Douch: mort d’un tortionnaire Khmer rouge
Douch vient de mourir à l’âge de 77 ans. Portrait et reportage sur camp « S-21 », lieu d’interrogatoires, installé dans un lycée français à Phnom-Penh. Entre 14 000 et 20 000 Cambodgiens y ont été torturés avant d’être exécutés. Exécutant, bourreau ou monstre? Simple pion dans la machine de l’horreur, cadre zélé des Khmers rouges ou Torquemada à l’asiatique? Douch, l’homme qui comparaîtra d’ici à quelques mois devant un tribunal international devra répondre d’un génocide de 2 millions de morts dont le Cambodge d’aujourd’hui ne se remet pas. Jean-Paul Mari est parti sur les traces de ce tortionnaire dont le nom est lié à une des utopies les plus sanglantes du siècle
Ancienne prophétie cambodgienne.
«L’obscurité s’abattra sur le peuple du Cambodge. Il y aura des maisons mais sans personne à l’intérieur, des routes mais pas de voyageurs; le pays sera dirigé par des barbares sans religion; le sang coulera en un flot assez épais pour atteindre le ventre d’un éléphant. Et seuls les sourds et les muets survivront»
De notre envoyé spécial au Cambodge et en Thaïlande
Bonjour, je m’appelle Hang Pin, je travaille dans le camp de réfugiés et je suis un enfant de Dieu.» La voix est douce, presque inaudible. Proche de la soixantaine, le corps mince et noueux, le Cambodgien porte un tee-shirt blanc marqué «ARC», le sigle d’une ONG américaine d’aide aux réfugiés. Il s’exprime dans un anglais parfait. Face à lui, Nie Dunlop, photographe irlandais, serre la main tendue. Et un grand froid lui glace les os.
Quand, ce matin de mars 1999, il a quitté Battambang avec une équipe de déminage, la Jeep a roulé plus d’une heure vers la frontière thaïlandaise. Très vite, la route n° 10 est devenue chaotique et déserte, traversant une jungle sèche et désolée, des terres sans labours, sans maisons et sans habitants. Dans les années 1960, le district de Samlaut, bastion des Khmers rouges, a été le premier à prendre les armes contre le gouvernement. Pol Pot, Khieu Samphan, Ieng Sary, Nuon Chea : leurs noms sont plus difficiles à oublier qu’à prononcer.
L’horreur a été engendrée par ces jeunes hommes discrets et raffinés, étudiants brillants à la Sorbonne, qui aimaient fréquenter les cafés du quartier Latin et se promener sagement le long de la Seine. 2 millions de morts, massacrés, éradiqués par la faim et la maladie, sur une population d’environ 7 millions de Cambodgiens… Entre le 17 avril 1975 et le 7 janvier 1979, les hommes en noir ont saigné leur propre peuple. En 1998, les derniers chefs khmers rouges, vaincus, ont fini par déposer les armes de leur utopie sanglante. Un an plus tard, dans ce district de Samlaut, si les miliciens en noir aux checkpoints ouvrent désormais le passage aux étrangers, ils ont gardé le visage fermé des hommes de l’Angkar.
Instinctivement, Nie porte la main à la poche où il tient depuis si longtemps une photo de qualité médiocre, vieille d’une vingtaine d’années, l’image d’un fonctionnaire en pyjama noir, cheveux ras, la dentition irrégulière et les oreilles larges, assis derrière un micro qu’il maintient de ses doigts fins. Une légende mentionne : «Camarade Douch.» De sa véritable identité, Kang Kech Ieu, plus connu sous le nom de «Douch», il a dirigé le centre de Tuol Sleng, «S-21», une prison secrète d’Etat installée dans un ancien lycée de Phnom Penh.
Pendant trois ans, huit mois et vingt jours, S-21 a fonctionné comme une machine à broyer les 14 000 hommes, femmes et enfants qui furent incarcérés, interrogés, torturés et systématiquement exécutés. Vingt ans plus tard, dans la chaleur du village de Samlaut, Nie regarde le sexagénaire qui lui sourit, la peau claire qui traduit son ascendance chinoise, les dents mal alignées, les oreilles larges… Et il comprend qu’il vient de retrouver un des plus grands bourreaux du siècle. Il fuit.
Un mois plus tard, il est de retour, accompagné de Nate Thayer, un journaliste qui a déjà interviewé Pol Pot et Ta Mok, dit «le Boucher». Douch est là, toujours aussi courtois, content de revoir Nie Désarmant. Il raconte un passé de modeste professeur de mathématiques à Phnom Penh, un poste à l’institut pédagogique en 1964, son travail dans les camps de réfugiés en Thaïlande avec l’ARC. Sa vie ? «Trois choses, dit-il (il explique toujours tout en trois points) : mon travail, la volonté de construire des écoles pour enfants et, surtout, Dieu !» Quelques années plus tôt, il a été converti, comme 200 autres Khmers rouges, par un missionnaire évangélique protestant. Un certificat loue «sa volonté de progresser, l’esprit d’équipe et son profond engagement en Jésus-Christ».
Quand Nate l’interroge, abrupt : «Je crois que vous avez aussi travaillé pour les services de sécurité sous les Khmers rouges ?», le regard de «Hang Pin» ne cille pas… «Je traduisais des livres pour enfants au ministère de l’Education nationale.» Nate tend sa carte de visite. Douch l’examine longuement, se tourne vers Nie et demande : «Votre ami a rencontré Mr Ta Mok et Mr Pol Pot, n’est-ce pas ? – Oui, en effet.» Grand silence. Douch pousse un long soupir : «Si vous êtes ici, c’est la volonté de Dieu.» Hang Pin n’existe plus. Et Douch confesse : «J’ai fait de très mauvaises choses auparavant dans ma vie. Maintenant est venue l’heure des «représailles».
Mon unique faute est de ne pas avoir servi Dieu. J’ai servi les hommes, j’ai servi le communisme.» Nate lui montre la copie d’une confession arrachée à un prisonnier de Tuol Sleng. En marge, une annotation de la main de Douch : «Tu peux employer la torture de façon longue et dure, longtemps, même s’il perd connaissance et meurt.» Et une autre sur le devenir de sept enfants arrivés au camp : «Tuez-les tous.» Il baisse les yeux : «Je suis profondément désolé pour les meurtres du passé. Je n’ai pris aucun plaisir à mon travail.»
«Enfin tu avoues. Tu mens…»
Le même jour à Chiang Maï, au nord de la Thaïlande, François Bizot, directeur de l’Ecole française d’Extrême-Orient, reçoit un appel du Cambodge. Au bout du fil, il entend Nate lui annoncer que Douch envoie ses salutations… «à son ami Bizot». Un grand coup de rasoir met à nu une mémoire enfouie depuis près de trente ans. Brutalement, François Bizot se retrouve au cœur du Cambodge des Khmers rouges, dans un passé qu’il avait enterré, comme Douch, à la fois son tortionnaire et libérateur.
Aujourd’hui, le Français vit solitaire dans la grande maison de bois sur pilotis qu’il a fait construire à Chiang Maï. On étouffe. Je nage dans la pesanteur de la mousson qui mélange l’air et l’eau, une mousse verte envahit les dalles de pierre ponce du chemin et les grands arbres au feuillage noir… «Douch ! Pour moi, il était mort voilà longtemps», dit Bizot, qui a assisté à la naissance du bourreau. C’était en 1971 .Trois hommes arrêtés au hasard d’un checkpoint khmer rouge titubent, coudes attachés et yeux bandés, dans la jungle jusqu’au camp M13. A leur arrivée, François Bizot, jeune ethnologue, et ses deux assistants, Lay et Son, sont entravés à un énorme joug. Bizot, furieux et inconscient, exige de pouvoir se laver… «J’ai vu un homme tout en noir, mains dans le dos, qui souriait.»
Un signe discret de Douch, et Bizot, libéré du carcan, est attaché à l’air libre. Un deuxième signe, et un garde armé l’emmène se baigner à la rivière : «Une bénédiction !» Malgré son allure juvénile, presque timide, cet homme-là est le chef. Devant lui, tous s’effacent, même Chan son adjoint, une brute épaisse, osseux, la peau jaune et une expression de salopard. Douch, lui, est le seul Khmer rouge qui dit au revoir au prisonnier quittant son bureau pour être exécuté à coups de gourdin. «Il pouvait être pris d’un fou rire d’enfant et l’instant d’après devenir cinglant, prendre un visage terrifiant.» Bizot est accusé d’être un agent de la CIA. Douch lui fait rédiger sept longues déclarations d’innocence. Sa vie dépend de lui : «Il était mon seul lien avec le monde.»
Une fois par semaine, Douch part à vélo rendre compte à ses supérieurs : «On va parler de toi…» Torturé par la faim, le prisonnier dort attaché sous la pluie et claque des dents dans le froid glacial de la jungle : «Je pleurais en permanence, de colère ! Je ne voulais pas mourir.» Un jour, on lui fait porter une boîte de lait sucré condensé, un trésor. Désormais, chaque soir, un garde lui jette une grosse bûche à côté du foyer : «Il suffit que je retrouve cette odeur de bois brûlé et mouillé. .. et me voilà d’un coup projeté là-bas», dit Bizot. Le geste de la bûche vient de Douch, bien sûr, mais les interrogatoires restent sans concession : «Il cherchait à me piéger, un manipulateur, mais avec une vraie recherche de vérité.»
Quand Bizot confesse qu’il a dissimulé sa maîtrise de l’anglais pour ne pas faire croire qu’il était américain… Douch bondit, terrible : «Faire croire ? Enfin tu avoues : tu mens !» En allant à la rivière, le prisonnier voit les gardiens tailler des lattes de bambou près d’une cabane. Quand il lui pose la question, Douch revendique sa participation aux tortures : «Les gens qui arrivent ici ont été pris en flagrant délit d’espionnage… Tu n’imagines pas combien leur mensonge me met hors de moi ! Alors je frappe ! Je frappe jusqu’à en perdre le souffle moi-même…» Douch, convaincu de l’innocence du Français, plaide sa cause et obtient sa libération. Au lendemain de Noël, reconduit en zone sûre, Bizot lui fait promettre la vie sauve pour ses assistants. Ils seront exécutés tous les deux un an plus tard.
Aujourd’hui, Phnom Penh la capitale souffre, écrasée par la masse du ciel de mousson, cathédrale de nuages qui pèsent du plomb fondu. L’air liquide plaque sur la bouche comme un linceul humide. Le bruit de la rue, des voitures, les cris des pousse-pousse, tout est étrangement feutré. Sur le Mékong, immobile, presque solide, les bateaux ne flottent pas, ils s’ouvrent un passage au ralenti comme l’étrave d’un sous-marin dans l’épaisseur du fleuve. Ne monte qu’une odeur écœurante de vase.
Je n’irai pas revoir le sinistre lycée de Douch, Tuol Sleng, le camp S-21, transformé en musée. D’un précédent voyage, j’ai gardé avec précision l’image des balcons barbelés, les minuscules cellules en brique crue, les fers, les chaînes, les tenailles, les lits de torture. Et surtout, ces murs de visages de prisonniers en noir et blanc. Hommes, femmes, vieillards, terrorisés, l’oeil candide ou résigné, ils vous regardent droit dans les yeux. Ils sont vivants. Et vous savez qu’ils vont mourir. Tuol Sleng vous colle à l’âme comme une maladie de peau.
S-21… S pour sécurité, 2 pour 2e bureau, 1 pour «frère n° 1», Pol Pot. Une fois le seuil franchi, le suspect devenait coupable, l’Angkar ne se trompe jamais. Il ne restait plus qu’à trouver la preuve, par la confession.
En khmer, tuol veut dire «petite colline», sleng peut signifier «coupable» ou «ennemi du mal», c’est aussi le nom d’un arbre aux fruits empoisonnés. Le peuple parlait de «l’endroit où les gens vont mais dont ils ne reviennent jamais». Mais le peuple exagère, il y a eu des survivants : sept à l’arrivée des Vietnamiens, trois seulement
Aujourd’hui. Parmi eux, un artiste peintre. «A ce jour, j’ignore pourquoi ils m’ont arrêté», dit Vann Nath, un beau vieillard de 60 ans, doux et brisé, les sourcils en touches de pinceau nacrées. Il était «peintre en zone ennemie», originaire de ce «nouveau peuple» maudit, celui qui n’avait pas vécu sous le règne de la guérilla.
Forcément coupable. Dès son arrestation en 1978 à Battambang, l’interrogateur lui attache un fil électrique autour des menottes et le relie à son pantalon avec une épingle à nourrice : «Qui a collaboré avec toi pour trahir ?» Nath ne comprend même pas la question. Première décharge. Il s’évanouit de douleur. Nouvelle question… «Quand j’ai repris conscience, je ne pouvais plus prononcer un mot.» On l’expédie en camion vers Tuol Sleng.
A leur arrivée, menottes, yeux bandés, reliés par une corde autour du cou, les prisonniers sont tirés à l’aveugle vers une salle du lycée, couchés l’un contre l’autre, en ligne, le pied pris dans la même barre d’acier. Les gardes hurlent les règles : interdiction de parler, de bouger, de se retourner sans autorisation. Ils sont des traîtres, des animaux, des numéros : «Vivants, vous ne nous rapportez rien; morts, nous ne perdons rien.» Avec quatre cuillerées de soupe de riz deux fois par jour, ils meurent de faim et on n’enterre que de nuit : «Les cadavres restaient enchaînés à nous, pendant un ou deux jours.»
Ceux qui sont proches des ampoules électriques avalent en secret un cafard, un criquet ou un papillon attiré par la lumière : «Quand les gardes nous surprenaient, ils nous frappaient les tempes à coups de chaussure pour nous faire tout régurgiter.» Un matin, Nath se retrouve à genoux au pied du fauteuil d’un homme en noir : «Il me parlait sans brutalité, sans mépris.» Dans la marge de son dossier, face à la mention «artiste peintre», Douch a écrit de sa main : «A garder pour utilisation.»
Nath est conduit à l’atelier. Dans l’éclat d’un miroir, il se découvre décharné, barbu et sale : «En un mois, j’étais devenu un fantôme !» Rasé, lavé et nourri, Nath prend la place d’un peintre exécuté parce qu’il n’a pas donné satisfaction. Ici, on torture tous les jours, de 7 heures à 11 heures, de 14 heures à 17 heures et de 18 heures à 23 heures. Nath a les mêmes horaires dans cette usine de mort où chacun a sa spécialité. Douze heures par jour, il peint des tableaux en couleurs du «frère n° 1», Pol Pot, pour orner les bâtiments officiels.
Son pinceau à la main, il entend le choc sourd des coups de canne, les cris des bourreaux, les supplications des victimes, plus aiguës chez les femmes… «Parfois je tremblais en essayant de me concentrer.» Douch passe tous les jours à l’atelier de peinture. Son pistolet à la ceinture, les mains dans le dos, l’air attentif, il s’enquiert du rythme de progression de l’œuvre, suggère une modification, un détail… «Moi, je disais toujours oui. Evidemment.» Nath prend soin de donner un teint rose à la peau de Pol Pot et d’avoir le pinceau léger sur son visage. Quand Meng, un autre peintre, a manqué de respect et de discipline, Douch, furieux, lui donne un coup de pied avant de le faire emmener : «Il est revenu trois semaines plus tard en sang, après avoir avoué son mauvais comportement.»
Plus tard, le peintre Vann Nath réalisera de grandes toiles sombres décrivant les tortures infligées aux «traîtres complices» de la CIA, du KGB et de l’ennemi vietnamien. Coups de bâton et de câble électrique, chocs électriques et ingestion d’excréments à la cuillère, asphyxie avec un sac plastique ou par immersion, brûlures de cigarette, aiguilles enfoncées dans le corps, supplice chinois du goutte-à-goutte sur le front, ongles arrachés… tout y passe.
Douch aujourd’hui «Il pouvait être pris d’un fou rire d’enfant et l’instant d’après devenir cinglant, prendre un visage terrifiant» F. Bizot
«Douch est un littéraire qui a l’esprit mathématique»
A ce rythme, les «espions» finissent par avouer leur culpabilité, mais ce n’est pas assez. Il faut inventer des faits, une version crédible et fournir la liste d’une bonne cinquantaine de complices, simples connaissances, amis ou parents qui seront arrêtés, conduits à Tuol Sleng et, eux aussi, interrogés. Des milliers de CV à vérifier, de rapports sur les interrogatoires, d’ultimes confessions… Douch lit, étudie et vérifie tout. Il fume trois à quatre paquets de cigarettes par jour, travaille comme un possédé, s’impose une discipline de fer et ne demande rien : «Une montre, un vélo, un transistor… Que peut-on vouloir déplus ?»
Chaque nuit, l’ascète transmet un rapport complet au niveau supérieur, Son Sen, son mentor de jeunesse. Dès l’aube, Douch souligne, corrige chaque phase de la confession, prescrit ou refuse la torture. Un bourreau rend compte : «Le prisonnier s’entête. Des chocs électriques et l’ingestion de quatre cuillerées d’excréments l’aident à parler.» Dans la marge, Douch écrit : «Il ment !» Furieux, il renvoie les aveux mal construits, demande de la sincérité, du travail bien fait, avant de clore le dossier. «Douch est un littéraire qui a l’esprit mathématique, dit Rithy Panh, auteur d’un extraordinaire documentaire sur S-21 Il a l’habileté du mécanicien et l’amour du clinicien pour le travail propre.»
Au point que les bourreaux, désarmés par l’incompétence de leurs victimes, en arrivent parfois à les aider à inventer une version acceptable. Douch enseigne à ses gardiens qu’on ne doit pas torturer par plaisir sadique mais pour obtenir de vraies réponses. D’ailleurs, il y a trois équipes d’interrogateurs à Tuol Sleng : les «politiques», maîtres en propagande, les «méchants», qui brisent rapidement les détenus, et les «mordants», chargés de passer des mois s’il le faut à torturer les personnalités récalcitrantes. Quand la victime agonise ou a réussi à avaler un boulon, un médecin khmer rouge intervient – opération, lavage des plaies à l’eau salée, injection de décoctions de plantes artisanales – pour que le mourant revive. Et que la torture puisse reprendre.
Seul l’Angkar a le droit de tuer :
«Défendez-vous contre l’ennemi. Empêchez-les de mourir.» Quand un prisonnier s’empare de l’arme de son garde et réussit à l’abattre avant de se suicider, Douch réunit le personnel pour réfléchir à cette «grave défaite», une autocritique qui se termine par un cri : «Tous déterminés ! Déterminés ! Déterminés !»
Efficacité, méthode, secret absolu – les gardes ne sortent jamais du camp -, intégrité révolutionnaire, S-21 est une institution d’Etat au sein de l’appareil khmer rouge. Il suffit du nom d’un complice et l’Angkar peut le faire arrêter au fin fond d’une rizière. L’ordre chemine le long de la toile d’araignée du Parti, chef de région, chef de district, chef de village, puis responsable de l’unité paysanne. On retrouvera 7 000 télégrammes rendant compte de la production mensuelle de riz d’un hameau, de la dernière inondation ou d’une femme qui refuse de se marier. Le suspect est aussitôt invité à une réunion avec les «camarades grands frères». Ils ont des mots de passe, des phrases codées : «Camarade, voulez-vous du thé ?» veut dire intervention immédiate. «Pourquoi m’arrêtez-vous ?- Tu demanderas à l’Angkar.»
Après avoir éradiqué les étudiants revenus d’Occident, les diplomates et les intellectuels, Tuol Sleng se spécialise. Les visages martyrs exposés sur les murs du musée ne sont pas, pour la plupart, des civils anonymes mais bien des Khmers rouges eux-mêmes. Tuol Sleng n’est pas une prison, c’est une tranchée en première ligne, un front contre l’ennemi intérieur, cette cinquième colonne aux ordres de la clique fantoche – CIA, KGB, Vietnam -, tous ceux qui veulent abattre la révolution. La mission de S-21 est de repérer, d’interroger et d’écraser les ennemis à l’intérieur du Parti. Au sommet, la paranoïa des dirigeants invente des «complots d’opposants».
Ces plans, communiqués au directeur de la prison et aux tortionnaires, sont transmis par imprégnation aux suppliciés. Et ceux-là, pour mettre fin à leur calvaire, n’ont d’autre choix que de les avaliser, en avouant. La boucle est bouclée. Du coup, la révolution torture ses propres enfants, question de survie ! Hâtons- nous ! L’ennemi est en nous ! Et Douch le traque, obsédé par l’existence de taupes infiltrées, dans sa quête éperdue de la vérité, dans sa lutte obsessionnelle contre le démon, comme un Torquemada, un grand inquisiteur chargé par les dieux de l’Angkar de brûler l’hérétique, d’extirper le Mal à la racine.
Qui est Douch ? Un monstre ? Un pion de la banalité du mal ?
En 1978, après avoir analysé des tomes de confessions, il forge sa thèse. Son travail le plus élaboré, intitulé «le Plan ultime», décortique une vaste conspiration impliquant les Etats-Unis, l’URSS, Taïwan et le Vietnam… Son chef-d’œuvre. On est bien au-delà de la morale. Alors la torture ! Douch le répète à ses hommes : «Débarrassez-vous de cette idée que battre les prisonniers est cruel. La gentillesse n’est pas de mise ici…» Lui-même a été martyrisé autrefois dans les prisons de Lon Nol. Il n’a rien de la brute sadique mais ne supporte pas qu’on lui refuse «la vérité». Prak Khan, un ancien bourreau, appelait Douch à la rescousse quand un prisonnier s’obstinait : «Douch s’armait de câbles électriques. Une grande colère montait en lui. Je l’ai vu frapper, frapper sans pitié, il riait en montrant les dents.»
C’est le même homme qui, dès 1975, «demande pourtant à quitter la Sécurité pour entrer au ministère de l’Industrie», dit François Roux, son avocat français. Aujourd’hui, entre M13 et S-21, Douch assume près de 40 000 morts. Il a fait supplicier deux de ses beaux-frères et un de ses anciens bienfaiteurs. Et on l’a vu abattre de sa main les derniers détenus avant de fuir l’avancée des troupes vietnamiennes.
Qui est Douch ? Un pion de la banalité du mal, un «bienveillant», une part de l’humanité ? Qu’est-ce qu’un monstre ? David Chandler, un chercheur australien qui a vécu des années enfoui dans les archives de Tuol Sleng, conclut ainsi son étude : «Pour trouver la source du mal mis en œuvre chaque jour à S-21, nous ne devons finalement pas regarder plus loin que nous-mêmes.» Dans la touffeur de Chiang Maï, François Bizot est tourmenté par la même question. Douch a été arrêté en 1999, et l’ancien captif a réussi à le voir quelques minutes en prison. Devant lui, un homme vieilli, souriant, timide, toujours aussi désarmant, qui lui parle comme à un vieux copain retrouvé : «Tu as changé ! Je ne t’aurais pas reconnu dans la rue.»
«C’est moi», dit Bizot en khmer. «Oh oui, je sais. Parfois, je te revois dans mon souvenir. Quel âge a ta fille ? Je me rappelle trois choses : ma joie d’avoir obtenu ta libération, cette nuit de Noël où nous avons bu un Nescafé sans sucre, et ma peur en passant le dernier barrage tenu par des inconnus…» Le Français sort désemparé de l’entrevue. Entre-temps, Bizot a visité Tuol Sleng et vu le portrait de Douch en directeur de l’enfer : «Les écailles me sont tombées des yeux !» Pourtant, l’homme n’a guère changé en lui-même : «Il faut en finir avec cette sécurité qui nous fait mettre les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Et s’imaginer qu’en supprimant les méchants il ne restera que les bons. Ce qui était la démarche exacte des Khmers rouges.» Douch, un homme comme les autres ? La réponse l’épouvante : «Quand on prend conscience de cette terrible capacité qui nous habite tous… alors, on prend peur. Et c’est de soi-même qu’on a peur.» Au procès, il ira témoigner pour dire que les bourreaux ne sont pas différents de nous.
A mille kilomètres de là, un homme bondit : «Quand on me dit que les victimes pouvaient être à la place des bourreaux, je deviens méchant !», s’insurge Rithy Panh, installé à Sihanoukville où il s’apprête à réaliser un film d’après un roman de Marguerite Duras. A 11 ans, le réalisateur de «S-21» a été expédié par un train de la mort dans une brigade de jeunesse : «J’ai perdu mes parents dans les rizières, deux sœurs, deux frères, trois neveux, mon oncle, mes cousins… Nous sommes partis à douze, nous sommes revenus à deux.» Le cinéaste a réussi à mettre le peintre Vann Nath face à ses bourreaux : «Si Douch est une victime du système, alors dites-moi ce qu’est Nath ? Et mes parents ? Et tous les autres ?»
Jusqu’ici, au Cambodge, aucune autorité morale n’a décrété les Khmers rouges coupables de cette monstruosité : «Douch n’était qu’un élément, le côté brillant de la barbarie. Mais il a tout fait pour être à sa place.» Douch a été inculpé de génocide en août dernier et le procès est prévu au premier trimestre 2008. Pol Pot, le «frère n° 1», et Ta Mok, «le Boucher», sont morts de vieillesse. Sur le banc des accusés, on attend Nuon Chea, membre permanent du comité central, chargé de la sécurité, arrêté grâce aux déclarations de Douch. Et trois Khmers rouges, dirigeants de haut rang, Khieu Samphan et Ieng Sary, qui fut encore récemment membre du gouvernement.
La liste devrait se limiter à une dizaine de noms, «les leaders historiques et les plus responsables», précise Marcel Lemonde, magistrat français nommé à la Cour extraordinaire. En substance, trente après, il faut juger a Auschwitz mais pas les Oradour-sur-Glane dans ce pays qui compte 20 000 fosses communes. Le feuilleton de six ans de négociations serrées entre l’ONU et le pouvoir cambodgien a finalement abouti à un tribunal – hybride, composé de juristes cambodgiens et internationaux.
En réalité, personne ne voulait de ce procès : ni les Etats-Unis, qui ont plongé ce pays dans la guerre, armé les Khmers rouges contre le Vietnam, et ne reconnaissent pas ce nouveau tribunal; ni la Chine, qui a soutenu inconditionnellement le régime de Pol Pot; ni l’ex-roi Sihanouk, tour à tour pro- et anti-Khmers rouges; ni le régime actuel de Hun Sen, qui a combattu les hommes en noir mais craint de perdre le contrôle d’un procès soutenu par des instances internationales… qui ont accueilli les Khmers rouges à l’ONU ! Pourtant ce pays a un besoin vital de ce débat. Les parents n’osent rien raconter à une génération qui ne sait pas poser ces questions, et, sans mémoire, l’âme khmère a du mal à s’arracher à l’année zéro.
Pour la première fois, les Cambodgiens vont voir des responsables politiques répondre de leurs actes. «Il faut reconnaître les victimes, dit Rithy Panh, tuer ce cancer qui nous ronge, provoque le dégoût de soi et dévaste la jeunesse. En finir avec cette absurdité d’«auto-génocide culturel«que nous aurions dans le sang depuis le royaume d’Angkor ! Dire pourquoi des Khmers ont tué des Khmers. Et enfin tourner la page.» Difficile quand les Khieu Samphan ou les Nuon Chea jurent, la main sur le cœur, qu’ils ne savaient pas ! Seul Douch assume ce qu’il a fait. Exécutant, membre zélé du Parti, communiste enfiévré ou grand inquisiteur ? Rithy Panh, François Bizot, le peintre Vann Nath et tous les autres brûlent de pénétrer le mystère de Douch. Qu’il leur laisse voir enfin ce qui l’habitait, ce qu’il est devenu, ce qu’il ressent.
A Tuol Sleng, une fois les interrogatoires finis et les aveux signés, un camion partait de nuit vers le site d’un ancien cimetière chinois, Choeung Ek. Là, chaque prisonnier, homme ou femme, descendait, menotte et yeux bandés, on vérifiait son identité puis il s’agenouillait au bord d’une fosse. Un garde lui fracassait la nuque avec une barre de fer. Il s’affalait. Et on l’égorgeait. Parfois, un peu à l’écart, il y avait un homme assis sur une natte qui regardait en fumant cigarette sur cigarette. C’était lui.
Jean-Paul Mari
Le Nouvel Observateur
Chronologie
9 novembre 1953. Protectorat français depuis juillet 1863, le Cambodge obtient son indépendance.
18 mars 1970. Le coup d’Etat du général Lon Nol, soutenu par la CIA, destitue le roi Norodom Sihanouk, qui s’exile à Pékin.
17 avril 1975. Les Khmers rouges entrent dans Phnom Penh.
7 janvier 1979. Les Vietnamiens envahissent le pays. Les Khmers rouges prennent le maquis.
Juin 1982. Formation avec les Khmers rouges d’un gouvernement de coalition en exil, présidé de Pékin par Sihanouk.
Janvier 1985. Hun Sen, pro-vietnamien, est nommé Premier ministre.
23 octobre 1991. Les accords de Paris placent le pays sous tutelle de l’ONU jusqu’à l’organisation d’élections libres.
7 juillet 1994. L’Assemblée nationale met les Khmers rouges «hors la loi».
8 août 1996. Un dirigeant khmer rouge, Ieng Sary, se rallie au régime de Phnom Penh.
Juin 1997. Réfugié dans la jungle, Pol Pot est condamné à la prison à vie par ses anciens lieutenants.
15 avril 1998. Pol Pot meurt d’une crise cardiaque.
26 décembre 1998. Khieu Samphan et Nuon Chea, dirigeants khmers rouges, se rallient au gouvernement de Hun Sen.
6 mars 1999. Arrestation de Ta Mok, dit «le Boucher».
29 avril 2000. Le gouvernement cambodgien et l’ONU s’entendent sur la mise en place d’un tribunal chargé de juger les anciens chefs khmers rouges.
8 mai 2006. Nomination des juges et procureurs auprès des Chambres extraordinaires.
Voir l’entretien vidéo de Jean-Paul Mari sur le site cambodgevision
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