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Amérique. Série  » L’Amérique en 325 293680 brins d’herbe » (10)

publié le 02/09/2021 | par Jean-Paul Dubois

L’Amérique vue par Jean-Paul Dubois, Prix Goncourt.


Vous marchez sur la terre et la terre vous parle. Et puis vous comprenez que ce n’est pas la terre mais plutôt le gazon qui, d’une voix calme et claire, s’adresse ainsi à vous et dit des choses que jamais vous n’aviez espéré entendre : « Touche-moi. Passe tes doigts dans mes brins. Marche-moi dessus. Arrose mes pousses. Sème-moi. » En français, aussi. Le gazon est cultivé. Ses phrases murmurées flottent au ras de la pelouse comme une brume de lac. Près d’une haie, une notation discrète indique : « Chris Simes, de Spray Tech, a estimé le nombre de brins d’herbe de cette parcelle : 325 293 680. » Et là il vous faut vous asseoir, prendre un peu de temps, non pour entamer un vétilleux décompte vérificateur, mais afin d’admirer le travail du jardinier local qui sur ce petit hectare a tondu en relief ce chiffre matricule dans la crinière touffue de la pelouse. Ainsi installé sur le parvis du Centre canadien d’Architecture, captivé par le bavardage de cette mystérieuse sonorisation souterraine, vous enviez le destin grésillant des grillons.

Vous respirez l’odeur de la terre humide de Montréal, Québec, vos doigts se faufilent entre les pousses vertes, et vous sentez que vous touchez à l’une des formes simples du bonheur. Plus tard, à l’invitation du centre, vous aurez tout le temps de réfléchir, de décrypter les images, de lire les attendus des chercheurs pour tenter de comprendre l’Amérique à travers la réalité de ses pelouses. Mais pour l’instant demeurez là, enfoui parmi les brins, simplement, comme un insecte dans le jardin. « Surface du quotidien : la pelouse en Améri-que » (1) est la dernière des cinq magnifiques expositions de la série « le Siècle de l’Amérique » que le Centre canadien d’Architecture consacre à l’étude de ce continent. Après avoir exploré les projets visionnaires de Frank Lloyd Wright dans les années 20, analysé les parcs à thème et l’« architecture du réconfort » de Walt Disney, Phyllis Lambert, directrice du CCA, s’attache cette fois à décoder un pays à travers ses pelouses, à décortiquer l’obsession de ses habitants pour le gazon, « cette frontière incertaine entre l’espace public et l’espace privé, entre le paysage et le bâti, entre le rêve et le cauchemar ».

Car la pelouse est ici bien autre chose que de l’herbe. Chaque brin est un hybride de politique, d’économie, de sociologie, d’histoire, de démocratie, de pouvoir, de science, de sport et parfois même de folie. Il y a en Amérique 65 millions d’hectares de pelouse. Soit une superficie supérieure à celle occupée par toute autre culture, y compris le blé ou le maïs. Chaque année les habitants de ce pays achètent pour 750 millions de dollars de semence et pour plus de 25 milliards de dollars en produits d’entretien pour pelouse. Alors derrière tout cet attirail, ces uniformes de jardiniers, on voit poindre une armée puissamment fédérée, et l’on comprend que c’est autour des jardinets qu’inconsciemment se sont unis les Etats. « Au fil de l’histoire, racontent les commissaires, la tonte du gazon devient un important devoir civique. Comme le passage de l’aspirateur ou le rasage, autres mesures civilisatrices d’ordre plus privé, elle doit se faire régulièrement… Maintenu à 5 centimètres de hauteur, le tapis de verdure devient vite le terrain d’entente de voisins sachant respecter cette convention tacite. »

Pas de clôture ni de barrière, afin de produire un sentiment, une illusion d’ouverture démocratique. La pelouse se veut toujours signe d’appartenance à une communauté. Elle crée une « classe d’ouvriers du gazon », une entité homogène qui a surtout en commun de redouter « l’invasion barbare ». Cette frontière verte, cette moquette infinie tend à donner une vision globalement apaisante et rassurante de l’Amérique. Mais dès que l’on s’approche, dès que l’on écarte les brins, c’est un univers bien moins rassurant que l’on découvre. Des travaux de sociologues et d’urbanistes notent ainsi que l’on concède à certaines classes sociales et raciales défavorisées ou exclues quelques arpents de verdure afin qu’elles assurent dans leur quartier, et malgré leur dénuement, la continuité visuelle d’un illusoire territoire homogène. Ce qui fait dire aux chercheurs que « la pelouse démocratique masque parfois les pratiques sociales les plus antidémocratiques ». Depuis le XIXe siècle, elle ceint les édifices gouvernementaux, religieux et culturels, symbolisant ainsi l’aire du pouvoir. « A Washington, observent les chercheurs, pouvoir institutionnel et vie domestique fusionnent sur la pelouse de la Maison-Blanche, devenue la pelouse du pays tout entier.

On exploite sa faculté d’incarner le pouvoir fédéral lors des séances de photographies et des conférences de presse, des signatures d’accord de paix et de traité et lors des fêtes nationales. » Cette bande de terre ordonnée, ce territoire discipliné, « civilisé », ces brins denses et liés symbolisent alors l’image d’une Amérique une et indivisible. Mais, comme le rappelle l’exposition au travers d’extraits de films anglo-saxons où le gazon tient un rôle important, tout cela n’est qu’un leurre, une apparence habilement entretenue, « comme dans « Blue Velvet » où la caméra s’infiltre dans le gazon pour en localiser les noirs secrets. Ce qui se trame entre les brins d’herbe laisse soupçonner un désordre infiltré dans toute la collectivité ». Plus on avance dans les salles du musée, plus on ressent physiquement le pouvoir dissimulateur de cette herbe, mais aussi la profondeur de ses racines qui contribuent à « stabiliser » la terre de ce pays. Le lien est subtil, permanent. Ainsi le sport est-il devenu la force motrice de la recherche. C’est la Golf Association of America qui subventionne les études technologiques du gazon entreprises par les écoles d’agriculture et les universités.

C’est là que l’on répertorie et soigne toutes les maladies de l’herbe, l’Ustilago struformis, la Laetisaria fusiformis, la Nigrospora sphaerica, le Coprinus psychomorbidus, là que l’on sélectionne des variétés autosuffisantes en milieu aride pour implanter des golfs insensés dans la Vallée de la Mort ou les déserts d’Arizona. Et comme si tant d’excès ne suffisaient pas, on inventa le gazon synthétique, l’Astro Turf, le Poly Turf, comme s’il fallait se prémunir contre le temps, les saisons, atténuer l’angoisse de la perte et se doter à jamais de prairies éternelles. Vous trouvez cela un peu formel ? Alors sachez que des tondeurs de pelouse professionnels, disons plutôt des designers, sont engagés par les plus grands stades américains pour imaginer des coupes aux motifs originaux. Car ­ et c’est encore un signe de cette obsession récurrente dans l’inconscient collectif américain ­ il a été démontré que des tontes spectaculaires avaient une incidence sur les taux d’audience des retransmissions télévisées. Certaines communes ont des attitudes tout aussi compulsives puisqu’elles n’hésitent pas à consacrer 70% de leur budget pour l’arrosage et l’entretien de leurs gazons.

C’est là un choix « culturel ». Dont on prend mieux la mesure grâce à une éblouissante série de photos stéréoscopiques prises au point de limite exact séparant d’innombrables propriétés californiennes. En exposant côte à côte ces clichés de voisinage, le CCA nous donne à voir et comparer l’âme privée de ces Américains amarrés à leurs pontons de verdure. A la façon dont ils entretiennent leur « petit pays », tous révèlent leur foi en l’avenir, l’état de leur prospérité ou au contraire les signes de leur renoncement, de leur dénuement. Sans que rien soit dit ou expliqué, quelque chose annonce tout de suite que telle maison « à la pelouse pelée » est depuis longtemps un « territoire étranger », que l’homme qui l’habite tient ainsi son pays à distance, et choisit une forme d’exil. Autre point de vue, avec les images du photographe Larry Sultan. Nous voilà cette fois plongés dans le pouvoir évocateur d’un gazon et les souvenirs d’enfance qui chaque été repoussent avec lui. Dans un petit texte, Sultan se souvient de toutes ces herbes qui ont alimenté sa mémoire, et s’explique sur l’amour névrotique qu’il nourrit pour ses prairies : « Savez-vous pourquoi j’ai une pelouse Dicondra ?

Parce que c’est le gazon le plus difficile à faire pousser. C’est celui qui est le plus sujet aux maladies et il peut être anéanti en moins d’une semaine. Quand je regarde ma pelouse, je suis fier de son aspect bien tenu. Quand elle laisse à désirer, je m’en veux de lui avoir laissé prendre le dessus sur moi… Je n’oublierai jamais les promenades le soir, l’odeur des barbecues et des pelouses fraîchement arrosées. Je marchais en évitant la pluie des arroseurs et je voyais au passage les éclairs froids des téléviseurs derrière les rideaux tirés. » Toute sa vie, sans même s’en rendre compte, Sultan a photographié son père devant des pelouses. Sur le dernier cliché on découvre le vieil homme, debout dans le salon d’une maison, levant un club de golf sur une moquette verte, devant les « éclairs froids » d’un téléviseur et des rideaux tirés. Et sans être capable d’expliquer pourquoi, on ressent que c’est bien là la dernière image de l’Amérique au fin fond de son siècle.

Jean-Paul Dubois

 


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