Amérique. Serie. « Les routiers de Dieu » (9)
La tempête gifle son visage, secoue ses épaules, s’accroche à ses vêtements, qui battent comme de pauvres toiles. Mais il continue de marcher, de lever ses bras vers le ciel, de rendre grâces en hurlant sa prière contre les bourrasques.
A peine sortis de sa bouche, ses mots sont emportés, dispersés sur les immensités du parking. Mais il crie sa joie, dit que le Seigneur l’a visité, que Dieu l’a reçu, là, au Travel Plaza, à deux pas des pompes à essence, au milieu de centaines de camions crasseux et d’hommes guère plus reluisants, souvent sans foi, qui, comme lui, les conduisent. Et puis il monte dans son semi-remorque, allume tous ses feux, sollicite les gaz, comprime l’hydraulique, fait gronder son engin, et dans un nuage de poussière s’élance vers la nuit avec sa foi de converti.
Le dimanche, à la sortie de l’office du soir, ce genre de scène n’est pas rare à l’Ontario 76 Auto Truck Plaza. Ontario est une petite ville invisible et ventée à une heure à l’est de Los Angeles sur l’autoroute 10 qui mène à Las Vegas. 76 est une marque d’essence. Quant au Truck Plaza, on peut le voir à la façon d’une aire de repos, comme il n’en existe qu’en Amérique : un gigantesque parking regroupant des centaines de camions autour d’un unique bâtiment vendant du gazole mais offrant aussi des douches, une salle de cinéma, d’innombrables jeux d’arcades, un petit supermarché, deux coiffeurs, un restaurant avec douze téléviseurs accrochés au plafond, des plats déprimants, des serveuses épuisées, et une bourse des marchés où l’on propose aux chauffeurs de nouveaux chargements pour des destinations lointaines. Certains peuvent passer là une ou deux semaines à attendre la bonne affaire. Pendant ce temps, ils vivent dans la cabine de leur camion et, saoulés de rafales, rôdent d’un bout à l’autre du parking.
Autrefois, ce genre d’endroit avait tout ce qu’il fallait pour faire patienter les routiers. « Il y a quelques années, avant que les flics et les bigots ne s’en mêlent, dans des Plaza comme ça, tu vois, des putes, il y en avait plus que des essieux, se souvient Michael. Ça rigolait dans tous les coins. Et pour la dope, c’était pareil : tu n’avais qu’à tendre la main hors du camion pour t’approvisionner. Aujourd’hui, tout ça, c’est fini. Maintenant, quand on veut tuer le temps c’est difficile à croire, ce que je vais te dire , eh bien, on va faire un tour à la chapelle. » A la mobile chapel, en fait. Imaginez une petite église aménagée à l’intérieur de la remorque d’un semi de 18 roues, sur les flancs duquel on a peint une grande croix et ce slogan biblique : « Transport for Christ, proclaiming a dynamic gospel to a dynamic industry ». Transport for Christ International est une société chrétienne, basée à Denver, Colorado, qui s’est donné pour but d’« évangéliser » le monde des routiers en s’implantant sur les plus importants truck stops d’Amérique.
On trouve ainsi 22 mobile chapels disséminées sur tout le territoire, plus une autre implantée au Canada et deux toutes nouvelles qui viennent d’ouvrir à Moscou. « Il y a six millions de routiers aux Etats-Unis, et ces gens vivent constamment loin de chez eux et loin de Dieu, explique Howard Jones, président de Transport For Christ. Ils sont soumis à toutes les tentations : la drogue, le sexe, la pornographie. Notre devoir est de leur apporter et de leur rappeler la parole de Dieu. Nous sommes les nouveaux missionnaires de la route. » A l’intérieur de ces remorques porteuses de telles ambitions officient un chapelain et sa femme. De 8 heures du matin à 10 heures du soir, et bientôt vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, ils accueillent les fidèles. Alors, dans les relents d’essence, à l’intérieur de cet oratoire de tôle, catholiques, protestants ou baptistes, tous ensemble, curieux, pasteurs et convertis, chantent, prient, lisent la Bible, la commentent, et parfois aussi débloquent à plein tube.
Doug et Carolyn Young sont sans doute ce qui se fait de plus convaincant en matière de chapelains. Doug a fait la guerre de Corée, et Carolyn a décoré la remorque. Elle parle du regard du Christ et lui l’accompagne les yeux fermés à la guitare. Ils sont installés au Truck Plaza d’Ontario depuis 1995. Tout le monde les connaît. Chaque année 4 800 routiers poussent la porte de leur chapelle. Ils sont très fiers du nombre de ces visites. « Parfois, on bavarde de leur famille ou de leurs problèmes personnels, dit Doug. Parfois, on prie ensemble pour qu’ils n’aient pas d’accident, pour qu’ils fassent bonne route. » Tout à l’heure, pas très loin d’ici, sur l’autoroute 10, une violente rafale a couché un semi-remorque. Le vent l’a retourné comme une mauvaise carte. La radio a dit que le chauffeur s’en sortirait. « Ce soir, on priera pour lui. »
Pour l’instant, Doug doit faire face à une sorte d’urgence. Un homme couvert de tatouages vient d’entrer dans la chapelle. A la main il tient un livre intitulé « The World’s Most Dangerous Places ». Avec sa barbe hirsute, son cuir pelé, ses peintures de guerre, il semble sorti tout droit des entrailles de la tempête. Son regard court sur les murs, les brochures religieuses, les autres routiers qui discutent avec Carolyn, puis, soudain, sa voix caverneuse emplit la chapelle : « Je m’appelle Jim et je vous pose cette question. Je la pose à vous tous. Combien Jésus avait-il de petites amies ? Combien ? Je vais vous le dire. Trente-six. Il avait trente-six petites amies. Trente-six. Pas une de moins. » Carolyn s’approche de Jim et lui fait son plus beau sourire de missionnaire : « Jim, vous confondez. Jésus avait des amies, mais pas de petites amies, vous comprenez la différence ? »
Jim ne veut rien entendre de cette nuance. Il brandit une Bible qu’il avait dans sa poche, et après avoir cité un passage de Jean, poursuit : « Attends, moi, je veux bien. Mais ces prétendues amies, elles lui lavaient les pieds et lui mettaient même des trucs dans les oreilles. C’est plutôt un boulot de petite amie, ça, non ? Au fait, tu sais ce qu’elles lui mettaient dans les oreilles ? » Une heure durant, le plus sérieusement du monde, la remorque ne va bruire que de ces ontologiques questionnements sur la nature des onguents et la matérialité de ces trente-six maîtresses, les camionneurs faisant cercle autour de Carolyn, qui s’acharnera à réfuter point par point les blasphèmes de l’autre diable jonglant avec les Ecritures à la manière d’un théologien enjoué tatoué et barbu. Mike s’écarte un peu des débats et feuillette « Highway, news and good news », la revue de ces nouveaux croisés de la route.
« Moi, je viens de Floride. Je suis vraiment loin de chez moi. J’attends un chargement, ici. Je sais pas quand je reviendrai à la maison. Notre plus gros problème à tous, c’est la solitude. Cette solitude qui nous ronge. Malgré les copains et la CB. Alors dans les mobile chapels on vient chercher une nourriture spirituelle, mais aussi échanger avec les autres. » Pendant ce temps, dans la partie boutique du camion, Doug est en train de vendre un petit crucifix de néon rouge que l’on branche sur l’allume-cigare. Le grand modèle à 45 dollars qui se fixe en haut du pare-brise, lui, clignote comme une enseigne de strip-tease. Et c’est bien cela le plus étrange. Ces camionneurs qui jadis épinglaient des pin-up sur les radiateurs de leurs Mack ou de leurs Freightliner, qui salariaient au mois des prostituées dans leurs cabines, achètent aujourd’hui des casquettes bénies, des images pieuses, des Bibles en cassettes ou des bavettes de roues sur lesquelles est inscrit : « Don’t follow me, follow Jesus » ou « Keep on truckin for Jesus ».
En quelques années, le milieu des routiers américains a changé. Les syndicats professionnels ont voulu donner une image plus respectable, moins rebelle, de leur métier, qui s’est par ailleurs fortement féminisé. Et petit à petit comme cela s’est produit dans d’autres secteurs de la société , avec leurs églises camouflées, leurs remorques absidiales et leurs christs de néon, les Transport for Christ se sont faufilés dans cet univers qui leur était jadis hostile et fermé. Tina est une habituée de la chapelle. Toute l’année, elle conduit un semi-remorque à travers le pays en compagnie de Riba, sa petite fille : « Il y a de plus en plus de familles qui vivent dans les camions. Financièrement on s’en sort mieux. Chaque fois que je suis dans le coin, je m’arrête voir Doug et Carolyn. C’est bon de prier un moment avec eux, bon de savoir que quand je suis sur la route ils prient pour moi. »
Tous les dimanches, pendant les offices du matin et du soir, la remorque est remplie de monde et il se trouve toujours un chauffeur pour être visité par Dieu à la fin des prières. Le type étreint alors ses frères qui ont connu pareille joie avant lui, rend grâces au Très Haut, avant de rejoindre, courbé en deux, son volant dans le souffle des bourrasques. « Moi, je conduis des engins depuis 74, raconte Nick, et j’ai toujours eu une fille qui traînait à l’arrière, dans la cabine. Et puis, il y a trois ans, j’ai été touché par Dieu en plein désert. Ce jour-là, en appelant chez moi, j’ai appris que ma femme m’avait quitté et que mon fils venait de bousiller mon pick-up. Je roulais au sud de Dallas en écoutant la radio. Et tout à coup, dans le poste, j’entends un prêche qui s’adressait à moi, une voix qui me disait que j’étais allé trop loin, que je devais me repentir. Vous savez ce que j’ai fait ? Je me suis mis à pleurer, j’ai arrêté le camion sur le bas-côté, j’en suis descendu, et j’ai reçu Dieu, comme ça, à genoux, au bord de la route. » Doug adore cette histoire. Il la trouve forte, très masculine et édifiante. Il se tourne vers Nick, pose sa main sur son épaule et avec une incroyable solennité lui assène : « Oui, conduire en Amérique mène souvent à sa perte.
Le pays est trop grand et l’Homme trop petit. » Jim, lui, un instant assagi, a repris de la vigueur. Toujours à la recherche d’un passage qui conforterait sa thèse libidineuse, il tourmente les pages cornées de sa Bible, puis se tourne vers Doug : « Quand j’étais gosse, on m’a foutu hors de l’école. Et tu sais pourquoi ? Parce que je disais ce que je pensais. Je disais la vérité. Et la vérité, je te la dis encore aujourd’hui avec l’histoire des trente-six fiancées. Alors tu vas me foutre dehors, toi aussi ? » A l’intérieur du bâtiment principal du Truck Plaza, Randall attend un nouveau chargement. Il patiente à Ontario depuis quatre jours. Il n’a jamais mis les pieds à la mobile chapel. Il appartient à l’ancienne école. « Si le chapelain traverse devant mon Mack, je crois pas que je freinerai, dit-il en rigolant.
Plutôt que d’écouter ses salades, moi je passe mon temps ici à me taper des parties de Blitz 99, de Time Crisis ou de The House of the Dead. Ces types-là, ils ont des églises pour raconter leurs histoires. Ils n’ont rien à faire sur nos parkings. C’est ce que je pense. » Et Randall d’envoyer une rafale en plein écran de son Blitz 99. La nuit est tombée. Pas le vent. Doug et Carolyn vont rentrer chez eux, dans leur modeste mobile-home situé sur un terrain à trois miles du parking. Ils vivent du produit de leur quête, des ventes de leur bimbeloterie et du soutien de quelques transporteurs qui subventionnent leur remorque.
Demain, vers 10 heures, Doug parcourra à nouveau le Truck Plaza en criant ses rituelles invitations : « Hello, drivers, nous avons un service à la chapelle dans une heure. Vous êtes les bienvenus. » A l’instant de se séparer, le chapelain et Jim se serrent la main comme deux hommes qui ont trouvé un terrain d’entente. Doug dit : « Demain matin on fera une prière pour le président Clinton. Il en a bien besoin, en ce moment. » Jim gratte un instant sa barbe puis, tels deux néons malicieux, ses yeux obsessionnels se rallument : « Tous ces ennuis pour une seule petite amie… Tu imagines si comme Jésus il en avait eu trente-six ? »
Jean-Paul Dubois
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