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Le dernier voyage

publié le 01/09/2008 | par Jean-Paul Mari

Les enfants d’Ithaque ont lu Homère et couru le vaste monde. Le souvenir du roi et berger de l’île ionienne ne s’effacera jamais


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Corfou: La colère de Poséidon

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La crique est superbe, la plage d’Ermones bien enserrée par deux bras rocheux et musclés qui s’élèvent haut au-dessus de la mer. La toison épaisse des herbes folles, des pins et des genêts dorés dégouline des crêtes rocheuses sur le gravier rond et doux d’une eau peu profonde… un endroit rêvé pour accueillir un naufragé épuisé. Ulysse est nu, couché dans le sable derrière un buisson. Poséidon a désintégré son radeau construit sur l’île de Calypso et le rescapé a nagé jusqu’à la grève, avant de s’évanouir sur l’île des Phéaciens. Ce «peuple de passeurs» vit à mi-chemin entre le monde des hommes, les Grecs civilisés, «mangeurs de pain, de viande et buveurs de vin», et l’univers extraordinaire des déesses et des monstres.

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Leurs barques magiques voguent toutes seules, à la vitesse de la lumière, sans rames, sans voile et sans gouvernail. Depuis toujours, les Phéaciens assurent le va-et-vient d’un monde à l’autre, à l’image d’Hermès, dieu du Voyage et des Passages. Ulysse dort et il entend des voix de femmes, celles des compagnes de Nausicaa, la fille du roi Alcinoos, venues en char à boeufs laver leurs tuniques dans un cours d eau. La rivière est toujours là, plutôt un ruisseau assez large pour tremper le linge des princesses. Les eaux sont un peu usées et on a construit un pont en bois qui mène à deux tavernes, «Georgios» et «Nausicaa». Bien sûr, comme partout à Corfou, les destructeurs ont fait leur sale travail en bâtissant à flanc de colline un hôtel en terrasses qui défigure le paysage, cette énorme verrue sur le nez d’Ulysse et de Nausicaa «aux bras très blancs et à la belle figure». En lui tournant le dos, on découvre encore au ras du sol des touffes de roseaux verts baignant dans le courant, une cascade de cailloux blanchis et l’or des genêts, blotti dans cette source au creux de la colline. Tout n’est pas perdu.

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Ulysse est sale, hirsute et nu comme un ver, et la princesse à peine pubère tombe immédiatement amoureuse. Elle le mène au royaume de son père, là- haut, sur la montagne. Aujourd’hui, le palais d’Alcinoos est occupé par un monastère grec où les saints hommes du couvent de Saint-Spiridon font la sieste tard dans l’après-midi avant d’ouvrir leurs portes aux touristes. Les cloches sont de bronze, le canon frappé aux armes de la Russie et le Musée religieux expose un énorme squelette de baleine échouée en 1830, «une merveille de la nature qui proclame la gloire du Seigneur !», explique un moine, transporté. Les épaves antiques, les monstres des mers tant redoutés du navigateur grec et d’Ulysse lui- même : tout vient s’échouer sur les plages des Phéaciens ! Dans le centre-ville de Corfou, l’architecture mélange les styles des envahisseurs, statues grecques et romaines, toits de tuiles rouges des maisons vénitiennes, parc anglais et façades italiennes. Il pleut sur Corfou. Un grain lourd comme une lame de haute mer. L’averse fait briller les rues pavées de grosses pierres rectangulaires.
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Dans les impasses cachées, les maisons en désordre se touchent, l’accent populaire et le linge dégoulinent aux fenêtres avec un air de Naples. Mais une bonne âme a eu l’idée d’interdire aux voitures le centre historique, envahi aussitôt par des milliers de boutiques de produits locaux, de cartes postales et de beignets. Effacé le charme des ruelles ! Corfou n’est plus qu’un musée marchand, une boutique de souvenirs à ciel ouvert. Grecs, Romains, Byzantins, Vénitiens, Anglais, Italiens et maintenant touristes du monde entier… Alcinoos a voulu accueillir trop de peuples, même ceux en bermuda et maillot de bain. Tout son royaume a été recouvert d’hôtels, de résidences, de marinas; ses eaux claires salies, les plages, les sources et les rivières recouvertes de béton. L’«Odyssée» raconte que le dieu des Mers, furieux que le peuple de passeurs ait conduit Ulysse jusqu’à son île d’Ithaque, a transformé le bateau des Phéaciens en rocher. Malgré le temps, la malédiction de Poséidon a continué. C’est tout Corfou, autrefois île magique, qui est maintenant empierré.

Ithaque: «Nostos», le retour

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Soudain, une explosion sourde en sous- sol qui se met à gronder, comme un train qui passerait à pleine vitesse sous la route. La terre tremble sous mes pieds, se dérobe, les jambes flageolent. Un des chevaux de Poséidon a encore dû frapper du sabot le sol de sa grotte sous-marine ! Enfin, l’onde mauvaise passe et les autres clients de la station-service à la sortie de Port-Vathy, à Ithaque, se regardent, effrayés. En 1953, un séisme meurtrier a détruit 80% des maisons de l’île, la grotte de Polis et tous ses vestiges archéologiques. En 1949, un autre séisme a ravagé l’île voisine de Lefkada. Un autre encore en 2003. Et celui d’aujourd’hui, d’une magnitude de 6,5 sur l’échelle de Richter, l’épicentre situé à Patras, sur le continent, où il vient de tuer trois personnes et terroriser la population : Ithaque n’en finit pas de trembler. Au sommet du mont Aetos, où on croit situer le palais d’Ulysse, j’enjambe le chaos de murs antiques pris dans les racines des oliviers vieux à peine d’un siècle. Les époques et les couches archéologiques, tout a été chamboulé par les secousses géologiques. Ithaque, longue de vingt kilomètres et large de cinq, est dominée par deux massifs montagneux que sépare un isthme étroit.

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Mais d’ici, comme Homère le précise, on peut voir d’un coup d’oeil arriver ami ou ennemi, embrasser les trois ports et les trois baies de l’île : Polis, Frikes et Afales. Alors, les îles voisines, Céphalonie et Lefkade, peuvent bien mener grand tapage pour s’approprier le roi d’Ithaque ! En vain. Au creux de la première anse, dans la grotte d’Ormos-Polis, les chercheurs ont découvert un tesson sur lequel était inscrit Odysseus («Ulysse»), daté de 35 avant J.-C, et d’autres vestiges d’un culte ancien dédié au navigateur mythique, des preuves brandies par Fotoula Couvaras, la conservatrice du musée local : «Ulysse était bien fils, berger et roi de notre île !» Il faudrait des armées de spécialistes et des fonds pour mettre à nu le présumé palais d’Ulysse au lieu d’une maigre équipe d’étudiants l’été, même encadrés par un professeur passionné d’archéologie.

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Ici, Grecs orthodoxes ou agnostiques, marins, militaires, moines ou communistes, tous vouent un culte à Ulysse. «J’ai appris à lire à l’école avec l’«Odyssée»», dit Denis Sikiotis, tonitruant vieillard de 77 ans. Son père, marchand de tabac, est originaire d’ici, sa mère venait de Rhodésie, lui est né en Chine et a appris le mandarin en tétant sa nourrice, avant de faire carrière comme professeur de chimie au Royal Melbourne Institute of Technology, à Melbourne, en Australie : «Nous sommes tous Ulysse, marins et migrants d’Ithaque.» Il est parti à 18 ans, communiste pourchassé par la junte militaire, avant de revenir en catimini par l’île de Lesbos, en rêvant de la mère patrie. La montagne d’Ithaque a toujours eu du mal à nourrir ses enfants, les champs minuscules sont entourés de gros murs de pierres soutenus par des terrasses. Les marins sont allés jusqu’en mer Noire faire commerce et s’enrichir. Puis le bateau- vapeur a tué la voile et le tremblement de terre massif de 1953 a donné le coup de grâce, provoquant un véritable Exodus.

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Les hommes ont embrassé leur Pénélope en noir, en espérant qu’elle leur reste fidèle, et ils sont devenus marins ou capitaines dans la marine marchande, ont émigré en masse aux Etats-Unis, en Afrique du Sud et en Australie, où Melbourne est devenue la «troisième ville de Grèce». «La tragédie des familles d’ici est la séparation», dit le professeur, qui fait scandale quand il proclame que l’île a longtemps oublié son héros. Les gens d’Ithaque ? Des Albanais arrivés en 500 de notre ère ! «Un ami chercheur a épluché les documents administratifs avec 2 500 noms de l’époque. De 1700 à 1900, pas un seul nom homérique. On s’appelait Alisantros, Kalo ou Giakoumos. Aujourd’hui, j’ai un frère nommé Hector; un oncle, Ulysse; et un autre, Télémaque !» Entre-temps, explique le professeur, des chercheurs étrangers, comme Victor Bérard, sont venus ici ressusciter le mythe, une aubaine pour les descendants d’Albanais en quête de glorieuses racines qui s’entêtent à lire l’«Odyssée» d’Homère à la lettre, comme une Bible. Sur l’île, la thèse du professeur fait grincer des dents : «Oh ! J’ai même reçu des menaces par téléphone.» Qu’importe ! Le mythe est si fort qu’il imprègne les coeurs et les âmes des hommes d’ici : «Moi-même, je me sens d’Ithaque. Pas de Grèce, ni d’Athènes. Non, d’Ithaque, mon île.»

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Le professeur est atteint d’une maladie très répandue ici, la nostos, la nostalgie, la tristesse infinie de l’exil, le désir de retour, un besoin vital : «Les hommes de ma génération, émigrés, continuent l’«Odyssée», désireux de retrouver leur île et leur famille. Et ceux qui ne reviennent pas meurent avec des larmes dans les yeux», dit le professeur revenu poser ses dernières valises chez lui. Comme Ilias, ce restaurateur de la plage de Frikes. Quinze ans en Australie, une carrière en or, mais qui sentait «en permanence une main lui arracher le coeur !». Nostos, la nostalgie, le retour. De l’époque d’Homère à nos jours, Ithaque ne cesse de vivre le même arrachement et le même périple interminable et douloureux, de refaire le voyage d’Ulysse.

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Qu’est-ce qui a changé dans cette Méditerranée ? Rien ou si peu. Troie, en Turquie, est toujours un point de friction et de rupture entre l’Occident et l’Orient. L’Etna des Cyclopes continue à gronder, le pays d’Eole à être le royaume des vents, Charybde et Scylla, le détroit de Messine, à menacer les navires, et Naples, amoureuse de la mort, reste la porte d’entrée des Enfers. Le mont Circé respire la magie de l’Afrique, et Calypso, l’île cachée, vit toujours au bout d’un monde disputé comme les Colonnes d’Hercule. L’Orient est encore compliqué, en guerre, et les navigateurs aventureux, immigrants clandestins, partent toujours du sud vers le nord, d’est en ouest, pour venir chercher fortune et se noyer aux portes de l’Europe. L’Antiquité nous imprègne par tous les pores. Et deux millénaires de christianisme n’ont pas changé grand-chose à notre fond d’âme grecque : nous sommes d’abord païens !

Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur

Le chemin vers Ithaque.

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 » Quand tu prendras le chemin vers Ithaque
Souhaite que dure le voyage,
Qu’il soit plein d’aventures et plein d’enseignements.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les fureurs de Poséidon, ne les redoute pas.
Tu ne les trouveras pas sur ton trajet
Si ta pensée demeure sereine, si seuls de purs
Émois effleurent ton âme et ton corps.
Les Lestrygons et les Cyclopes,
Les violences de Poséidon, tu ne les verras pas
A moins de les receler en toi-même
Ou à moins que ton âme ne les dresse devant toi.

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Souhaite que dure le voyage.
Que nombreux soient les matins d’été où
Avec quelle ferveur et quelle délectation
Tu aborderas à des ports inconnus !
Arrête-toi aux comptoirs phéniciens
Acquiers-y de belles marchandises
Nacres, coraux, ambres et ébènes
Et toutes sortes d’entêtants parfums
– Le plus possible d’entêtants parfums,
Visite aussi les nombreuses cités de l’Égypte
Pour t’y instruire, t’y initier auprès des sages.

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Et surtout n’oublie pas Ithaque.
Y parvenir est ton unique but.
Mais ne presse pas ton voyage
Prolonge-le le plus longtemps possible
Et n’atteint l’île qu’une fois vieux,
Riche de tous les gains de ton voyage
Tu n’auras plus besoin qu’Ithaque t’enrichisse.
Ithaque t’a accordé le beau voyage,
Sans- elle, tu ne serais jamais parti.
Elle n’a rien d’autre à te donner.
Et si pauvre qu’elle te paraisse
Ithaque ne t’aura pas trompé.
Sage et riche de tant d’acquis
Tu auras compris ce que signifient les Ithaques. »

Poème de Constantinos Kavafis (traduction de Jacques Lacarrière)

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