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Édito: « Afghanistan : un combat entre l’ombre et la lumière », par Jean-Pierre Perrin.

Edito publié le 10/09/2021 | par Jean-Pierre Perrin

Le turban et le pakoul

Une mosaïque faite de galets, retrouvée sur le site de Pella, dans le nord de la Grèce, représente Alexandre le Grand à la chasse au lion. L’artiste a donné la première place à l’animal, magnifiquement représenté, avec une queue qui se dresse comme un serpent. A sa droite, il a campé le héros macédonien qui s’apprête à le frapper. Il est nu, avec simplement ses armes, une cape légère sur les épaules et un béret à gros bourrelets en forme de galette.

Ce béret, en grec ancien, s’appelle la causia, et on le porte encore en Macédoine. Et il coiffait Alexandre quand il s’en alla conquérir, en 330 av. J.-C., l’immense Perse, qui était alors le premier empire mondial. Dans l’est de l’Afghanistan et dans le nord-ouest du Pakistan, régions qui, sous le nom de Bactriane, constituaient la province la plus à l’est de l’Empire achéménide, alors le plus grand empire au monde, ce couvre-chef a survécu jusqu’à aujourd’hui. Il a pris le nom de pakoul.

Le pakoul est même devenu le bonnet des montagnards du Nouristan. Celle-ci ayant été la première province afghane à se révolter contre le régime de Kaboul, après le coup d’Etat communiste de 1978, le béret devînt naturellement le symbole de la résistance afghane à l’occupation soviétique.

C’est pourquoi le défunt commandant Ahmad Shah Massoud, héros de la résistance antisoviétique, puis aux talibans, ne le quittait jamais. C’est lui qui a donné à ce béret, qui fait aussi penser à celui des chasseurs-alpins, ses lettres de noblesse – à l’image du béret noir de Che Guevara.

Fait curieux, quand les talibans qui, comme la plupart des Afghans ont une mémoire très longue, s’emparèrent pour la première fois de l’Afghanistan, de 1996 à 2001, ils interdirent immédiatement le port le pakoul. Sans en donner les raisons. Mais c’est très probablement l’héritage grec de l’Afghanistan représenté par ce pakoul, ou ce causia, qu’ils cherchaient à supprimer.

Car, l’Afghanistan, dans la foulée de la conquête d’Alexandre le Grand, ou plutôt Iskander, comme l’on appelle dans tout l’Orient, a longtemps été grecque et gréco-bouddhiste. Ce ne fut pas une simple parenthèse historique puisque cette période s’étendit sur neuf générations.

Grâce aux monnaies découvertes par les archéologues, on connaît à présent les noms de 43 souverains indo-grecs. Cette incomparable période s’ouvrira sur la civilisation dite du Gandhara. C’est même dans le futur Afghanistan que le Bouddha a trouvé son premier visage, inspiré d’Apollon – avant, il n’en avait pas.

Ce extraordinaire passé fait souffrir les talibans. Parce qu’il imprègne toujours la mémoire collective afghane – les voyageurs-espions britanniques du XIXè siècle racontent dans leurs mémoires qu’ils entendaient encore parler d’Alexandre/Iskander, à la halte du soir, autour du feu d’un bivouac, deux mille deux cents plus tard comme si le conquérant était passé par là la veille et il avait alors quasiment l’importance d’un prophète.

Parce que ce passé lointain était beau, lumineux, riche, avec des villes grecques ou gréco-bouddhistes extraordinaires. Si l’on se réfère aux ruines d’Aï Khanoum dans le nord de l’Afghanistan, on voit que cette cité possédait une acropole, des temples, des thermes, des gymnases, une agora, des immenses palais, rien de moins.

Parce qu’il ne saurait y avoir, pour les combattants fondamentalistes, de passé autre qu’islamique, il leur fallait mener une guerre contre ce passé, si impur pour eux, comme le montrera la destruction des deux grands Bouddhas de Bamiyan, puis celle du musée de Kaboul, avec ses collections d’art du Gandhara.

Derrière l’hostilité manifeste des talibans, tous enturbannés, comme supposent-ils l’était Mahomet, à l’égard du pakoul, il y a donc davantage qu’une guerre entre couvre-chefs. C’est l’éternel combat entre l’ombre et la lumière.

Dans les derniers mois qui précédèrent son assassinat, Massoud avait établi sa ligne de défense, avec quelques maigres pièces d’artillerie, contre les talibans sur la butte de Ai Khanou. C’est-à-dire sur l’acropole de la ville grecque disparue, là où Alexandre et/ou ses successeurs s’étaient battus quelque 2000 ans plus tôt contre les hordes venues d’Asie centrale.

Quel symbole.

 

Jean-Pierre Perrin


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