il invente le cheval de Troie qui permet aux Achéens de pénétrer dans la puissante cité de Priam que dix années de siège et de féroces combats, menés par l’armada d’Agamemnon, n’ont pas réussi à réduire.
C’est par la ruse encore qu’il évite la mort dans la grotte du monstrueux Cyclope, échappe aux Lestrygons cannibales et déjoue le piège des philtres de Circé la magicienne. Marin, navigateur-explorateur, voyageur curieux de tout, il prend des risques, veut entendre le chant des Sirènes et n’hésite pas à descendre aux Enfers, voyage terrifiant, pour savoir ce que lui réserve l’avenir.
Mais c’est un homme avant tout qui n’hésite pas à mentir, donne de fausses identités si nécessaire, se montre insolent, orgueilleux, vaniteux même, quand il révèle son nom au Cyclope après l’avoir aveuglé, ce qui provoque la terrible colère de son père, Poséidon, maître absolu des mers. Ulysse est aussi un grand séducteur, l’aimé de Pallas Athéna aux yeux pers.
La magicienne Circé, après avoir échoué à le transformer en pourceau, lui ouvre son lit et lui prodigue ses conseils. Et Calypso, sublime déesse du bout du monde, après l’avoir aimé pendant sept ans, lui propose l’immortalité s’il accepte de rester sur son île.
Il refuse pourtant ce cadeau divin, fidèle à sa femme Pénélope qu’il veut retrouver, à son fils Télémaque, à son île Ithaque. Il sait que son destin d’humain est de vivre sa vie, intense, aventureuse et aimante, puis de vieillir sagement entouré de ses proches, et d’assumer son destin.
Ulysse refuse d’être dieu, il choisit de rester mortel, poussant ainsi au plus haut niveau le statut de notre humanité. Il établit un modèle de la condition humaine, celui, charnel, moral et métaphysique, qui a perduré jusqu’à nos jours. Oui, Ulysse est notre premier homme.
Entre les hommes et les dieux
«J’ai navigué avec Homère»
Jean Cuisenier*, ethnologue, helléniste et navigateur, a consacré sa vie et deux expéditions en Méditerranée à retracer le voyage d’Ulysse. Récit d’une odyssée
Le Nouvel Observateur . – Nous connaissons Ulysse par les textes d’Homère. Il y a donc deux mystères. Qui est Ulysse ? Qui est Homère ?
Jean Cuisenier. – Ou plutôt qui se cache derrière le nom d’Homère ? Le poète a-t-il vraiment existé, ou, sous ce nom, s’agit-il d’un rassemblement de rhéteurs, d’aèdes, de chanteurs d’épopées ? En réalité, on ne sait pas très bien à quel moment le texte a été saisi, nous disons «fixé», probablement entre le viiie et le viie siècle avant notre ère. Les textes d’Homère ont été composés à partir de traditions orales, de chants épiques. La société à laquelle ils se réfèrent est celle des principautés mycéniennes, entre le xvie et le xiiie siècle avant Jésus-Christ. En termes archéologiques, il s’agit de l’âge du bronze récent. Il y a donc cinq siècles environ entre le moment où ces poèmes sont fixés et la société qu’ils racontent. A peu près autant qu’entre Charlemagne à Roncevaux et «la Chanson de Roland».
N. O. – L«Odyssée» serait une geste ?
J. Cuisenier. – C’est le premier grand texte de la littérature grecque, fixé sans doute sur ordre des Pisistratides. L’objectif -politique et liturgique – était de fournir à la société athénienne un corpus «officiel», un texte calibré, normalisé, chanté lors des grandes cérémonies religieuses. C’est un ensemble de savoirs rassemblés en vingt-quatre chants très construits. Le ou les compositeurs ont puisé dans plusieurs sources : récits de navigateurs, chants de marins, traditions savantes, connaissances accumulées par les dynasties princières et les grandes familles sacerdotales, toute une académie des sciences et des lettres de l’époque. Voilà pourquoi, à l’intérieur du texte d’Homère, nous trouvons des choses extrêmement variées, des passages très pratiques et d’autres poétiques. Homère a accompli un double travail : il crée une oeuvre unique à partir d’une multitude de sources et compose un texte saisi par l’écriture sur du papyrus, dont seuls quelques fragments issus d’Alexandrie nous sont parvenus.
N. O. – Homère raconte le voyage d’Ulysse en donnant des conseils de navigation très précis…
J. Cuisenier. – On trouve dans l’«Odyssée» des passages qui sont de véritables «instructions nautiques», livrées en trois, quatre, dix ou quinze vers, des données extrêmement précieuses pour les marins de l’époque qui s’avancent en mer inconnue. Nestor, par exemple, décrit comment on a édifié à Troie la tombe de Patrocle sur un grand tumulus sur la côte, de sorte que cela serve d’amer, de point de repère aux navigateurs. Et pour décrire ce qui est probablement l’île de Stromboli dans les Eoliennes, Homère parle d’une «île flottante entourée d’une muraille de bronze», exactement l’aspect du Stromboli quand on l’approche par la mer.
N. O. – Que nous apporte l’ensemble de cette oeuvre ?
J. Cuisenier. – Enormément de choses ! Elle normalise les croyances, propose une vision unique, une «tradition d’enseignement», dirait-on aujourd’hui, la transmission d’un modèle de conduite, le comportement à avoir face aux dieux, aux anciens, aux morts, aux amis. Loin d’être un simple rassemblement, il s’agit d’une oeuvre extrêmement sophistiquée, avec des retours en arrière, des récits dans le récit, des passages où les dieux s’expriment à la première personne… Homère est un poète-architecte, un scénariste consomme qui maîtrise l’art du flash-back.
N. O. – L’«Odyssée» est un voyage. Réel ? Imaginaire ? Ou les deux à la fois ?
J. Cuisenier. – Le retour d’Ulysse est marqué par le terme grec nostos, qui exprime à la fois la colère, la violence et l’apitoiement sur soi face au sort terrible, aux obstacles mis sur le chemin, le désir de retour, le besoin de revenir chez soi pour vivre pleinement, tous les sentiments qui animent l’entreprise difficile de revenir vers sa patrie. C’est «l’algie du retour». D’où notre «nostalgie», qui est en fait un mot savant.
Le lieu de départ, Troie, n’est pas une cité mythique, mais une ville bien réelle, installée sur le même site depuis le VIe millénaire avant Jésus-Christ. Il y eut neuf villes successives, bâties l’une sur l’autre, et dont les ruines étaient parfaitement connues, jusqu’à l’époque byzantine. Puis, pendant plus de deux siècles, on a tout oublié ! Jusqu’aux fouilles de Heinrich Schliemann au xixe siècle. Les fouilles récentes de Manfred Korfmann ont fait apparaître une ville beaucoup plus étendue que la citadelle de Schliemann. Troie était une des grandes cités du Moyen-Orient, placée sur un site stratégique qui contrôlait l’entrée de la Méditerranée vers la mer Noire. Troie est donc suprêmement réelle !
D’ailleurs, tout ce qui dans l’«Odyssée» est relatif à la Méditerranée orientale est géographiquement exact. Les îles sont nommées par leur nom, les mêmes qu’aujourd’hui. Le cap, les durées, les trajets indiqués sont conformes à la réalité de la navigation à voile de l’époque.
N. O.- Vous-même avez fait une vingtaine de voyages et deux expéditions à h voile sur les traces d’Ulysse… Vous l’avez vérifié, texte en main ?
J. Cuisenier. – Oui. Quand Nestor décrit très précisément l’itinéraire pour rentrer de Troie jusqu’à Pylos des Sables dans le Péloponnèse, il est si précis que j’ai pu reconstituer son journal de bord d’île en île, et en donner une carte. Mais au sortir de ce monde, au-delà d’une ligne qui passe de la Crête à l’Italie du Sud et la Libye, on entre dans le bassin de la Méditerranée occidentale; là, c’est le grand saut dans l’inconnu. Plus de noms d’îles et de topographie identifiables, les lieux sont nommés d’après les peuples rencontrés, le pays des Lotophages, des Yeux Ronds, des Lestrygons, ou d’après des figures mythiques, Eole, Circé, la déesse Calypso…
N. O. – Inconnu, donc imaginaire ?
J. Cuisenier. – Les deux thèses s’affrontent depuis toujours. Pour ma part, je crois qu’Homère ou les auteurs des grands chants épiques ne peuvent pas raconter n’importe quoi. Dès le IXe siècle avant notre ère, les Grecs ont lancé de grandes expéditions coloniales et avaient une bonne connaissance de la Méditerranée orientale. Que le poète se trompe et la réaction du public de l’«Odyssée» est immédiate. Les passages nautiques contiennent aussi des informations, à prendre très au sérieux, sur les peuples rencontrés, tout ce qui leur paraissait bizarre, étrange, relevé comme des «singularités des cultures indigènes».
L’histoire des Lotophages, par exemple, nous conte l’arrivée des marins d’Ulysse sur une vague côte habitée par des étrangers, doux, sans prince ni cité, qui «broutent» ce fruit du lotos qui fait tout oublier.. .Voilà tout ! En réalité, le message contenu est très clair pour les navigateurs qui s’approchent de la côte tuniso-libyenne. «N’ayez aucune crainte. Là, il n’y a pas de civilisation organisée au comportement hostile. On peut faire de l’eau, trouver de la nourriture végétale, mais pas de viande, ni de pain ou de vin. Il n’y a pas d’ivoire ou d’étain, pas de commerce, donc aucune raison d’établir un comptoir. Allez ! Faites escale, ne vous attardez pas, et repartez…» Le tout enchâssé dans une belle histoire, et chanté en 55 vers ! Homère, roi de la synthèse, compose une histoire unique et que l’on retient.
Alors, que ce pays du Lotos se trouve précisément sur la côte, l’île de Djerba ou les îles Kerkennah est une question secondaire.
N. O. – E«Iliade» est faite de la guerre de Troie et de h fureur d’Achille et l’«Odyssée», de l’errance d’Ulysse. Comment les Grecs recevaient-Us les deux poèmes ?
J. Cuisenier. – Pour les Grecs des viie et vie siècles, l’«Iliade», longue guerre de dix ans, met fin aux grands combats de «l’âge des héros». Et l’«Odyssée» raconte un voyage fantastique vers les mers de l’Occident de ces héros d’«avant», les Mycéniens, capables de naviguer jusqu’aux côtes italiennes. Elle permet aux poètes épiques de produire une représentation des limites du monde. Il y a les «Ethiopiens» en Afrique noire, les «Hyperboréens», au-delà du vent du nord, pays mythique vers la Suède et le Danemark d’où ne parviennent que quelques bribes d’information, par la route de l’ambre de la mer Baltique jusqu a la Méditerranée. Jason, à la recherche de la Toison d’Or, va vers l’est, la mer Noire, «au bout du monde», comme plus tard Marco Polo vers la Chine.
Pour le monde grec, tout ce qui se situe audelà de la mer Egée est très flou. Les Phéaciens du poème sont un «peuple de passeurs» qui vivent dans l’île de Corfou. A partir de chez eux, les marins se lancent pour le grand bond à travers la mer Adriatique et les côtes italiennes. Les expéditions coloniales viendront plus tard et Marseille ne sera fondée qu’au vie siècle avant notre ère. A l’époque de la rédaction de l’«Odyssée», toutes ces régions occidentales restent de véritables trous noirs. Un monde fabuleux.
N. O. – Les Grecs étaient de futurs colonisateurs, et nous, Européens, ne sommes que d’anciens colonisateurs ?
J. Cuisenier. – Oui. Et tout a basculé dès la Renaissance quand la Méditerranée est devenue ouverte sur l’Atlantique alors qu’elle était jusque-là un monde central. Dans le monde ancien, les peuples grec, étrusque, phénicien étaient plus proches les uns des autres, et les Romains ont unifié leurs cultures. Aujourd’hui, les invasions arabes puis les croisades ont coupé la Méditerranée en deux, entre un Nord chrétien et un Sud musulman.
N. O. – En quoi la mythologie grecque a-t-elle nourri nos valeurs, notre vision du monde ?
J. Cuisenier. – D’abord, dans le rapport à l’au-delà.
II prend deux formes pour les Grecs : la pluralité des dieux, qui gouvernent à la fois le monde et les hommes, et la mort. Dans les textes, il y a des scènes inoubliables de rencontre entre les hommes et les dieux. Athéna, Hermès, Zeus même peuvent revêtir les formes les plus diverses – nuage, source, animal ou homme. L’enseignement est qu’autrui ne peut être jugé sur son apparence et que les «forces désordonnées de la nature» ont une signification qui nous échappe. Nous sommes venus dans un monde qui préexistait, chaotique, sans aucun sens apparent, mais qui parle son langage, et il nous appartient de le déchiffrer.
D’autre part, les êtres humains ne sont pas seulement des hommes qui viennent au monde et disparaissent, mais ils continuent, une fois morts, à avoir une signification pour nous. D’où l’importance des funérailles, des rites du passage de la vie à la mort et, comme l’épisode du devin Tirésias le montre, de l’évocation des défunts. Surtout, l’expérience grecque de l’existence dans l’au-delà est celle d’une vie d’ombre, éteinte, le contraire de la beauté d’une vie qu’il faut célébrer. Achille est le modèle du héros plein de vigueur et de force. Et les banquets de viande rôtie sur la plage sont arrosés de bons vins. On sacrifie les os et les viscères aux dieux, mais on garde la chair rouge pour les hommes. Il y a les dieux et les morts sacrés d’un côté et, de l’autre, la vie à célébrer. D’abord la vie !
N. O. – Et notre Ulysse. ..personnage de chair, héros ou mythe ?
J. Cuisenier. – A-t-il existé ? La question est pour l’instant sans réponse. Mais nous savons qu’il y a eu un culte du héros Ulysse célébré dans son île, Ithaque. Grâce a des preuves archéologiques, des fragments de poteries votives au nom d’Odysseus, le nom grec d’Ulysse. Et Aristote, qui a écrit la «Constitution d’Ithaque», fait mention de jeux cérémoniels à la mémoire d’Ulysse. Il y avait donc un ensemble de rites et de croyances autour de la figure mythique d’Ulysse. Pour nous, l’«Odyssée» dessine une figure de l’homme contraint d’aller toujours plus loin, d’affronter des terres et des mondes inconnus : c’est son destin.
Ulysse est l’archétype de notre humanité aujourd’hui embarquée dans des navigations incertaines, vers des mondes futurs aux contours flous, et nous vivons dans l’espoir de nous retrouver chez nous, comme Ulysse retrouve Ithaque, son fils, son épouse et son père. A lire la prophétie de Tirésias dans 1 «Odyssée», nous apprenons que le héros doit repartir encore, son aviron sur l’épaule, vers l’intérieur des terres, des mondes eux aussi inconnus.
N. O. – Ulysse comme figure de la condition humaine ?
J. Cuisenier. – Ulysse fait l’expérience des deux extrêmes de cette condition. Il rencontre les «mangeurs de lotus», végétariens doux et pacifiques et, à l’opposé, le Cyclope et les Lestrygons cannibales, mangeurs de chair humaine. Du coup, les Grecs «mangeurs de pain», qui cultivent le blé, se situent entre l’indolence de la cueillette du lotos dans les jardins et la sauvagerie des mangeurs d’hommes. Ils représentent le monde civilisé, la condition humaine.
Les héros grecs de l’Antiquité obéissent à une morale païenne, ils rendent le bien pour le bien, le mal pour le mal, aiment leurs amis et détestent leurs ennemis. Loin de la morale de l’Evangile, sublime, mais transréaliste, non humaniste. D’ailleurs, le christianisme est révolutionnaire, mais il n’a pas fait table rase du passé : les Européens sont restés des païens. Mon ami et maître en hellénisme, Jean-Pierre Vernant, disait : «La véritable leçon des Grecs est l’équilibre : entre les dieux et les bêtes.»
Propos recueillis
«C’est moi qui suis Ulysse, oui, ce fils de Laërte…»
Les fureurs de la guerre
Dans la Turquie d’aujourd’hui, où les ruines de Troie ont été exhumées, les descendants du roi Priam n’ont pas oublié leur passé. Ils se méfient toujours de leurs voisins grecs. Et de l’Europe. La guerre de Troie n’est pas finie…
Le dernier des Troyens
«C’est le vent qui a apporté la puissance à Troie», dit la légende. Il est toujours là, fort, en rafales courtes et violentes. Il renverse les verres en terrasse, fait mousser la mer et claquer les drapeaux du port. Bien établi neuf jours sur dix, soufflant du nord-ouest, il interdisait aux galères antiques de la mer Egée la remontée de l’Hellespont – le détroit des Dardanelles -, et le passage de la mer de Marmara vers la mer Noire et l’Asie Mineure.
Chargées d’amphores de vin, d’huile d’olive, de peaux, d’étain, de cuivre, d’ambre et d’ivoire, elles devaient faire escale en attendant la renverse du vent, chercher un port, trouver Troie. Qui tenait la cité de Priam contrôlait le trafic entre l’Occident et l’Orient, ouvrait ou fermait la porte entre deux mondes. Canakkale en frissonne encore.
Blottie sur la côte à quelques encablures de la cité antique, la ville turque regarde ce qu’elle appelle le «Youninistan», la Grèce, en hérissant ses oriflammes rouges à croissant au-dessus de son embarcadère, ses blanches mosquées et les canons rouilles de la guerre de 14-18. Dans ce détroit toujours stratégique coule l’or noir, 47 000 cargos par an chargés de gaz et de pétrole brut.
A chaque coin de rue, le vent claque sur des femmes emmitouflées dans un voile islamique épais, roulé serré sur la gorge, le corps effacé par la bure d’un manteau fait pour briser le désir. D’autres uniformes les surveillent, celui des militaires tassés dans leurs Jeep ou, à flanc de montagne, une gravure monumentale en mémoire de la bataille des Dardanelles. La Turquie a du mal à s’adoucir, même au bord de la Méditerranée.
Heureusement, il y a aussi ces volées d’hommes jeunes, élancés, ces filles superbes, chevelure flottant au vent marin, bras nus et épaules ouvertes. L’air vif d’ici rend à la fois dur et fougueux.
Mustafa Askin est né à Canakkale mais il a grandi à Troie. Soixante ans plus tôt, son père cultivait cette terre avec un soc et une charrue tirée par deux taureaux noirs. Enfant, Mustafa trayait les chèvres et rapportait le lait dans un bidon sur son âne. Il ne comprenait pas pourquoi les gens venaient du monde entier contempler ces ruines.
Lui courait déjà pieds nus dans ces collines empierrées, proche d’une vie archaïque, de Paris et d’Hector, et s’est toujours senti «comme eux, à la fois berger et roi». Un jour, son maître d’école l’emmène au cinéma voir un film de Hollywood sur l’«Iliade».
Sur l’écran, Achille, le Grec maudit, traîne le corps profané d’Hector derrière son char, Troie est en flammes et Mustafa tremble. L’adolescent commence à suivre un Turc germanophone d’Istanbul qui guide les visiteurs étrangers, part un an étudier à Londres, revient à l’université d’Istanbul et choisit Troie comme sujet de mémoire.
Son professeur lui ouvre sa librairie et Mustafa est fasciné. Depuis, guide, historien et écrivain, il ne cesse de fouler le site de Hissarlik, ces vieilles pierres, énormes, grises et douces, les ruines d’immenses murailles qui imposent le respect, au-dessus de la plaine, au bord du fleuve Scamandre où Achille et Hector se sont affrontés à mort.
Là, à ses pieds, avant que le niveau de la mer baisse, il y avait sur la côte 1000 galères de combat, à voile rectangulaire, chacune propulsée par 50 rameurs, une armada de 50 000 redoutables guerriers achéens qui débarquaient en frappant leur bouclier de leur javelot de bronze.
Maudits soient Ulysse et son cheval de bois ! Regardez Troie, la puissante ! Elle a résisté dix ans avant de succomber à la ruse. Mais la Troade existait bien avant la beauté d’Hélène, la folie de Paris, la fureur de Ménélas et l’appétit d’Agamemnon. Et elle a perduré après eux. Elle n’est pas le vestige d’une seule ville, mais une montagne de ruines à plusieurs étages, neuf cités au total – la première édifiée voilà cinq millénaires imbriquées l’une dans l’autre.
Troie I occupée et fortifiée trois mille ans avant notre ère, Troie VI détruite par un tremblement de terre quand Poséidon faisait galoper son attelage dans sa grotte sous-marine, située juste à la hauteur de la faille sismique asiatique, Troie Vlla ravagée par un incendie à l’époque de l’«Iliade»… A chaque fois, sur les décombres de la cité, les Troyens ont rebâti, plus haut et plus solide, en argile cuite ou avec d’énormes pierres taillées en coin, contre les séismes, au point que la ville-champignon a poussé sur ses ruines, Phoenix passant de 16 mètres à 36 mètres au-dessus de la mer.
Troie en cendres mais indestructible, voilà ce qu’on foule au flanc des collines couvertes de pins, la plaine blonde comme un champ de blé mûr, les sentiers où l’on se perd, de l’herbe jusqu’à la taille, entre les bouquets de chardons violets et les coquelicots rouges, les épineux qui accrochent et les buissons secs qui embaument. Le sol craque sous la semelle, grésille, explose de chaleur et d’odeurs : la Méditerranée antique.
Le grand Schliemann, archéologue, aventurier et chasseur de trésors, s’est laissé prendre dès l’âge de 8 ans, quand il reçoit pour cadeau de Noël un album d’images sur Troie et s’écrie : «Troie existe et un jour je h découvrirai !» Heinrich Schliemann, chercheur amateur et un peu sagouin, éventre une colline de Hissarlik en 1870 et découvre des milliers d’ornements, deux diadèmes, soixante boucles d’oreilles, quatorze haches et une coupe en or qu’il s’empresse de nommer le «trésor de Priam».
Pour les archéologues du monde entier, c’est une révélation : Troie existe. Et Mustafa n’aime que l’«Iliade» ! Moins Paris, «cet enfant gâté faiseur d’ennuis» que le sage roi Priam, et surtout l’idole de Mustafa, son grand frère, «k noble Hector, valeureux, doux et loyal, héros anatolien».
Les figures grecques ne le touchent pas, il vomit Achille «l’inhumain, qui outrage un homme à terre», Agamemnon «avide et brutal, qui sacrifie sa propre fille et vole Brisas, la femme d’Achille», et même Ulysse le rusé, «un envahisseur grec», le laisse indifférent.
Après tout, les Turcs ont aussi leur épopée et leur Cyclope nommé «TepeGöz», «Montagne-oeil», aveuglé et tué par un héros anatolien. Il n’oublie pas qu’après la chute de Troie les colonies grecques ont envahi la région comme ils ont profité de la Première Guerre mondiale «pour occuper des terres sans avoir combattu».
Troie, Hector, la bataille des Dardanelles, le grand Atatürk et l’île de Chypre coupée en deux, la Turquie a toujours raison, mais le monde, les Grecs, les forces alliées et maintenant l’Europe se liguent contre elle ! Mustafa le musulman nationaliste est tenté par l’Europe, mais il la redoute, vexé d’être rejeté sous prétexte d’islamisme.
Et il peste : «Les Européens ont toujours une mentalité de croisés ! Ils ne comprennent pas que la Turquie n’est pas une frontière mais un pont.» Rien n’a changé. Depuis l’Antiquité, le vent – énervant, ce vent – hérisse les vagues et les hommes. Et l’Hellespont, les Dardanelles, Troie et Canakkale restent une porte de l’Orient, un point de passage et un point de friction, une terre de conflit. «La guerre de Troie continue, sourit Mustafa. Je suis le dernier des Troyens. Ma cité s’appelle Troie X, période turque.»
Ulysse le pirate
Ils sont repartis d’ici, de la plage de Besika, couverte d’un bon mètre d’algues sèches qui empestent l’iode, dominée par les tumulus des «Tepe», collines artificielles visibles de la mer, les tombes des héros. Ils ont laissé Ténédos, l’île sombre, et foncent vers le nord-est de la mer Egée. Leurs coeurs grondent encore des fureurs de la guerre.
Ulysse et ses compagnons viennent de passer dix ans à affronter et à donner la mort sous les murs de Troie, désormais en cendres. Ils ont encore le goût du sang dans la bouche, la rage au ventre du guerrier, la tentation du crime, de l’excès, de l’hubris, coupables par leur victoire. En face, il y a la Thrace et, sur la côte d’Ismaros, le peuple des Kikones, alliés des Troyens.
Ulysse a décidé un dernier raid, de rafler l’or, piller la ville, tuer les hommes et emporter leurs «femmes à la svelte silhouette». Ulysse traçait droit sur la mer. Aujourd’hui, Turquie et Grèce se boudent, il n’y a pas de ferry et il faut une bonne douzaine d’heures de bus par la côte pour atteindre le port de Kavalla, au pays des anciens Kikones.
La ville occupe toute la baie, un domino de villas blanches et roses qui tapissent les pentes crépues de la montagne jusqu’au ras des lignes de crête. Le port est là, tranquille et voluptueux, baigné d’une eau lisse, serti de quais où sèchent les paquets ocre de filets des pêcheurs. Pas de statue, pas de légende, Kavalla la grecque a oublié Ulysse l’Achéen.
A la question, les jeunes arrondissent un sourcil et les vieux sourient en se rappelant combien Homère les a fait transpirer en classe sur leurs versions de grec ancien. Pourtant, il suffit de lever la tête au-dessus des tuiles du port pour découvrir, plantés sur la montagne, les créneaux et les canons de fonte d’un imposant château médiéval construit sur les restes d’une place forte édifiée dès l’Antiquité.
Les derniers Kikones ont peut-être oublié l’«Odyssée», mais ils se méfient toujours des pirates ! Comme partout en Méditerranée. Déjà, deux mille cinq cents ans avant notre ère, les Phéniciens et les Cretois avaient fait de la razzia une spécialité. Chez les Grecs, Thucydide l’historien dénonce les dérives de la guerre du Péloponnèse, et quand Athènes décline, ses marins au chômage se reconvertissent en brigands des mers.
Le grand César lui-même, capturé sur la mer Egée en 78 avant Jésus-Christ, n’est libéré qu’après rançon. Dix ans plus tard, pour protéger ses livraisons de blé à Rome, Pompée doit organiser une gigantesque expédition de 120 000 soldats et 300 navires. Au XIe siècle de notre ère, ce sont les Barbaresques de l’Empire ottoman et d’Afrique du Nord qui vont saccager la Méditerranée pendant dix siècles.
Ils attaquent les navires, au large des côtes espagnoles et de la Provence, et vendent leurs équipages comme esclaves à Alger ou au Maroc. Il faut attendre, en 1816, une expédition anglaise et le bombardement des ports par une escadre américaine pour que Tunis, Tripoli et le Maroc renoncent à l’esclavage. Entre-temps, un million de chrétiens auraient été détenus, exploités et maltraités. A vie !
Ulysse et ses soudards fondent sur la ville des Kikones, ils volent les femmes, pillent et tuent, mais l’honorable pirate épargne leur grand prêtre Maron, qui lui offre en échange douze amphores d’un vin céleste. «Ulysse l’avisé» veut reprendre aussitôt la mer, mais ses hommes ripaillent sur la plage, boivent et égorgent force moutons et vaches aux cornes torses. Et l’inévitable se produit.
Les Kikones ont alerté les Thraces de l’intérieur, cavaliers redoutables, qui fondent au matin sur la plage. Les Achéens résistent toute une journée mais doivent rembarquer à la nuit en laissant – O sacrilège ! – nombre de morts sans sépulture : «Nous reprenons la mer, l’âme navrée, contents d’échapper à la mort, mais pleurant les amis…» En repartant, sa galère frôle l’île montagne de Thassos, future colonie grecque.
Une côte dentelée, une route en lacets au milieu des pins verts, un air de Liban sans la guerre et un coin de paradis niché sur une presqu’île, entre deux coupes d’eau bleue profonde : Alliki.
Ici, pendant sept siècles, les Grecs ont extrait à même la mer les colonnes de marbre blanc qui ornaient leurs temples sacrés. Tout est encore là, la carrière à fleur d’eau, une truelle, un reste de colonne et ces excavations régulières, comme une marqueterie d’art.
Cette dentelle de marbre échancrée par les hommes et les dieux, la montagne qui pénètre la mer en écartant ses doigts de roche, la poussière de sel marin qui saupoudre un bijou de sable blanc et d’eau aigue-marine… la Grèce, c’est la lumière.
Si je t’oublie, Djerba
Le borée, le vent du Nord, toujours lui ! Il souffle si fort qu’à la pointe du cap Malée Ulysse ne peut pas remonter vers Ithaque. Et vogue la galère neuf jours durant ! Au sud, il y a la côte Libyque, la Tunisie d’aujourd’hui et l’île de Djerba. Au pays des Lotophages, un fruit «doux comme le miel» provoque une amnésie béate. Lotus, datte ou jujubier ? Personne ne sait. Sur place, il reste bien sûr quelques palmiers et surtout de grandes plages où on pratique l’élevage extensif du touriste. D’Ulysse ? Point.
Ici, l’«Odyssée» n’est qu’un prétexte à donner une série de noms homériques à des restaurants sans âme. La zone touristique est faite de terrains un peu vagues plantés d’hôtels-immeubles blanchis à la chaux, d’arbustes nains, parcourus de troupeaux de quads rouges et de rares dromadaires endimanchés pour la photo. Sur le port, des répliques de galions maltais, pavillon noir à tête de mort, renommées «Barberousse» ou «Carthage», font hurler leur sono en revenant d’une île aux flamants roses, sans flamants.
Pour trouver «Djerba la douce» d’autrefois, il faut essayer de se perdre dans les villages de l’intérieur, fouler les carrelages bleus de la vieille synagogue de la Ghriba, protégée comme une ambassade depuis l’attentat du 11 avril 2002 qui a fait 21 morts.
Ou plutôt, à l’aube, au marché à la criée avec ces pêcheurs, l’oeil malin et rieur, qui fouillent le ventre des poissons comme pour y retrouver leur âme de marin. Même si la «mer aux poissons» d’Ulysse est désormais sillonnée par des bateaux-usines japonais qui raflent à grands prix le thon rouge, aussitôt congelé, pour servir des sushis à Tokyo.
Même si la surpêche a vidé la Méditerranée de ses grands poissons, thon, espadon, morue, raie, en ne laissant que 10% à peine des stocks présents dans les années 1950. Une espèce sur trois menacée d’extinction, sept sur dix à la limite du dépeuplement… la Méditerranée est saignée à blanc. Que disait Homère sur ce pays des Lotophages ?
Qu’il y a de l’eau, une population accueillante, mais pas grand-chose à faire. Sinon oublier. Alors oublions. Ulysse repart. Il sait que le plus dur est à venir.
Chronologie
3000 av. J.-C.-2500 av. J.-C. Troie I. Première occupation en Asie Mineure du site de Hissarlik.
XXe siècle av. J.-C. «Les âges obscurs», appelés ainsi à cause de la disparition de l’écriture. Mais c’est aussi l’époque de l’usage du fer et du début de l’organisation des cités.
1800 av. J.-C. Apparition de Troie VI. Certains archéologues pensent que cette ville, solidement fortifiée, correspond à la cité de l’«Iliade».
1600 av. J.-C. Essor de la civilisation mycénienne qui va durer deux siècles.
1250 av. J.-C. Début de la déchéance des Mycéniens. Troie VI est détruite, sans doute par un séisme. Troie Vlla, cinquante plus tard, est la proie d’un violent incendie.
VIIIe siècle av. J.-C. La «Renaissance grecque». Homère (photo) compose l’«Iliade» et l’«Odyssée». L’écriture est réapparue en Grèce dotée de l’alphabet phénicien.
Ve siècle av. J.-C. Epoque classique. Essor de la démocratie à Athènes qui atteint son apogée. C’est aussi le temps des grandes guerres, les Grecs contre les Perses, les Athéniens contre les Spartiates.
336-323 av. J.-C. Epoque hellénistique. Règne d’Alexandre le Grand.
148 av. J.-C. La conquête romaine met fin à l’autonomie des cités grecques.
30 av. J.-C. Rome domine l’Orient.
1870-1890. Heinrich Schliemann mène sept campagnes de fouilles sur le site de Hissarlik, qu’il identifie à la Troie de l’«Iliade». Découverte en 1873 du «Trésor de Priam».
De Troie à Ithaque : Le périple d’Ulysse.
– Après la chute de la cité, Ulysse débarque en Thrace, pille les Kikones, et reprend la mer chargé d’or et de captives.
– Une terrible tempête, déclenchée par les dieux, l’entraîne vers le pays des Lotophages.
– Ulysse aborde au pays du Cyclope mangeur d’hommes.
– Il croise jusqu’au royaume d’Eole, le maître des vents.
– Déporté vers l’ouest, il échappe aux Lestrygons, géants cannibales qui dévorent les marins de sa flotte.
– Le navigateur accoste chez Circé, qui transforme les hommes en pourceaux.
– Le guerrier grec séduit la magicienne qui l’envoie au pays des Morts consulter le devin Tirésias.
– Ulysse échappe au charme fatal des Sirènes.
– Il affronte les dangers de Charybde et Scylla.
– Dans l’île du Trident, ses hommes rôtissent les «vaches du Soleil», animaux sacrés. Zeus foudroie son navire.
– Agrippé au mât brisé, il dérive jusqu’à l’île de Calypso, où la nymphe le retient sept ans.
– Il gagne l’île des Phéaciens, «peuple de passeurs», qui le reconduisent sur son île.
– A Ithaque, une centaine de princes convoitent son trône et Pénélope. Déguisé en mendiant, il massacre les prétendants. Après vingt ans d’absence, Ulysse est revenu chez lui.
Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur
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