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Afghanistan. Qala-e Janghi. « Massacre à la citadelle »

publié le 29/08/2021 | par Jean-Paul Mari

Une semaine de combats acharnés, plusieurs centaines de morts, des atrocités en série: la révolte de Qala-e Janghi, la plus sanglante bataille de la guerre d’Afghanistan, résulte de mensonges et d’erreurs tragiques qui mettent en cause le général ouzbek Dostom, la CIA et les forces américaines.
Jean-Paul Mari est revenu sur les lieux d’une tuerie insensée


Des chiens errants fouillent le ventre des chevaux morts; une jument affolée hennit de douleur en claudiquant sur trois jambes, le sabot droit postérieur arraché; un char de l’Alliance du Nord avance dans la cour en écrasant de ses chenilles les corps des talibans vaincus; certains morts ont encore les coudes liés, haut dans le dos; un blessé gémit, un soldat s’approche et lui écrase la tête avec une grosse pierre, un autre arrache avec une tenaille une dent en or à un cadavre; devant une maison rose, sous une treille, le corps d’un homme de la CIA est recouvert par le cadavre piégé d’un taliban; entre les deux hommes, une grenade prête à exploser, goupille enlevée; au bas d’un escalier souterrain noirci par un incendie clapote un mètre d’eau sale où les cadavres des insurgés arabes et étrangers flottent, nez en bas, dans une odeur de putréfaction; dehors, un combattant chaussé de caoutchouc brut dépouille un mort d’une paire de baskets neuves, les lave dans l’eau boueuse d’un ruisseau et les enfile, satisfait. Le chaos.

Hommes et chevaux mêlés, éventrés, têtes et membres arrachés, éparpillés. La mort et le chaos.
Dans la brume d’un matin de novembre afghan, les premiers témoins qui pénètrent dans la vaste cour sud de la forteresse découvrent le résultat de la mutinerie de Qala-e Janghi (la  » citadelle de la guerre « ). Aujourd’hui encore, on marche sur un tapis de douilles, de grenades à main, d’obus de mortier, de roquettes antichars et de munitions, avançant le pied avec réticence, le souffle court, sur le moindre espace libre, comme un chat pose les pattes entre les flaques d’eau. Les bombes américaines ont soufflé et calciné camions, Jeep et véhicules tout terrain. Les grands pins du parc ont leur feuillage haché, les branches cassées, le tronc percé par la mitraille.

Tout n’est que jardin mort, murs noircis, casemates criblées d’impacts, ferraille tordue, amoncellement de pierres et de poutres. Un décor en bouillie où l’on ne trouve pas vingt centimètres sans cicatrice. Et là, sous la treille devant une maison autrefois rose, des dizaines de longs turbans noirs talibans, jetés comme de vieux torchons, traînent sur le gravier.

C’était Qala-e Janghi, un palais de khan édifié vers 1885, une citadelle en pisé, de brique crue et de boue ocre, un rectangle long d’un demi-kilomètre, deux immenses cours nord et sud plantées de tours de guet, d’une double ceinture de remparts et de créneaux qui dominent à 20 mètres de hauteur le désert à la sortie de Mazar-e Charif. Les cavaliers locaux, fous de bouzkachi, l’avaient transformée en une immense écurie pour leurs trois cents pur-sang.

Une formidable mutinerie et sa féroce répression, mélange d’obscurité du Moyen Age et de technologie d’avenir, ont fait de cette forteresse historique la plus longue bataille, le plus grand massacre de la guerre d’Afghanistan. Il a duré toute une semaine. Et s’est terminé comme il a commencé: par une reddition.

« Avec mes hommes, j’ai capturé des talibans et des combattants d’Al-Qaida qui se battent habituellement jusqu’à la mort. Je les remets, vivants, aux gens du général Dostom. Et tout se termine par une énorme boucherie! Quel gâchis, quelle honte pour nous tous… » Shamsulhaqk Naseri est pachtoune, seigneur de Balkh à l’œil noir et au regard droit, grand et élancé, noble couronné d’un turban gris argenté, propriétaire de chevaux de bouzkachi qui frémissent sous leur couverture dans les allées du parc. Et ses mains aux doigts fins tremblent d’indignation.

Bien avant le 11 septembre, il est déjà en contact avec le consulat américain, qui cherche déjà à déstabiliser les talibans puis il gagne l’Afghanistan équipé de trois téléphones satellites. Les Américains ont doté Dostom d’un trésor de guerre de 300000 dollars, Shamsulhaqk en reçoit 50000 et fait parvenir un téléphone satellite au maire de Kunduz et à d’autres commandants dans la ville-bastion. Le jour, ses agents repèrent l’emplacement exact – carrefour, rue, caserne – des forces d’Al-Qaida; le soir, les spotters transmettent les renseignements à l’étranger, où des spécialistes chiffrent les coordonnées sur une carte d’état-major; la nuit, les missiles américains téléguidés frappent l’objectif avec une précision stupéfiante.

Quand Mazar-e Charif, la capitale du Nord, titube sous les coups, Shamsulhaqk lance ses troupes à l’assaut, harcèle les talibans, leur enlève une quarantaine de véhicules, en tue ou capture 200. « Le 9 novembre à 21 heures, j’ai appelé Dostom pour lui dire que la ville était ouverte. C’est là qu’il m’a demandé de régler le problème de Kunduz. Pacifiquement. »

Kunduz ! Ce n’est pas une ville mais un verrou à 160 kilomètres à l’est de Mazar-e Charif, cadenassé par 8000 à 10000 talibans, et surtout 2000 « djihadis » d’Al-Qaida, combattants islamistes arabes – saoudiens, égyptiens, yéménites… -, pakistanais, ouzbeks ou tchétchènes. Ceux-là se fichent des règles du jeu guerrier afghan. Il ne suffit pas d’enfoncer leurs lignes pour qu’ils se retirent de la ville ou se rallient. D’ailleurs, qui en voudrait? Les hommes de Ben Laden étaient puissants, arrogants, brutaux. Pour les Afghans, ils restent des hommes d’ailleurs, par qui le malheur est arrivé.

Ils le savent et ne rêvent que de mourir à Kunduz, dernier Stalingrad avant le paradis des martyrs. « Pacifiquement… », a dit Dostom? Il faut donc négocier. Ici, tout le monde se connaît, vainqueurs et vaincus, bourreaux ou victimes. Shamsulhaqk a un oncle, Amir Jan, commandant pachtoune, ex-taliban, rallié par conviction – c’est rare – à l’Alliance du Nord. Il prend contact à Kunduz avec le chef de l’état-major taliban, le mollah Fazeel. Quelques jours plus tard, dans Qala-e Janghi qui n’est encore qu’une belle citadelle, un meeting réunit le mollah Fazeel, Dostom le général, Atta Mohammed et Mohaqeeq, chefs des principaux mouvements d’opposition.

Sur le même tapis de palabres, il y a aussi un homme corpulent, grand et pâle, la barbe courte: le chef des forces spéciales américaines à Mazar-e Charif. Dostom promet: mollah Fazeel et les chefs talibans seront autorisés à filer vers Herat, porte vers l’Iran ou Kandahar. Quant aux « étrangers » d’Al-Qaida, ils seront remis aux Américains. « Et s’ils refusent? », avance mollah Fazeel. Un temps. Dostom l’Ouzbek est tenu pour un boucher capable de mettre une ville à sac ou de faire passer ses propres soldats indisciplinés sous les chenilles d’un tank. « Al-Qaida? On les laissera passer eux aussi… », concède Dostom. Personne ne précise qu’ils seront arrêtés et désarmés.

Dans un autre meeting, secret, mollah Fazeel prévient Dostom: « Ecoutez, si vous ne faites rien de travers, je vous livre Oussama Ben Laden et trois régions du sud du pays. » On s’embrasse. C’est sur ce contrat, fait de promesses et de non-dits, que va se jouer le massacre de Qala-e Janghi.

Mazar-e Charif est tombée le 9 novembre, Kaboul chute sans résister le 13 novembre, et Kunduz la rebelle finit par basculer. Le 24 novembre, mollah Fazeel, affolé, appelle Amir Jan :  » Un millier d’étrangers armés ont pris la route de Mazar-e Charif. Sans m’informer. J’en ai rattrapé quelques centaines. Il en reste 600, en camion, qui marchent droit vers vous.  » On fonce. Ils sont déjà là, aux portes du désert de Mazar-e Charif, armés jusqu’aux dents, durs, hostiles, battus, mais indemnes et avides de revanche.

C’est de la dynamite. Amir Jan et mollah Fazeel ont en tête l’épisode tout récent, au centre de Mazar-e Charif, de l’école Sultan Razia que 500 Pakistanais ont transformée en Fort Alamo. Un bilan désastreux : plusieurs émissaires de paix abattus à bout portant, 300 insurgés morts, 180 prisonniers. Début de palabres. Les  » étrangers  » n’acceptent de se rendre qu’à Amir Jan, l’ex-taliban, pachtoune et homme d’honneur. Un commandant d’Al-Qaida menace :  » Je ne veux pas voir un Américain en face !  »  » Il faut les désarmer complètement « , prévient Amir Jan, son travail terminé.

Les soldats ouzbeks de Dostom commencent la fouille au corps. Celui-ci cache un pistolet sur les reins et une carte de crédit internationale dans sa ceinture ; celui-là, une grenade dans le slip et une carte d’officier supérieur pakistanais, et, toujours, de belles liasses de dollars… Tout cet argent ! Les soldats ouzbeks, yeux exorbités, grognent en le remettant à leurs supérieurs. Il reste encore l’équivalent de deux camions à fouiller, c’est l’heure de la fin du ramadan, la nuit va tomber et l’officier responsable a une méchante grippe. Il s’en va.

On finira la fouille plus tard, en lieu sûr, histoire de se partager le fric entre soldats. Quand la première grenade explosera, on comprendra, trop tard, la terrible erreur.

Où les conduire en détention ? Le général Dostom avait prévu l’aéroport de Mazar-e Charif. Les Américains refusent :  » On a besoin d’un aérodrome sûr.  » Reste Qala-e Janghi, prévue pour repousser des cavaliers tatars ou accueillir des écuries. Pas des prisonniers fanatiques. Nouvelle erreur. Dès l’arrivée, le chef de la sécurité, Nader Ali, et un commandant hazara, Sayed Asedullah Masrour, commence la fouille. Un détenu dégoupille sa grenade… 3 morts.

 » On a perdu deux amis, deux bons commandants « , grince Shamsulhaqk en crispant nerveusement sa main.  » Et ce n’était qu’un début !  » On avait dit aux  » étrangers  » qu’ils pourraient poursuivre leur chemin. Et ils sont là, enfermés dans un sous-sol de la cour sud. Plutôt mourir ! Dans la nuit, plusieurs combattants se font sauter avec leurs grenades. Parmi ces combattants déterminés au sacrifice, il y a un converti, Abdul Hamid, 20 ans, hirsute et les yeux fiévreux. De son vrai nom John Philip Walker, né dans le Maryland, élevé en Californie, près de San Francisco, dans une famille blanche, catholique, sans histoires. Le dimanche,  » au petit matin, les hommes de l’Alliance du Nord nous ont fait sortir un par un, nous attachant les mains et en frappant certains, a raconté John. Des combattants pleuraient, croyant qu’ils allaient tous nous tuer.

J’ai vu deux Américains là-bas, ils filmaient et prenaient des photos.  » Ces deux Américains sont membres de la CIA. Le premier, Dave, un colosse barbu, habillé à l’afghane, parle l’ouzbek, le farsi et le russe, mais a une coupe de cheveux typiquement américaine et porte un 9 mm sur la cuisse. Le deuxième, Mike Spann – Johnny Michael Spann -, 32 ans, moustache noire et jean, roule ses épaules musclées, une AK-47 dans le dos.

Une vidéo montre l’interrogatoire du taliban John Walker, sale, visage émacié, à genoux face à une table dans la cour, les coudes attachés dans le dos. Les hommes de la CIA ne savent pas qu’ils interrogent… un autre Américain.  » Je lui ai expliqué quel était le deal « , dit Mike Spann à Dave. John Walker se tait. Pour le faire parler Dave le me-nace :  » Le problème est simple : il doit décider s’il veut vivre ou mourir. S’il veut mourir, il mourra ici. Ou bien il passera le putain du reste de sa putain de vie en prison. C’est sa décision, mec ! Nous, on peut seulement aider les gars qui veulent nous parler.

 » Devant la maison rose, d’autres talibans attendent leur tour et écoutent. John Walker se tait. Et Mike Spann s’avance vers lui, les mains sur les hanches :  » Ils [le commando du 11 septembre au World Trade Center] ont tué d’autres musulmans. Il y a eu plusieurs centaines de musulmans tués dans cet attentat. Tu vas nous parler, oui ?  » John Walker se tait. Et Dave dit à Mike Spann :  » Ce type a eu une chance… Il a eu sa chance !  »

Il est 11 heures du matin. A 300 mètres de là, Simon Brooks, membre du Comité international de la Croix-Rouge, a rendez-vous avec le général Fawzi, commandant de la citadelle, au sujet du sort des prisonniers. La guerre en Afghanistan a été classée  » conflit interne avec partie étrangère  » et un paragraphe de la Convention de Genève précise les conditions de détention. Le meeting commence à 11h25 :  » Soudain, on a entendu des tirs nourris d’armes automatiques « , raconte Simon Brooks.

Le général Fawzi quitte la réunion, les tirs et les explosions deviennent intenses, et le délégué du CICR retrouve le général debout sur les remparts :  » Il dirigeait les tirs et criait à ses hommes de ne pas s’enfuir.  » Dans la cour sud, l’insurrection a éclaté sous les yeux d’un officier, Mohammed Daoud. En moins d’une minute. Et en trois temps.

D’abord, deux talibans surgis du souterrain de la maison rose avec des grenades à la main les jettent sur les deux sentinelles en criant  » Allahou Akbar ! « , et s’emparent des armes des soldats blessés. Puis Mike Spann veut ouvrir le feu avec son AK-47. Mais un taliban blessé assis au sol se jette sur lui et le paralyse jusqu’à ce qu’un autre taliban abatte Mike à bout portant. Enfin, Dave, qui dégaine son 9 mm, vide son chargeur, tue deux talibans, se bat à mains nues et réussit à courir vers la cour nord.  » Tout autour, c’était la confusion, la débâcle. Les prisonniers talibans s’emparaient des armes des gardiens, qui s’enfuyaient « , dit le témoin. Dans la mêlée, le taliban américain John Walker prend une balle dans chaque jambe.

A l’autre bout de la citadelle, Simon Brooks, du CICR, trouve refuge sur le toit de la tour nord. Il est rejoint par une équipe de télévision allemande et voit arriver Dave, l’homme de la CIA, essoufflé et livide :  » Il m’a dit que la situation était très mauvaise, que les prisonniers avaient pris une vingtaine d’armes et qu’il fallait partir d’ici.  » Comment ? En sautant du haut des remparts de 20 mètres ? Impossible. De l’autre côté, des combattants les mettent en garde :  » Mines… Attention aux mines !  » Piégés.

Simon Brooks s’approche de Dave, à genoux ; ses lèvres psalmodient une prière : le survivant de la CIA remercie son Dieu. Puis il utilise le  » sat-phone  » de l’équipe de télé allemande pour un appel au secours :  » Vite ! On a perdu le contrôle de la situation…  » Dans la cour sud, les talibans sont maîtres des lieux. A portée de leurs mains, une grosse bâtisse, bourrée jusqu’au plafond de mortiers, de grenades, de kalachnikov, de RPG… de quoi prendre Mazar-e Charif. L’armurerie de la citadelle ! Qu’ils connaissent bien, puisqu’ils ont dirigé la place jusqu’à leur défaite. Une arme formidable, une aubaine, une autre erreur tragique. Il s’y ruent !

A 13h30, les combats font rage. Les talibans essaient de gagner la porte principale, les hommes de Fawzi, alimentés par des renforts, tirent tout ce qu’ils ont du haut des remparts et une Land Rover blanche bourrée de six SAS britanniques, en jean, pull et pakol afghan sur la tête, arrive près des remparts :  » Quelqu’un parle l’anglais, ici ?  » Simon Brooks, qui a réussi à quitter la tour nord par un endroit sûr, et un journaliste de  » Time « , Alex Perry, sont présents, témoins.  » OK ! Qu’est-ce qui se passe ?  »

Les Forces spéciales américaines, lunettes de soleil, casquette de base-ball et courtes M-4 automatiques, arrivent peu après en minivan. Conférence tactique entre spécialistes et chefs de l’Alliance du Nord.

 » Je veux un sat-phone et des munitions guidées, dit le commandant américain à la radio. Dites-leur [aux pilotes d’avion] qu’il y a six ou sept bâtiments en ligne dans la partie sud-ouest. S’ils peuvent frapper ça, ils pourraient tuer un bon paquet de ces enfants de putain.  » Un homme des Forces spéciales, en casquette Harley-Davidson, réussit à parler à Dave par la radio :  » Merde… Merde et merde… OK… Tiens bon, mon pote. On va venir te chercher.  »

Il raccroche :  » Mike est « MIA » [Missing in Action]. Ils ont pris les armes et des munitions. On a un autre type. Il a réussi à en tuer deux, mais il est coincé dans la tour sans munitions.  » Puis il s’énerve :  » Merde ! Arrêtons de déconner et allons-y !  » Il désigne le ciel où on attend l’intervention de l’aviation :  » Dites à ces mecs d’arrêter de se gratter les c… et de voler !  »

A 15 heures, l’équipe du CICR entend les avions s’approcher :  » J’ai dit à mes collègues que c’était pas une bonne idée de rester ici « , dit Simon Brooks. Ils se replient en dehors des murs du fort. Sur les remparts, un spotter transmet les coordonnées d’un bâtiment indiqué par un officier supérieur de l’Alliance du Nord :  » Nord 3639984, est 06658945, altitude 1299 pieds.  » Il annonce :  » Quatre minutes… trois minutes… deux… trente secondes… quinze secondes…  » Un missile apparaît dans le ciel, un énorme bruit d’air déchiré, une violente lueur sur un bâtiment. Tout le monde s’est jeté au sol. A 16h05, le souffle vide les poumons des spectateurs, les shrapnells sifflent au-dessus des têtes, et les soldats de l’Alliance du Nord applaudissent, l’objectif est détruit.

 » Trois minutes…  » : nouvel éclair, six missiles de plus frappent la cour sud. Du haut des remparts, les soldats ouzbeks vident leurs chargeurs sans discontinuer. Un homme s’accroche à sa mitrailleuse lourde, consciencieux comme un bûcheron. Deux combattants de la même unité s’affrontent. Le premier, en tirant sans précaution un coup de bazooka, a failli prendre l’autre qui passait derrière dans le retour de flammes. On doit les séparer. Les balles sifflent toujours au ras des remparts. La nuit passe. Et au matin du lundi, la riposte des talibans est toujours incroyablement nourrie.

Vers 10 heures, les Américains décident de frapper un coup décisif. Un QG de combat a été installé au sommet de la tour nord-est où sont réunis le général Fawzi, des Forces spéciales américaines et des SAS britanniques. Du haut de cette tour, un tank de 30 tonnes pilonne méthodiquement la cour sud :  » Pan ! Encore un. En plein dans le nez « , vérifie l’artilleur ouzbek. Maintenant, il faut détruire grâce à l’aviation l’armurerie des talibans. Cette bombe-là sera dix fois plus puissante que les autres. A l’extérieur des remparts, une unité de la 10th Mountain Division observe.

La radio du pilote du bombardier avertit les gens de la tour nord-est :  » Attention. Vous être trop près de l’objectif. A 100 mètres à peine.  » Réponse :  » Il faut qu’on soit là, pour « éclairer » la cible au laser.  » Silence :  » On est prêts à se retirer.  » Silence. Le pilote :  » On va larguer « . Le spotter :  » Compris.  »  » Deux minutes…  »

Un cameraman français, Damien Degueldre, filme la scène. Une terrible explosion frappe la citadelle… au mauvais endroit ! A l’extérieur des remparts, un supérieur afghan s’écrie :  » Oh non ! Pas là ! C’est une erreur. Ils ont frappé leur propre position ! Où est votre commandant ? Arrêtez le bombardement… Arrêtez tout !  » L’instant d’avant, le général Fawzi était assis dans un poste de la tour avec son talkie-walkie à la main :  » J’ai pris le mur sur la tête !  » Il tâte ses côtes encore douloureuses :  » Aujourd’hui, je n’entends plus grand-chose. J’ai mal à la tête. Mon talkie-walkie s’est volatilisé. Mais je suis vivant. Un miracle.

 » D’autres ont eu moins de chance : une trentaine de soldats morts et une cinquantaine de blessés, cinq Américains sérieusement blessés et des SAS britanniques qu’on emporte. Les survivants sortent en titubant, toussant et crachant de la poussière. La tour de 20 mètres n’est qu’un trou. Et le char de 30 tonnes a été retourné et projeté au sommet des gravats. Une tragique erreur de plus. On décide d’arrêter les bombardements. Dans la nuit, un avion AC-130, véritable machine à feu, sème la mort en faisant des ronds réguliers au-dessus de la cour. Quand l’armurerie explose, c’est un gigantesque feu d’artifice qui illumine la campagne jusqu’à Mazar-e Charif.

Le mardi, un char de l’Alliance nettoie la moindre cache au canon. Le mercredi, la cour sud est couverte de corps de talibans, transformés par les bombes en petits paquets de linge sale. En quatre jours, le CICR ramassera 237 cadavres impossibles à identifier. On envoie cinq ouvriers nettoyer l’escalier souterrain. L’un d’eux ne revient pas, les deux autres ressortent en sang, blessés par balles, et les derniers hurlent qu’il y a … encore des talibans dans les souterrains. Et cinq jours qu’on se bat ! Les Forces spéciales conseillent d’inonder l’escalier avec du carburant et d’y mettre le feu. Voilà pourquoi John Walker et ses compagnons présenteront un visage brûlé et noirci par la fumée.

Ils tiennent bon et se nourrissent de la viande crue d’une trentaine de chevaux morts. On jette tout ce qu’on peut trouver d’explosif dans les souterrains. Certains meurent, les autres résistent. On finit par inonder le sous-sol en déviant l’eau glacée d’un ruisseau. En bas, les talibans blessés qui ne peuvent se lever meurent noyés. Toute une nuit, l’eau glacée paralyse les jambes et les corps douloureux, épuisés, affamés.

Au matin du samedi 1er décembre, après une semaine de combats, les survivants se rendent. On croit voir apparaître cinq ou six hommes, on voit surgir de l’ombre du souterrain 86 morts-vivants. Hirsutes, puants, terriblement maigres, portant un blessé, marchant en boitant, en saignant, en gémissant de douleur. Et surtout, le regard, fou, perdu. Des hommes au bout du chemin qu’on hisse sur le plancher d’un camion remorque. La haine s’est envolée des deux côtés. Un journaliste aide un taliban à manger une banane ; un soldat met une orange dans la main de John Walker, une pomme verte dans l’autre. Et quand il murmure quelques mots dans un anglais parfait, tout le monde écarquille les yeux.

Il ne le sait pas encore, mais il n’ira pas, comme les autres, sur la base américaine de Cuba, à Guantanamo. On ne lui rasera pas la barbe et les cheveux, il ne sera pas habillé d’un uniforme orange vif et amené menottes aux mains et pieds enchaînés dans une cage ajourée sous un soleil que Donald Rumsfeld a qualifié de tropical. Même ceux-là, dont l’interrogatoire va permettre de nourrir le fichier  » Terrorisme-Al-Qaida-Ben Laden-Afghanistan « , ont finalement de la chance.

Quand la mutinerie a éclaté, les soldats de l’Alliance du Nord ont arrêté tout transfert vers la citadelle de Qala-e Janghi. Et sur la route qui mène à Mazar-e Charif, des témoins ont découvert des conteneurs oubliés au soleil, remplis de centaines de prisonniers morts de soif et d’asphyxie.

Certains conteneurs portaient encore des traces de rafales de balles, des petits trous d’air que leurs geôliers avaient consenti à faire dans la tôle, juste avant de les abandonner dans le désert afghan.

JEAN-PAUL MARI

 

Publié en décembre 2001


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