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La route de l’Au-delà

publié le 08/08/2008 par Jean-Paul Mari

La sorcière Circé, les Sirènes, le pays des Morts : il est toujours question d’envoûtement et de néant entre Naples et les îles Galli, où le fric a remplacé le chant fatal des femmes-oiseaux

Monte Circeo, Italie: Le profil de Circé

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A une heure et demie de Rome, sur la côte du Latium, il y a une plage africaine habitée par une sorcière de pierre qui envoûte les hommes qui ont le malheur de l’approcher. Le premier était Ulysse, le dernier s’appelle Alberto Moravia. L’écrivain a aimé la nymphe si fort qu’il n’a plus voulu la quitter et a construit sa maison à ses côtés, sur le sable de Sabaudia. A l’adresse indiquée, «Via Lungomar 159, km 35», un portail en bois vert ouvre sur un jardin broussailleux et une villa cachée, cube de béton nu et brut, d’une extraordinaire simplicité. A l’intérieur, du carrelage en terre cuite, des volets à claire-voie et un mobilier de bois blanc assemblé sans aucun clou. Pas de livre de Moravia dans la bibliothèque, pas de peintures au mur, pas une photo. Un des plus grands romanciers de sa génération écrivait dans une petite pièce, entre un lit d’une place, une table basse et une chaise. C’est tout.

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Cellule de moine ? Non. Il suffit d’ouvrir la fenêtre pour voir apparaître Circé sur la montagne, allongée sur le dos, l’épaule relevée, son corps de pierre lascif et abandonné. La crête dessine un menton un peu indistinct, une bouche aux lèvres entrouvertes, le nez petit, rond, mutin, et un front de falaise qui plonge dans les vagues de la Méditerranée. Vu du large, le monte Circeo ressemble à une île, mais c’est un cap, haut de 541 mètres, surmonté par les ruines d’un temple grec. Pour parvenir jusqu’ici, il faut d’abord traverser le village construit dans les années 1930 par Mussolini en vue d’assainir une région de marécages où les hommes mouraient de fièvres et de malaria. Le Duce, qui voyait grand, a déporté des villages entiers de Vénétie, de Toscane et du Frioul pour venir coloniser la terre. La grande place carrée, les lourdes statues et même l’église au clocher monolithique portent la marque du fascisme triomphant en marche.

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A la sortie du village, un pont jeté sur deux lacs artificiels aux allures de douves de château fort mène jusqu’à la côte. Là s’ouvre enfin un domaine protégé de villas noyées dans les pins, l’espace et le silence, 7 kilomètres de dunes, la broussaille sauvage et le fantôme de Circé aux philtres ensorceleurs. «Leur ayant battu dans son vin de Pramnos du fromage, de la farine et du miel vert, elle ajoute au mélange une drogue funeste, pour leur ôter tout souvenir de la patrie», précise Homère. Qu’ont-ils donc avalé, ces marins achéens pour se retrouver à quatre pattes, transformés en pourceaux ? Les dernières recherches penchent pour le datura stramoine, petite fleur des champs violette bourrée d’atropine qui provoque une forme d’ivresse, des hallucinations, un état de stupeur et la perte de la mémoire. Mais Hermès a fourni à Ulysse un contrepoison, le môlu, un joli perce-neige chargé en galanthamine qui annihile les effets du philtre. Et la magicienne, vaincue, finit par ouvrir ses bras au marin sur la plage de Sabaudia.

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Moravia a écrit ses derniers romans ici, face à la mer, sa joue tout contre le visage de pierre de Circé. Lui aussi a connu une vie de gisant, gamin cloué par une tuberculose des os sur un lit de sanatorium. L’adolescent malade a grandi et écrit des livres rageurs et désespérés. «Les Indifférents», «le Mépris», «l’Ennui» et «le Conformiste» lui ont valu la colère de Mussolini, qui le qualifiait de subversif. Devenu riche et célèbre, sa maison nue resillées. Il l’a construite en 1973 avec Pasolini, son ami amoureux des ragazzi de Rome, assassiné sur une autre plage, une nuit de novembre, non pas par un prostitué homosexuel, mais plus sûrement par trois fascistes qui ont battu à mort le «sale communiste». Plustard, c’est encore à Sabaudia que Bertolucci décide de tourner son film «la Lune».
«Moi aussi, je vis avec le profil de Circé», dit Carmen Moravia, veuve de l’écrivain. Elle est belle et très brune, mince, presque frêle, avec la peau blanche des femmes de Navarre. A 23 ans, elle a rencontré Moravia chez Pasolini; l’étudiante et le vieil écrivain ont parlé cinéma toute la nuit, et ils ne se sont plus quittés. Depuis sa mort, elle revient ici chaque hiver, quand la plage est froide et déserte. Elle se lève à l’aube, descend la volée d’escaliers en terre, pousse la porte de la barrière d’ajoncs qui donne sur la grève, et marche pendant des heures sur un continent lointain. «Moravia adorait l’Afrique. Un jour, sur une plage au Gabon, je lui ai dit : «Regarde, on se croirait à Sabaudia, non ? – Oui. C’est vrai»»

Naples: L’or, l’ordure, la mort

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«Pauvres gens ! vous avez pénétré dans l’Hadés ! et vous vivez encore !… la mort, qui ne saisit qu’une fois les humains, vous la verrez deux fois !…», dit Circé à Ulysse de retour des Enfers. Où est donc ce pays des Cimmériens et sa cité de brumes ? Sur le bas-côté de la route, une odeur acre prend le conducteur à la gorge. Au pied d’un monticule de sacs d’ordures, un homme en guenilles joue du violon. Le Roumain mendie, le feu passe au vert et la voiture démarre en faisant éclater un sac qui traîne. Naples croule sous l’immondice, qu’on appelle ici la munezza. La crise des ordures, manipulée par la mafia, qui refuse les incinérateurs, paralyse la circulation et bouche le passage, transformant les rues en sens unique. Aux carrefours ou sur les aires de sécurité des tunnels sombres qu trouent les collines de Naples, la munezza déborde. Je préfère la forte odeur de soufre de la porte des Enfers, la Solfatara, entourée de fumerolles et de bulles de boue en ébullition au creux d’un cratère qui domine la baie de Naples.

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Giorgio Angarano, gardien des lieux, est le descendant d’une famille de sept frères calabrais qui, en 1868, ont acheté le volcan et l’or de sa mine de soufre pour 36 000 lires. L’un était recteur de l’université, l’autre préfet de police, le troisième directeur d’hôpital, et le dernier, Sébastien, éminent professeur à la Sorbonne, s’est fait chasser parce qu’il testait sur lui-même les effets de la marijuana. La famille compte aussi un as de l’aviation, un champion de boxe, deux de natation et de water-polo, et pas mal de séducteurs-divorcés poursuivis par le Vatican… «Chez nous, tout le monde est peu fou», sourit l’héritier.
Enfant, Giorgio jouait à se rouler dans les bains brûlants de boue noire de la Solfatara en regardant les quarante volcans qui bouillonnaient autour de Naples. Dès l’aube, les ouvriers transportaient le minerai en charrette à cheval, un petit train amenait les premiers visiteurs w jusqu’à l’auberge, où ils louaient le dos d’un âne ou celui d’un homme, moins cher, pour les porter jusqu’au sommet. «Au-dessus de l’entrée, dans sa chambre, ma grand-mère comptait les clients un à un avec des haricots blancs… Elle le fait toujours pour les voitures !»

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La guerre a tout chamboulé, la mine de soufre a fermé, les ânes ont disparu, Giorgio a dû agrémenter les champs de boue d’un camping-parc de loisirs. Mais la tache blanche et jaune clair de la soufrière éclate toujours sur le vert des collines, et les voyageurs du monde entier continuent à se presser aux Enfers. Les Grecs venaient à Cumes consulter la Sibylle, et les Romains ont construit leurs thermes ici, près des forges de Vulcain. Dante, Goethe, tous ont été fascinés par ce lieu effrayant d’ombre et de mystère, de végétation sauvage, de boue en fusion et de vapeurs souterraines. Aujourd’hui encore, Giorgio a dû interdire aux touristes de se lover nus dans la petite grotte au fond du cratère pour prendre un sauna à la porte d’entrée de l’Hadès. «La Solfatara a une âme immuable, dit Giorgio. C’est une divinité, une femme qui ne vieillit jamais, nous sommes les servants du temple et elle nous protège.» Sauf en 1982, quand le phénomène géologique du bradysme a fait gonfler le golfe napolitain comme une énorme bulle. 25 000 séismes en deux ans, plusieurs centaines par jour avec leur épicentre dans les profondeurs de la Solfatara.

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Depuis, chaque année, le deuxième vendredi de mai, les frères très chrétiens de San Gennaro, martyr décapité sur la soufrière au IVe siècle, portent en procession la statue du saint autour du cratère dans une tentative régulière d’exorcisme : la Solfatara est un grand autel païen ! Et tout Naples cherche en permanence à entrer en communication avec la mort. Les hommes d’ici entretiennent avec elle un rapport quasiment amoureux. Dans les catacombes en plein centre de la ville, des milliers de crânes humains alignés témoignent d’une ancienne et épouvantable épidémie. Les Napolitains viennent dans ce «cimetière des Fontanelle», choisir et adopter un crâne, le laver, le décorer de fleurs et de chandelles, lui parler, lui demander un numéro de loto gagnant, la bonne santé du nourrisson, confier leurs peurs et leurs espoirs. Le vivant s’occupe du mort, qui lui assure sa protection. De l’Antiquité grecque à nos jours, Ulysse ne cesse d’interroger l’avenir en consultant le devin Tirésias aux Enfers. Et Naples n’a jamais rompu son pacte avec la mort.

Iles Galli, côte amalfitaine:Le chant des sirènes

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Bien fou qui s’aventure sur cette côte amalfitaine au séjour des Sirènes, «bordé d’un rivage tout blanchi d’ossements et de débris humains, dont les chairs se corrompent». Homère devait parler de cette route en mortels lacets fréquentée par des bus fous, des camions d’essence et des kamikazes en Ferrari, au ras de falaises d’ébène qui plongent droit dans la mer, 400 mètres plus bas. Il avait oublié dans sa description le vert intense de la végétation, les minuscules criques de sable noir et les buissons de fleurs rouges et bleu électrique qui font de la côte amalfitaine une des plus belles du monde. Soudain, au détour d’un virage estompé par des bancs de nuages laiteux apparaissent les îles Galli, virgules de roches écrites sur l’eau à quelques encablures de la côte, visibles depuis Sorrente, un archipel fantomatique, comme un manoir écossais qui surgirait des profondeurs.

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Par la mer, le pilote d’une barque peut les approcher, tourner autour de ses remparts naturels, flirter avec ses anses en imaginant la silhouette du danseur Noureev, dernier occupant des Galli, mais tout le reste est désormais interdit. Le propriétaire actuel, Giovanni Russo, n’a pas acquis li Galli par romantisme, mais pour en faire un objet de profit maximum. «achèterait la maison de sa mère s’il pouvait en tirer un bon prix», dit, avec charité, un journaliste local. L’homme d’affaires, fils d’hôtelier de Sorrente, a vécu cinq ans à Londres avant de devenir le principal touropérateur des Britanniques pour des séjours à prix d’or dans le sud de l’Italie. «Il Russo», aussi désagréable qu’un caporal berlusconien, s’est emparé des Galli de la fondation Noureev, de trois villas de Zeffirelli, , qu’il loue un demi-million d’euros par mois, et d’un palace à Sorrente – 440 chambres, 7 piscines, 5 restaurants -, en s’assurant au passage le quasi-monopole du limoncello, liqueur favorite des gens du Sud. Et il est poursuivi par la justice pour rachat illégal de terrain. On cherchait le charme des Sirènes, on ne trouve que l’Italie avide de la combinazione. Fuyons.

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La grâce, il faut aller au sommet de la montagne pour la trouver, à Ravello, ville-jardin suspendue entre ciel et mer. En 1880, le grand Wagner vient ici, s’écrie «J’ai trouvé mon jardin» et compose son opéra «Parsifal». Gide s’installera à Ravello pour écrire «l’Immoraliste», suivi par Paul Valéry, une foule de lords anglais et Greta Garbo. En 1953, le ténor Caruso chante au premier festival wagnérien, et depuis Ravello se consacre aux arts et à la musique : quatre mois de galas, près de 150 concerts, 15 000 spectateurs en 2003, 63 000 l’été dernier. Ravello cultive le raffinement dans les jardins de sa Villa Ruffolo, où les musiciens jouent, le dos à la mer, perchés à 350 mètres au-dessus des lueurs d’Amalfi. Ce soir, on devrait donner Mahler, mais une grosse averse a noyé la scène et les jeunes de la ville épongent fiévreusement la scène.
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Une joueuse de harpe s’avance enfin, en relevant sa robe noire, suivie d’une soprano qui toussote : les Sirènes ont les pieds dans l’eau. Il fait nuit, l’orchestre fait enfin entendre ses violons, et Ravello exulte, soulagé. Au coeur de l’été, on donne chaque année un Concert de l’Aube qui débute à quatre heures trente et se termine à la lueur du jour avec «Au matin» d’Edvard Grieg. Là-bas, au ras du sol, on aperçoit les îles Galli, le fric et la vulgarité. Au sommet de la montagne, on vit la musique comme une religion, le concert comme une messe. Les Sirènes ont pris de la hauteur.

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur

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