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Mexique. Ouest sauvage. « Ciudad Juarez, la ville où meurent les jeunes filles »

publié le 29/08/2021 par Jean-Paul Mari

En moins de cinq ans, dans le désert qui entoure Ciudad Juárez, côté frontière du nord du Mexique, on a découvert 121 cadavres de jeunes ouvrières des usines de la région. Est-ce l’oeuvre du serial killer du siècle? De gangs locaux ? Ou d’une ville-champignon sauvage et prédatrice ?

Il naît au ras du sol, quelque part dans le grand désert de Chihuahua. Au départ, le « vent du désert » n’est qu’un petit souffle qui slalome entre les gros buissons d’épineux et les cactus. Puis très vite il s’élance, hérisse le poil du renard des sables et la plume des vautours, les force à baisser la tête, leur impose le respect. Gonflé par sa course, lourd d’un sable au grain dur, maintenant il menace, piquant et agressif, brouille le paysage et envahit l’horizon. Maître des lieux, le voilà devenu tempête, capable de souffler et de siffler des jours entiers sur des centaines de kilomètres, d’obscurcir le ciel et de gifler une terre nue, désolée mais impuissante.

Quand il vient du nord, une fois le Texas et son orgueil balayé, le vent du désert se dresse devant l’ultime fortification de l’Amérique, El Paso et ses grands immeubles de brique et de verre qu’il enveloppe d’un nuage jaune sale. La frontière avec le Mexique est là, au milieu des eaux boueuses du Rio Grande. Entre les Etats-Unis et le tiers-monde, il y a un drapeau étoilé, un bureau de douane, des tonnes de métal grillagé, des barrières et des flics, véritable pont-levis de l’immigration qui prétend arrêter l’armée de fourmis mexicaines.

Le vent qui se joue des frontières s’engouffre sur la longue passerelle. Au bout du pont, il y a Ciudad Juárez la mexicaine, soeur jumelle d’El Paso, autrefois bled de frontière endormi à l’ombre des sombreros, aujourd’hui métamorphosée en une ville moderne de 1,3 million d’habitants, pionniers venus de tout le pays qui se ruent vers cette cité sauvage comme vers une nouvelle conquête de l’or du travail.

Du centre historique, il ne reste qu’une cathédrale à l’espagnole, entre bazar et hôtels miteux, surmontée de deux croix lumineuses comme des enseignes de néon. De là part une voie de chemin de fer qui coupe en deux Ciudad Juárez. A l’ouest, de belles autoroutes lisses mènent vers des villas résidentielles glacées par la climatisation, de riches centres commerciaux et des immeubles high-tech, sièges des 400 maquilas, usines de sous-traitance installées le nez sur la frontière. A l’est, à l’infini, des pistes défoncées, du sable et des terrains vagues qui relient les colonias, quartiers de maisons de ciment, étouffantes l’été et glaciales l’hiver, où s’accrochent des familles de misérables qui font la fortune de la région.

Ici, la poussière du désert fait pleurer les hommes, fantômes qui toussent, gorge sèche et yeux irrités, et ne quittent l’usine que pour se coucher, les nerfs à vif, dans des draps qui crissent de sable. Une trentaine de kilomètres plus loin, le vent brûlant surchauffe le pénitencier de la ville avant d’atteindre les dernières colonias, quartiers en chantier, derniers chaos urbains avant le silence du désert.

Soudain la rage du vent semble s’apaiser en retrouvant son élément naturel, là où la vie retourne au sable, comme s’il voulait lui aussi reprendre haleine et déposer à terre tout ce qui l’a souillé au contact de Ciudad Juárez. C’est là qu’on a découvert, le 30 avril, le corps d’une femme, à moitié décomposé et dévoré par les charognards du désert. Quand son père l’a reconnue grâce à sa denture et à son bleu de travail brodé à ses initiales, on a appris qu’elle s’appelait Maria Sagrario, une ouvrière de 17 ans, jeune, jolie et mince, peau claire et longs cheveux noirs. Maria a été enlevée, violée, étranglée et tailladée de cinq coups de couteau, deux dans l’épaule et trois dans la poitrine, à la hauteur des seins. Un assassinat sauvage comme la cité. Le 121e assassinat de femme en moins de cinq ans.

Qui se souvient de la première victime ? Alma, une adolescente retrouvée, méconnaissable, à moitié enterrée dans une ride du désert. Un corps parmi d’autres.

Mourir à Juárez est d’une grande banalité. Surtout en avril, quand le vent méchant souffle sans discontinuer. Chaque printemps, on fait en l’espace de trois mois une bonne centaine d’autopsies au département médico-légal de la ville. Alors on a très vite oublié ce premier meurtre de gamine. Et on a négligé de recenser les cadavres de jeunes femmes rendus par le désert : 17 corps en 1993, 11 à peine en 1994, mais 24 en 1995. C’est au mois d’août de cette année-là, par 45¡C à l’ombre, qu’apparaît le corps d’Elizabeth Castro, ouvrière de 20 ans, violée, étranglée et abandonnée au kilomètre 5 de la Casas Grande. La jeune femme est à moitié nue, ses vêtements ont été arrachés.

Son sac est intact, pas de vol. Ses chaussures sont posées à côté d’elle, les lacets sont noués autour des deux poignets réunis et on remarque ces mutilations à la poitrine : des traces de morsure, au bout du sein gauche, violentes jusqu’à l’arrachement. Le tueur doit détester les femmes. Trois jours plus tard, le 22 août, deux autres corps, au kilomètre 25 de la Casas Grande : deux femmes de 17 et 19 ans, décomposées, inidentifiables, mais tuées dans des conditions. identiques Une autre le 1er septembre, dans la même zone, à Lote Bravo, Silvia Elena Rivera, 17 ans.

Et encore une autre, le 5 septembre, toujours au même endroit…
Cette fois, la presse s’alarme en gros titres : « Une nouvelle femme immolée ! », « Série de découvertes macabres ! » On réalise soudain que depuis un an les corps des femmes assassinées portent toutes des mutilations au sein droit, qu’elles sont pauvres, petites ouvrières de maquilas, jeunes et minces, avec des cheveux longs, la peau claire, âgées de 13 à 21 ans et souvent sages comme des images. Maria Sagrario se méfiait de tout, ne sortait jamais danser et passait son temps libre à chanter dans le choeur de l’église ou à donner des cours de catéchisme aux enfants.

Rien à voir avec les crimes passionnels, les drames de la jalousie, les bagarres de bars et les règlements de comptes des dealers de drogue qui font le quotidien de cette douce ville. Cette fois, un type de meurtre répétitif correspond à un même type de victime… « Attention, il y a un serial killer en ville ! », prévient un jeune criminologue. Du côté des autorités, on fait mine de ne pas entendre. « C’est un psychopathe. Froid, intelligent, efficace. Il va recommencer », insiste le spécialiste. Il fonce dans le bureau du sous-procureur, dépose un dossier et explique la mentalité de ce genre de prédateur, sa façon prudente d’agir au début, la sélection soigneuse des victimes et puis, avec le temps, l’impunité, le grand plaisir de la répétition et un modus operandi plus hardi, des mutilations qui se sophistiquent et la multiplication des cadavres…

Nous y sommes ! Il faut d’urgence science et méthode : recenser tous les indices, approfondir le profil du tueur, s’identifier à lui, trouver ses tics, ses manies, ses faiblesses. Et prendre un temps d’avance sur son prochain meurtre. Face au professeur, le fonctionnaire écoute, l’air agacé, avant de lui rendre son épais dossier. Sans l’ouvrir. Ici, les plus hauts magistrats peuvent être commerçants ou experts-comptables, nommés pour six ans par leur parti, le temps d’un mandat politique. A la fin, ils sont souvent aussi peu compétents, mais toujours plus riches.

En 1994, quand le fils d’un grand entrepreneur, nommé Wong, est abattu de plusieurs balles dans un restaurant, le gouverneur donne l’ordre au sous-procureur et au chef de la police de s’occuper personnellement de l’affaire. Trois jours plus tard, le meurtrier est arrêté. Mais quand deux cadavres d’ouvrières sont retrouvés, peu après, dans le désert, le gouverneur explique à la presse que… « deux femmes assassinées ne font pas une statistique ».

Le goût de la méthode, la motivation, les statistiques… On les trouve ailleurs, dans l’évaluation du boom économique de la frontière El Paso-Ciudad Juárez. Du côté mexicain, une zone où on fabrique à bas prix des produits semi-finis pour l’électronique, l’automobile ou l’aéronautique. Cent cinquante mille ouvrières qui passent deux heures de transport dans les camions-bus, font les trois-huit dans les maquilas, disposent de deux pauses chronométrées de cinq minutes pour aller aux toilettes, doivent êtres « gentilles » avec le contremaître, et exhiber une fois par mois à l’infirmerie une serviette hygiénique ensanglantée pour prouver qu’elles ne sont pas enceintes, et donc ne pas être licenciées.

Des paysannes venues de Durango, de Zacatecas ou de Vera Cruz, régions de misère et de chômage, là où les conducteurs des camions envoyés par les maquilas s’arrêtent sur la place publique en criant : « Vous voulez du boulot ? Montez, c’est gratuit ! » Au bout de la chaîne, 700 camions par jour attendent pour transporter la marchandise à El Paso. Et ce trafic est passé de 2 à 4 milliards de dollars… 24 milliards de francs.

De l’autre côté, on stocke sans payer de taxes en attendant de fabriquer le produit fini qui va entrer sur le marché américain. « Il y a ici un formidable, je dis bien formidable, potentiel pour faire de l’argent ! », dit Dave Lehrscholl, industriel américain installé à Ciudad Juárez, au paradis de la globalisation. Non loin de là, l’usine d’ordinateurs Acer annonce une expansion de 120 millions de dollars en… un mois.

Le centre local de RCA-Thompson est devenu le lieu privilégié de production de télévisions pour les Etats-Unis, et Boeing prévoit d’embaucher très vite un demi-millier d’ingénieurs pour fabriquer des systèmes de guidage de missiles et des composants pour les stations spatiales. L’économie asiatique se casse la figure ? Tant mieux : « Nous recevons un tas d’investissements européens qui fuient la crise et nous leur conseillons El Paso-Ciudad Juárez comme une zone préférentielle pour leurs industries », dit Frederick Shepperd, consultant. Vive la crise ! Et la délocalisation permanente.

Pour dépenser tout cet argent, suivez l’une des deux flèches : la première conduit aux boîtes- restaurants des quartiers riches où il ne se passe jamais rien de dommageable ; la seconde, pour les pauvres, file vers la Juárez, une des avenues les plus courues la nuit sur les bords du Rio Grande. C’est une succession de bars glauques, de restos bon marché, de petits hôtels véreux et de clubs de billard. Sur le trottoir, des prostituées : d’abord les habituées, fardées, grosses et laides ; et les autres, occasionnelles, jeunes, brunes, tête baissée, ouvrières en difficulté ou paysannes fraîchement arrivées.

A 2 heures du matin, on slalome entre les hommes ivres, les filles et les mariachis, faux cow-boys musiciens au sombrero noir planté d’étoiles d’argent. On avance en écartant la foule qui transpire, dans une odeur de bière, de whisky, de tacos, de piment et de friture. Il y a de grands néons prétentieux : Joe’s Palace, Dallas, Las Vegas… et toujours une bagarre qui éclate. On évite de sortir les revolvers, réservés aux choses sérieuses, mais on casse volontiers une bouteille sur la table en sachant que l’autre a toujours un cran d’arrêt en poche et le patron un pic à glace qui traîne sous le comptoir.

Il y a 700 gangs recensés à Ciudad Juárez, 3 000 épiceries qui vendent de l’alcool et exactement 3 684 bars où on trouve de la bière et des femmes. Chaque nuit, ils sont plusieurs milliers à venir ici boire et manger, boire et danser, boire et enlever une fille à bas prix. Le pont pour le Texas est au bout de la Juárez. D’El Paso arrivent des voitures bourrées de gringos souvent très jeunes, mineurs interdits de boisson dans la vertueuse Amérique, où la ville est triste et les prostituées trop chères. Ici, dans la fournaise mexicaine, le dollar rend les choses faciles et des ribambelles d’adolescents, enfants-géants à la gueule de lait, viennent s’encanailler à Ciudad Juárez et s’en retournent, ivres morts, de l’autre côté du pont, vers leur ville trop blanche avec le sentiment de revenir de Pat-Pong ou de Saigon.

Dans l’autre sens, le jour, les riches Mexicains conduisent vers les parcs d’attractions leur famille de gosses riches, mal élevés mais bien habillés. Les autres ? Ils essaient parfois de traverser clandestinement par le Rio Grande, à pied ou sur une chambre à air.

Mais ce soir les quais sont déserts : « Tu veux passer de l’autre côté, hombre ? » demande sans conviction un passeur professionnel. En face, à cent mètres à peine, deux à trois rangées de barrières métalliques, les feux clignotants des voitures de la police des frontières, une série de caméras infrarouge… La traversée est de plus en plus difficile. Alors, au petit matin, une dernière bouteille à la main, le petit Mexicain de Juárez regarde clignoter les lumières d’El Paso l’américaine comme une invitation permanente au bonheur interdit.

Sharif, lui aussi, aimait bien traîner la nuit dans les bars de la Juárez. De son vrai nom Sharif Abdul Latif Sharif, l’Egyptien copte né dans le delta du Nil aime boire et adore les femmes. Un brillant chimiste qui a quitté une vingtaine d’années plus tôt son université du Caire pour conquérir l’Amérique. Le 14 mai 1995, il passe la frontière pour commencer une nouvelle vie dans l’eldorado mexicain. Mauvais calcul. Entre-temps, on a découvert en août le corps de Maria Sagrario et des autres victimes.

Soudain on réalise que 39 femmes ont disparu en moins de deux mois. La presse s’enflamme et la police demande aux jeunes filles de ne plus sortir qu’en groupe. En septembre, le désert semble peuplé de corps qui remontent à la surface du sable : « On en retrouvait un, parfois deux par jour, se rappelle un photographe local. On vivait dans nos voitures, à l’écoute de la radio, prêts à foncer vers ce sale coin de Lote Bravo. Là-bas, il y avait toujours un cadavre qui nous attendait. C’était fou ! Et monstrueux. »

Un monstre ? Oui, il faut arrêter « le Monstre » ! Sharif l’étranger est soupçonné. On découvre qu’il a été inculpé deux fois pour « viol avec violences » ; d’abord en Floride, où il est condamné à cinq ans de prison avec sursis ; puis au Texas, où, condamné à onze mois de prison, il en purge sept avant de se voir indiquer la première frontière. Voilà un Monstre tout à fait acceptable, d’autant que des lettres de Floride, écrites par son ancien associé et son ancienne femme, le décrivent comme un « homme violent, agressif », qui passe son temps à entraîner des mineures chez lui.

Sharif est arrêté le 3 octobre 1995, au plus fort de l’émotion publique. Trois heures après, on présente aux photographes un homme hagard contre lequel on a retenu 77 chefs d’inculpation : corruption de mineurs, viols avec violences, kidnapping, meurtres.

« Je suis en prison depuis deux ans, sept mois, quatre jours et deux heures… J’en peux plus ! », dit Sharif. Ainsi, le Monstre, c’est lui. Dans sa cellule, sans menottes, face à face, il est impressionnant : grand, 1,86 mètre, moustache noire, chaîne autour du cou, des épaules puissantes, solide. Mais si nerveux ! Toujours en sueur, agité, fumant cigarette sur cigarette, tantôt vindicatif, tantôt suppliant. Pendant trois heures, il hurle son innocence, réclame une expertise ADN, qu’on lui refuse, parle de conspiration d’anciens associés, de jalousie, de revanche. Longue histoire.

Le chimiste est un génie du zirconium, il a déposé cent brevets d’invention sur les déodorants, les textiles, le pétrole, les produits synthétiques ­ c’est vrai. Des sénateurs et des hommes d’affaires lui ont rendu hommage ­ c’est encore vrai. Il est venu volontairement au Mexique, n’est ni jaloux ni violent et n’a jamais brutalisé une femme ­ on le croit moins.

Derrière le regard intelligent et combatif, il y a la détresse. Et surtout les faits. Il y a eu d’autres victimes avant même son arrivée au Mexique, et « 66 femmes assassinées depuis mon arrestation ! ». C’est encore vrai. D’ailleurs, sur les 77 charges initiales, le sous-procureur n’en a gardé qu’une seule, histoire de le maintenir en prison. Trois heures avec lui suffisent pour comprendre que Sharif est une grande gueule, qui aime sortir et séduire, homme du Sud jaloux et excessif, pas un psychopathe froid qui tue avec méthode.

Deux femmes, son ex-épouse et une maîtresse, ont réussi à porter plainte contre lui : « Or un serial killer s’attaque rarement à ses proches. Et il ne laisse jamais ses victimes vivantes… », confirme le criminologue Oscar Maynes. Avec la nuit, on quitte la cellule du pénitencier en laissant derrière soi un géant désemparé . Exit le Monstre parfait.

Et retour sur un hiver 1996, terrible et glacial. Le désert gèle. Au printemps, les premières vagues de sable mou ramènent à la surface leur lot de jeunes filles martyrisées. La presse met l’accent sur les traces de morsures. Du coup, le tueur change de « signature » ; désormais, il taillade à la lame le sein gauche de ses victimes. Vingt-huit morts : l’hécatombe est sans précédent, les obsèques et les convois funéraires se succèdent sous l’oeil des caméras, les mères des victimes hurlent leur douleur et la foule gronde. La police décide d’envoyer des femmes-inspecteurs déguisées en prostituées pour infiltrer les bars de la Juárez. Au Joe’s Palace, les flics repèrent le gang des Rebeldes, durs, sanguinaires et amateurs de viols.

A leur tête, « El Diablo », 25 ans ­ il en paraît dix de plus ­, un corps de lutteur de foire et une mâchoire carrée, puissante. Une nuit d’avril 1996, une armée de flics équipés de fusils à pompe cerne tout le centre-ville. Vaste coup de filet. El Diablo et ses hommes rejoignent Sharif à la prison, aux portes du désert. Cette fois, Ciudad Juárez respire. Dans les maquilas, les jeunes ouvrières essaient d’oublier le souvenir de ces années de cauchemar. Plus de disparitions ; plus de morts. Le désert redevient silencieux. Pour six mois.

Jusqu’à ce jour de septembre où un motocycliste s’arrête, intrigué par ces pieds qui émergent d’une dune : une jeune femme, mince, cheveux longs et noirs… Tout recommence. Depuis, on a compté vingt-cinq cadavres de femmes en 1997 et déjà seize pour les premiers mois de cette année. Infernal.« Nous sommes saturés par les corps à autopsier. Il y en a trop ! », grince le docteur Del Hierro à l’institut médico-légal de Ciudad Juárez. Il marche entre les tables de dissection, montre un crâne fracassé, reconstitué et posé sur un trépied : « C’est celui de Maria Sagrario… » Maria, la jeune fille si sage, choriste et catéchiste, dont le père, ancien bûcheron, s’est décidé à venir s’installer ici en espérant envoyer ses filles à l’université.

Le docteur Del Hierro montre des dizaines de photos, cadavres défigurés, visages momifiés, cartonnés, noirs, affreux : « Avec la chaleur et les animaux du désert, en trois jours les corps ne sont plus reconnaissables. Et en deux semaines il ne nous reste plus grand-chose à analyser ! » Alors on s’accroche à un bout de tissu, une étiquette, des restes d’empreintes digitales ou cette couleur rosée des dents qui signe l’asphyxie par étranglement. « Heureusement, on a pu récupérer la marque d’une morsure sur un sein. Et la comparer aux mâchoires des suspects. » Sharif l’Egyptien ? « Non, ce n’est pas lui, il porte une prothèse dentaire. Trop fragile pour infliger une telle blessure. » Le légiste a remarqué que la morsure révélait une dent en retrait, et surtout une pression plus forte sur la canine gauche… « Quand El Diablo a passé le test, il a mordu si fort dans le moule qu’il a cassé sa canine gauche ! C’était lui. »

Pour un crime au moins. Et les autres meurtres ? « Il y a toujours autant de femmes assassinées. Mais les lieux, la façon de tuer, les coups, la strangulation, le poignard…Tout évolue. Soit « il » change de technique, soit on l’imite, soit ils sont plusieurs. On s’y perd ! »

On se retrouve dehors la tête vide, face à cette ville folle, dévastée par le lucre et la pauvreté, la corruption, la violence et l’incompétence. Où les flics arrêtent un suspect, lui mettent une douzaine de crimes sur le dos et classent le dossier. Une cité du Nord, frustrée, peuplée d’immigrants le nez plaqué à la frontière et qui se nourrissent de la culture bruyante de l’avenue Juárez, ou chez eux de séries B américaines, bourrées d’histoires de viols et de meurtres. Une cité du nord du Mexique où les hommes portent chapeau et bottes de cow-boy et ne supportent pas de voir les femmes vivre seules et gagner le salaire de la famille.

Où les voyous des gangs, les contremaîtres et les patrons de maquilas prennent tout ce qu’ils peuvent aux femmes de Ciudad Juárez. Leur travail, bien sûr, leur soumission d’esclaves des maquilas, et quand il le faut ce qu’elles refusent de leur donner, même contre argent : d’abord leur corps, violé et mutilé, et ensuite leur vie, étranglée.

Jusqu’à la disparition par décomposition dans ce grand désert complice. Jamais le tueur psychopathe qui doit errer quelque part dans ces rues ne pouvait espérer meilleur abri, plus grande communion qu’avec Ciudad Juárez, ville prédatrice.
Soudain on respire du sable. Et on regarde autour de soi se lever le vent du désert. Énervant.

JEAN-PAUL MARI

 

Publié en 2006


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