L’appétit des géants
Jean-Paul Mari poursuit son périple en Méditerranée, mer de tous les périls, où sombrent les naufragés de la misère et grondent encore les Cyclopes d’hier.
Etna, Sicile:Mon nom est Personne
«Aussitôt qu’apparaît, dans son berceau de brume, l’Aurore aux doigts de rose», Ulysse appareille. Il a quitté le monde des hommes, Troie, les rudes guerriers Cicones et les Lotophages qui broutent leur fruit de l’oubli. Maintenant il navigue, loin de la lumière des Grecs, sa galère noyée dans un brouillard inconnu, peuplé de sous-humains, de monstres et de déesses. Tout est étrange, même la mer couleur lie-de-vin, «la mer vineuse».
Rouge sombre, la Méditerranée ? Oui. L’époque d’Homère sort à peine d’un «millénaire ensoleillé» assez actif pour faire remonter le chêne vert jusqu’en Normandie. Ce réchauffement climatique, déjà !, a permis la naissance d’un monstre microscopique, le Trichodesmium erythraeum, une algue unicellulaire qui colore l’eau en rouge. Les navigateurs en découvriront de l’Erythrée au golfe de Californie et ce tapis d’algues donnera son nom à la mer Rouge.
Il fait chaud et humide, le vent est tombé, la voile bat sur le mât de la galère «à double courbure» et les marins achéens rament dans un silence angoissé. Ulysse, comme tous les Grecs anciens, redoute la haute mer. Aujourd’hui encore, des émigrants clandestins, navigateurs égarés partis d’Afrique, disparaissent ici dans les flots. La barque des derniers naufragés arrivait de Zuwarah, en Libye, avant de couler au large de Malte. Pas de survivants : «Ils voulaient venir chez nous… 140 morts», titre le «Corriere della Sera». Une semaine après le drame, des dizaines de corps flottaient encore dans le canal de Sicile. Au large de l’île de Lampedusa, marchepied des clandestins vers l’Italie, la police a
intercepté un canot pneumatique de 8 mètres, surchargé de 45 clandestins dont 7 enfants. Et en relevant leurs filets, des pêcheurs ont retrouvé 26 naufragés agrippés à un casier fait pour attraper les thons. Ulysse avait raison, cette «mer vineuse» est terrible pour les miséreux.
Le Grec finit par toucher une plage de sable volcanique, au pied de l’Etna, environné de fumerolles et de cendres. A Aci Trezza, quatre rochers de basalte déchiquetés plongent dans l’encre d une eau aussi noire que transparente. Les îles des Cyclopes – les Cyclopum Scopuli des Anciens – ont été propulsées du haut du volcan par le géant Polyphème, aveuglé et fou de rage. Aujourd’hui, les ruelles siciliennes du port donnent sur un front de mer grouillant qui sent bon le poisson grillé, le citron, l’air marin et la volupté de vivre, et les sombres rochers servent désormais d’abri aux amoureux sous la lune. Où est le monstre ? Plus haut, à 3 345 mètres d’altitude, surmonté d’un nuage de feu.
On l’entend gronder, assoupi. Parfois il se réveille, explose. Comme en l’an 121, quand il consume la colonie fondée par les Grecs du VIIIe siècle avant notre ère. Ou quand sainte Agathe meurt en martyre au IIIe siècle après Jésus-Christ, torturée par un proconsul de Sicile, amoureux éconduit mais susceptible. Un an après, le flot de lave qui se dirige sur Catane n’est arrêté que par le voile mortuaire de sainte Agathe tendu par les habitants. En 1669, pas de miracle, la ville est quasiment détruite. Nouveaux séismes en 1881, 1908, 1982… L’Etna est dangereux. Qu’importe ! Catane a toujours dansé au- dessous du volcan. Au plus fort d’une éruption, on a vu les habitants courir les rues s’abritant d’un parapluie contre l’averse de cendres. La région est riche et belle, donne du vin et du miel, des crustacés noirs et des poissons dorés, des pêches, des pistaches et des amandes. Et la route qui grimpe vers l’Etna traverse des villages de pierres noires où claquent le vert brillant des palmiers et le rose des lauriers en fleur.
Soudain, l’air est plus frais et la terre, nue, grumeleuse, labourée par des doigts monstrueux, porte des forêts carbonisées, des rochers suspendus. La dernière coulée est passée là, épargnant ces arbres toujours verts, mais la lave en fusion a momifié le téléphérique et écrasé le toit d’un refuge. Quelle force ! L’Etna, le plus grand volcan d’Europe en activité, est bien comme Polyphème le Cyclope. Il peut somnoler longtemps, mais ses réveils sont terribles. Alors il gronde, siffle, éructe, vomit des gaz et des flots de boue puante. Le Cyclope au cratère au milieu du front, à l’oeil unique sanglant et fuligineux, enrage et appelle ses frères géants au secours, pour se venger de cet humain qui lui a enfoncé un pieu au milieu du front. «Qui t’a fait cela ?», demandent les autres Géants. Lui ne connaît que le faux nom donné par Ulysse l’avisé : «Personne !» Du coup, les autres Cyclopes sont impuissants à trouver l’insolent et Polyphème, fils de Poséidon, debout sur son rocher, hurle sa rage en projetant à l’aveugle ses blocs de basalte dans la mer, à cent mètres d’Aci Trezza, la plage où les amoureux d’aujourd’hui s’embrassent avec la flamme des survivants.
Ile de Stromboli Mario, fils du vent et roi d’Eole
La voilà, «l’île flottante sur la mer, entourée d’une muraille de bronze». Au crépuscule, le royaume d’Eole, maître des vents, tremble dans une brume pastel de gris, de vert, d’indigo. Stromboli émerge d’une fosse marine profonde de 3 000 mètres, roche noire piquante de cactus, saupoudrée des cubes blancs des maisons de Ginostra. Enfant, Mario Cusulito a rampé jusqu’à la mer pour apprendre à nager; à 8 ans, il jetait les filets avec son père. Mario, tête de colosse grec, et ses quatre frères, tous blonds et barbus, sont pêcheurs. Dans le temps, on chassait l’espadon au harpon mais en épargnant le poisson au moment de la ponte et de la croissance. Au printemps, non loin d’ici, il y avait la mattanza, un piège carré de filets qu’on relève, des thons adultes de 2 quintaux happés au crochet de fer, la mer rouge bouillonnante de sang, de quoi faire chavirer d’horreur les écolos et la beauté blonde d’Ingrid Bergman dans le «Stromboli» de Rossellini. En réalité, un prélèvement insignifiant par rapport aux filets serrés des chalutiers modernes, japonais, espagnols, français ou italiens qui ratissent tout ce qui frétille : «La mer va mourir», prédit Mario.
A 65 ans, il n’a jamais consulté la météo et se fie d’abord aux vents et à la direction de la fumée du volcan. Il y a le chaud sirocco du sud, le vent du Mezzogiorno, le levant, le grec et le ponant cattivo, méchant, venu de Sardaigne. Gamin, il regardait les vieux plisser le nez en reniflant les vagues : «L’odeur de la mer a changé. Rentrons !» Et il sait lire le ciel : «Si les étoiles clignotent dans un ciel pur, la tempête est à moins de 80 kilomètres d’ici.» Ici, quand le vent et le courant s’affrontent, Poséidon furieux lance de terribles tornades qui tourbillonnent de la mer aux nuages. Tous les pêcheurs d’Eolie redoutent l’Acuda di Zifero, la Queue de l’Enfer, qui peut couper une barque ou un gros voilier en deux. Pour survivre, un seul moyen : Dieu, San Bartolomeo et la magie. Mario montre le tranchant de sa main : «Il faut tailler la tornade ! Ou mourir.» Il raconte le secret des îles. Cela s’apprend par une nuit de Noël, une vieille femme vous entraîne derrière l’église et vous enseigne les sept mots magiques à ne jamais oublier. Il faut le tranchant de la main ou un couteau, sept mots et trois signes de croix. Et se montrer nu face aux éléments.
Surtout ne le faire qu’en cas de danger mortel, «sinon on fait du tort à Dieu, c’est péché». Une tornade, la main, trois signes de croix et sept mots : «C’est étrange mais c’est vrai», dit Mario, qui affirme l’avoir vu de ses yeux à quatre reprises. La première fois, son filet était pris dans les pierres du fond et la tornade est arrivée, monstrueuse colonne d’eau verticale de 150 mètres, «en haut, l’eau douce centrifugée; en bas, le sel marin». Droit sur la barque. Inévitable. «Un vieux de 80 ans s’est mis à l’avant, sans pantalon et sans slip, il priait.» Trois signes de croix, sept mots magiques et le tranchant de la main. La tornade est taillée en deux : «Le haut est parti dans les nuages, le bas dans la mer, on a reçu des baquets d’eau douce… Nous étions vivants.»
Mario a souvent regretté de ne pas avoir appris la formule magique. Trop tard, il ne pêche plus, mais peint avec force des toiles primitives, dessine le vent, San Bartolomeo et surtout Iddu, «Lui» en sicilien, comme tout le monde ici appelle le volcan du Stromboli. C’est un ami fidèle, doté d’un solide caractère, chaleureux et bavard, qui fume, souffle, gronde et parle sans cesse aux habitants de l’île. Le Stromboli, toujours actif, n’est pas méchant quand il grommelle en laissant échapper ses surplus de lave, mais «quand il se tait, on s’inquiète. La lave refroidit, s’accumule, fait bouchon». D’habitude, Iddu prévient. Un tremblement de terre et un raz de marée annoncent l’éruption. Pas ce jour de juillet 2002 vers 13 heures, où Mario a vu exploser un pan de la schiara, la paroi où s’écoule la lave, des millions de mètres cubes de basalte qui ont plongé dans la mer.
Sur la photo du salon, Mario le blond a les cheveux blancs de cendre. La vague est entrée si brutalement dans une maison qu’elle a comprimé l’air et fait exploser le toit. Quinze minutes plus tard, une vague de 8 mètres frappe à la vitesse de 80 kilo mètre/heure le port de Milazzo en Sicile, soulevant un porte-conteneurs qui a rompu ses amarres. «Ah ! Iddu reste un volcan…», sourit Mario, compréhensif. Les scientifiques avaient prédit l’effondrement de l’île, ils se sont trompés, «comme d’habitude», et tout le monde est revenu en courant à Stromboli vivre avec Iddu. On est si bien ici, sur ce volcan magique, à l’abri des accidents, des crimes et de la violence de Palerme. Dans cette île magique protégée par Eole, hors du temps. «Je sais que je vais mourir ici, dit Mario. Et c’est très bien ainsi.»
Porto Pozzo, Sardaigne: Les «Tombes des Géants»
Les marins d’Ulysse n’auraient pas dû ouvrir l’outre des vents donnée par Eole. La douce île grecque d’Ithaque était déjà en vue et les voilà tous ballottés par des vents fous jusqu’au cap de l’Ours, le pays des Lestrygons, peuple de Géants cannibales, à l’extrême nord de l’actuelle Sardaigne. Pour arriver jusqu’ici, il faut quitter Bonifacio la majestueuse, perchée sur sa falaise, prendre un ferry, débarquer et filer vers le minuscule Porto Pozzo. C’est donc cela, le port des Géants ? Quelques maisons basses, un chemin si discret qu’on le dépasse, des petites collines basses et une baie fermée, plantée d’une flottille de voiliers au repos. Un havre maritime, «car là jamais la houle ne pénètre, ni longue ni courte; partout un calme blanc». Son escadre au repos, Ulysse le prudent tient son bateau à l’écart.
Ici, la princesse est haute comme une montagne, le roi Antipathès porte bien son nom, et des milliers de Lestrygons bombardent la flotte avant de harponner les Achéens comme des thons, dans une scène digne de la mattanza de «Stromboli». Barbares ! disaient déjà les Grecs en parlant de ces peuplades; barbaria, diront les Romains. Le nom de barbericini restera accolé à ces bergers nomades au mauvais caractère légendaire. Au VIIIe siècle, les femmes, plus sauvages encore que leurs hommes, marchent seins nus hiver comme été et défient l’Eglise et son pape Grégoire qui les pourchasse.
Les «trente tribus de barbarie» vivent perchées au sommet d’un massif qui plonge vers la mer Tyrrhénienne, protégées par des chemins raides propices à l’embuscade. Les Romains, les prêtres et les carabinieri ont tous couru en vain après ces rebelles iconoclastes, voleurs de banque et de bétail, amoureux des armes et de la bagarre. Et aujourd’hui, à chaque carnaval, réapparaissent des figures sauvages, mi-bêtes mi-hommes, que des touristes fascinés vont admirer au Musée des Masques méditerranéens.
Sur la route, on s’arrête devant les «Tombes des Géants» de Coddu Vecchju, une série de monolithes de 3 mètres de haut alignés en arc de cercle, avec un petit trou pour les offrandes et une ligne qui marque le passage dans l’au-delà.
Les plus anciens remontent au VIe millénaire avant notre ère mais la plupart ont été édifiés au milieu de l’âge du bronze. La civilisation des nuraghi de la préhistoire sarde a menacé Rome et maçonné des tours en cône de 20 mètres en pierres monumentales. A Nuraghe Albucciu, monticule noyé dans les oliviers et les vignes, émergent les vestiges intacts d’un fortin avec escalier intérieur, cave à grains et muret de surveillance. Blocs énormes, maison de géant.
Durs, rebelles et carnassiers, ces Lestrygons ! Ulysse ne pouvait pas faire plus mauvaise rencontre, et ces illustres guerriers grecs qui avaient vaincu Troie se sont fait dévorer tout cru par les ancêtres mythiques des bandits sardes.
Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur
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