Jean-Paul Mari présente :
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Amérique. Série. Les papillons de Las Vegas (8)

L’Amérique, vue par l’écrivain Jean-Paul Dubois. Prix Goncourt.

Jamais la chance ne descendra ici. C’est un motel de perdant. 30 dollars la nuit. A ce prix-là il ne faut pas rêver. Ni même espérer dormir trop longtemps. La chambre est une pièce sombre, infiniment triste. De la fenêtre qui donne sur Las Vegas Boulevard, on aperçoit l’hôtel d’en face. Sur le toit, une vieille enseigne s’accroche au passé : « Elvis Presley slept here. »

 

Aujourd’hui, plus personne ne dort au Normandie. Tous les rideaux sont tirés et l’établissement est fermé. Ici, au moins, il reste de quoi s’allonger. Mais le lit est cassé, la moquette sent le désherbant, le téléphone n’a plus de tonalité et le climatiseur goutte lentement sur le sol. En bas, dans le hall, quatre machines à sous clignotent en silence dans la pénombre. Près de la réception, une petite chapelle, partie intégrante du motel, est ouverte nuit et jour pour boucler au plus court des mariages d’amour : « Cérémonie, témoin, musique et fleurs : 65 dollars tout compris. » Les époux peuvent repartir du sanctuaire en voiture et traverser le « Tunnel of Love, hauteur limitée à 2,30 mètres », sorte de gros boyau du bonheur tressé en fer forgé. Le pasteur de service, en costume blanc, les manches froissées, est assis sur un banc et regarde un match de boxe à la télévision en lançant plus de « motherfucker » que la ville n’en a jamais compté. Il faut donc faire avec tout cela, l’odeur entêtante, les jurons du marieur, le bruit de la vie dans les tuyauteries et le spectre d’Elvis « qui-a-dormi-au-Normandie ».

Les yeux au plafond, on repense à ce qu’expliquait cet après-midi l’officier de police Steven Meriwether : « C’est souvent là que ça se passe. Dans ces vieux motels du quartier nord, dans ces chambres louées à la semaine ou à l’heure. Là que l’on trouve ce que l’on est venu chercher. Des types planqués qui ont quelque chose et surtout un passé à cacher. » Meriwether, porte-parole de la police de Las Vegas, parle ainsi du travail des CAT (Criminal Apprehension Team). Aux Etats-Unis, il existe 56 unités de ce type. Une dans chaque Etat. Ces Fugitive Task Force sont des brigades spécialisées dans l’arrestation des criminels en fuite. Qu’ils soient voleurs, violeurs, assassins, agresseurs ou escrocs. Les CAT de Las Vegas ont la réputation d’être la référence de la profession. Leur taux de réussite est exceptionnel. Ces performances, ils les doivent au caractère spécifique de « sin city », cette « ville du péché ».

Meriwether aime bien se servir des statistiques pour simplifier les choses compliquées et raconter la parabole des brigands qui se ruent sur Las Vegas comme des papillons vers la lumière. « Les néons. Ils viennent se griller sur tous ces néons. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. On dirait des insectes en été. Ils arrivent de tout le pays. Tous croient qu’ils sont très malins, qu’ils vont pouvoir se noyer dans la masse, profiter de tout cet argent qui circule, recommencer quelque chose. Ils s’installent, prennent une chambre à la journée, puis à la semaine. Et c’est là, justement, qu’on les attend avec notre brigade spéciale. » Une enquête du FBI démontre que durant les dix premiers mois de 1999, les CAT de Las Vegas ­ qui n’est qu’une petite ville de 750 000 habitants ­ ont arrêté 840 fugitifs, alors que durant la même période leurs homologues de Los Angeles appréhendaient 382 gangsters, les unités de New York et de San Francisco plafonnant respectivement à 301 et 251 arrestations.

Carl est un ancien US marshal. Il a longtemps travaillé dans ce cloaque de lumière et connaît parfaitement les entrailles, le pouvoir maléfique de cette ville : « C’est un aimant. Elle attire les truands. Vous savez, ce sont des gens comme tout le monde qui aiment l’argent, les femmes, le jeu, la boxe, le soleil. A Vegas la vie est comme ça. Rien ne s’arrête jamais. On parie, on boit, on mange, on fume vingt-quatre heures sur vingt-quatre, 365 jours par an. Cela attire 3,5 millions de touristes et 4 000 nouveaux habitants chaque mois. Alors les fugitifs se glissent dans ce tourbillon, dans ce courant, et espèrent que cette ville va les sauver, leur donner une autre chance, les transfigurer. » On dirait presque du Scorsese, une confession écrite pour De Niro et les siens, dite sur le ton de la confidence et du regret comme lorsqu’ils avouent dans le film « Casino » : « For guys like us, Vegas was a morality car wash. » (Pour des gars comme nous, Vegas était l’endroit où on se purifiait moralement.)

Mais non. Cette ville n’a jamais lavé de quoi que ce soit. Ni des remords ni des soupçons. Elle se contente simplement de vous rincer, ce qui est fort différent. De vous nettoyer les poches, de vous lessiver de vos derniers nickels. De vous repasser de vos illusions. Ensuite, il ne vous reste plus qu’à louer une chambre en face du « Normandie-où-Elvis-a-dormi ». Tout le monde sait ça. Tout le monde sait que chaque soir la cité la plus louche du monde, fondée par la Mafia et toujours inspirée par elle, se transforme en une paradoxale et iridescente centrifugeuse à truands. On arrête autant de fugitifs dans la seule ville de Las Vegas qu’à Los Angeles, New York et San Francisco réunis. Il suffit de s’asseoir devant les néons pour regarder les hommes tomber. Ils sont de tous âges, de toutes conditions. Le « suprémaciste » blanc et facho qui, après avoir massacré plusieurs personnes, débarque en taxi, calme comme un touriste anglais. L’adolescent cambrioleur qui vient s’enterrer près des machines à sous après avoir simulé sa propre mort. Le procureur du New Jersey, poursuivi pour corruption et fraude, tombé amoureux des bandits manchots.

L’officier de police de San Antonio, pilleur de banque et fondu de banco. Le trafiquant de drogue tatoué jusqu’aux oreilles qui passe ses journées dans une boîte de strip-tease. Tous croyaient que la chance avait enfin tourné, que l’histoire du car wash moral avait fonctionné, que la ville avait tenu ses promesses. Et tous, pourtant, se sont retrouvés en train de raconter leurs pénibles histoires flanqués d’un avocat approximatif devant le jury du tribunal. D’autres ont préféré éviter ce genre de procès, devancer le verdict et quitter la scène d’une manière plus brutale : « Les arrestations deviennent de plus en plus difficiles, raconte Cervantes, un officier des CAT. Surtout depuis que certains Etats ont adopté cette loi qui veut qu’après trois infractions vous soyez mis définitivement hors circuit. Lorsqu’ils se sentent pris, les fugitifs qui sont dans ce cas de figure savent n’avoir plus rien à perdre. Refusant l’idée de finir en prison ou à la chambre à gaz, ils tentent n’importe quoi au moment de leur arrestation pour se faire « suicider » par un policier. »

Une tentative de ce genre s’est déroulée, il n’y a pas si longtemps, sur Fremont Street, à l’Ambassador Inn, une autre cambuse de transit. A 11 heures du soir, les CAT sont allés arrêter un couple recherché qu’ils pensaient assoupi dans leur chambre. Lorsqu’ils sont entrés dans la pièce, les choses ont mal tourné, l’homme a attrapé un fusil sous le lit et son amie un revolver dans la table de nuit. Officiellement, sur 4 500 arrestations, la brigade confesse avoir dû « suicider » un suspect tandis que trois autres fugitifs se sont eux-mêmes tirés une balle dans la tête. Douze policiers, hommes et femmes, composent l’effectif des CAT de Las Vegas. Ils travaillent en deux groupes de six personnes, chaque unité devant remplir des objectifs mensuels. Si certains membres n’atteignent pas leur quota d’arrestations, ils sont exclus de la section, comme le stipule le règlement interne. En vérité ce cas de figure ne s’est jamais produit. Car la ville est une véritable pompe à malfrats. 700 avis de recherche aboutissent chaque mois sur le listing des CAT. L’une des deux squads a récemment battu son record : 116 arrestations dans le mois. L’autre a aussitôt répliqué en faisant exploser le score enregistré en une seule journée : 16 captures.

Sur leurs méthodes, ces policiers sont assez discrets : « Plutôt que la force, on préfère utiliser la ruse et l’effet de surprise. » Ils se font ainsi passer pour des plombiers, des réparateurs d’ascenseur ou des livreurs de pizzas. Ils étudient les faiblesses des suspects, leur penchant pour la drogue, le jeu, les femmes, se griment en trafiquant implacable, en croupier affable, en séductrice inaltérable. Ils traînent du côté du Caesar’s Palace, du Bellagio, du Paris, du Mirage, du Venetian. Nuit et jour, des équipes rôdent aussi sur les parkings de ces casinos en quête de plaques d’immatriculation suspectes. De même tous les registres des « motels-où-Elvis-a-dormi » et des chapelles « Tunnel of Love » sont quotidiennement épluchés. Mais dans cette ville hallucinée par l’argent, ce sont en fait les dénonciations « récompensées » qui permettent au CAT de travailler. Les services privés de sécurité et les physionomistes de casino, sont évidemment des informateurs de première catégorie. Mais les simples citoyens se voient aussi offrir leur chance de participer à ces triviales poursuites. Grâce à des appels anonymes ils ont la possibilité de remporter discrètement de raisonnables mises.

Ainsi, sur tous les Abribus de la ville, on peut lire cette affiche : « 1) Témoin d’un crime. 2) Appelez la hot line. 3) Touchez une récompense. Vous n’avez pas à donner votre identité. Soyez un témoin secret. 24 heures sur 24. 385-55-55. Les citoyens contre le crime. » Cette association privée se charge de collecter des fonds qui, le moment venu, retomberont en primes sur les indicateurs. 1 000 dollars en moyenne pour une information conduisant à l’arrestation d’un agresseur ou d’un fugitif. Ce « jeu » est devenu le « petit casino » des indigènes. « Dans leur grande majorité, c’est vrai, les gens qui appellent ne sont motivés que par une chose : la prime, reconnaît la police. Et ça ne nous dérange pas du tout. » Ici on adore les histoires de ces fuyards identifiés par des observateurs nourris aux mamelles d’émissions de télévision reposant sur la délation comme « America’s Most Wanted » ou « Unsolved Mysteries ».

Le trafiquant de drogue arrêté par un employé de strip-tease qui avait reconnu les serpents tatoués sur ses avant-bras. Le criminel de Los Angeles filmé par la caméra vidéo d’un casino et qu’un physionomiste identifie en raison de la taille démesurée de sa tête. Et Grant Warren Beaucage. Lui croyait avoir fait le plus dur après avoir tué sa femme au Canada et s’être glissé dans le maelström de Las Vegas. Il avait changé de nom et s’était même remarié dans une chapelle du quartier nord. Il avait pris ses habitudes en ville et allait parfois déjeuner au buffet du Stardust hôtel-casino. Seulement voilà. La malchance voulut que le caissier du restaurant ait justement lu, ce jour-là, dans le « Reader’s Digest », un article à vous glacer le sang sur l’un des types les plus recherchés de ce pays. Et c’est ce tueur-là qui était en train de manger face à lui. Beaucage n’eut pas le temps de terminer son repas. Le caissier, lui, dégusta la prime.

Les gens du CAT aiment bien raconter ce genre d’histoires. Et davantage encore celles de ces larrons qui se font piéger comme des bouffons. « Je crois qu’on a à peu près tout vu, dit Cervantes. Des types accrochés aux plaques d’isolation du plafond, dissimulés dans la niche de leur chien, enfermés dans le tambour d’une sécheuse, glissés sous leur waterbed, roulés en boule dans une poubelle, et même un qui s’était enfermé dans son placard. Un vrai gros fumeur, celui-là. Pendant qu’on le cherchait dans la maison, il était tellement nerveux qu’il n’a pas pu résister et a allumé une cigarette. C’est en voyant sortir de la fumée de la penderie qu’on a compris qu’il était caché à l’intérieur. » A l’extérieur, lentement, tombe la nuit. Sur les pistes de craps, les dés donnent des cours de hasard. Les cascades de néons jaillissent des casinos qui lessivent à pleins seaux. Et là, au coeur de ce monde postiche, se croyant à l’abri dans la tiédeur du soir, les papillons interlopes, ignorant leur destin éphémère, vont, viennent et tombent dans la lumière.

Jean-Paul Dubois

 


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