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11 septembre 2001: Les quatre avions de l’apocalypse

publié le 08/09/2021 par Jean-Paul Mari

Repérages, timing coordonné, groupe cohérent, argent, complicités, cellules : pour des professionnels de l’horreur, c’est du bon travail. Récit, minute par minute, de l’opération la plus meurtrière de l’histoire du terrorisme

 

 

Chez John Kap, patron du Pink Pony, club de danse sur Daytona beach, les clients sont rois. Surtout quand ils sont trois, avec un accent du Moyen-Orient et des cartes de crédit plein les poches et qu’ils ont déjà dépensé plusieurs centaines de dollars de consommations avec les entraîneuses du bar. Rien d’étonnant dans cette Floride qui compte soixante mille personnes d’origine arabe.

N’empêche, quand ils s’en vont enfin, vers deux heures du matin, John le tenancier soupire de soulagement. Toute la soirée, il a du supporté leurs airs arrogants et leurs conversations d’après boire, bruyantes, agressives et surtout anti-américaines. John Kap, un peu irrité, a retenu une phrase menaçante de l’un d’entre eux : « Attendez jusqu’à demain.

L’Amérique va connaître un bain de sang ! » Nous sommes dans la nuit du lundi au mardi onze septembre dernier, à l’aube d’un jour de tragédie historique pour les Etats-Unis.

Boston-Logan ? Un aéroport passoire…

Quatre heures plus tard, à deux mille kilomètres au nord, à l’autre bout du continent américain, la caméra vidéo d’un contrôle de sécurité de l’aéroport de Portland enregistre le passage de deux hommes, discrets, noyés dans le flot des autres passagers, qui embarquent dans le vol matinal pour Boston. Il est 5H53.

Ils font partie d’un groupe d’au moins cinq hommes venus du Canada. Ils ont traversé la frontière là où elle est le plus perméable, à Coburn Gore où un seul douanier assure le contrôle d’une route à deux voies, à Jackman près du lac Mégantic ou en empruntant le ferry. Une formalité. Le groupe a filé ensuite vers Bango, un bled du Maine, état rural et sauvage, pour prendre le petit avion de ligne vers Boston. Pas assez de place pour les cinq hommes. Les terroristes se séparent.

Trois d’entre eux réussissent à embarquer, les deux autres louent une Nissan Altima et roulent jusqu’à Portland, deux cents kilomètres plus au sud, et dorment à l’hôtel Confort Inn, chambre 232. On retrouvera la Nissan à l’aéroport de Portland. A l’intérieur, un mégot, donc des traces d’ADN, en cours d’analyse. Il y a de bonnes chances qu’elles appartiennent à Mohamed Atta, un pilote, un des hommes clés de cette gigantesque opération.

En débarquant à Boston, les trois autres terroristes ont dormi dans la banlieue de Boston, dans la chambre 432 du Park Inn Chestnut Hill. Parmi eux, Marwan El-Shehhi, lui aussi est pilote. En quittant leurs chambres, ils oublient des horaires d’avion et de train ; ils n’en ont plus besoin. Sur le parking de l’aéroport de Boston-Logan, une Mitsubishi blanche et un « ramp pass », carte d’accès aux zones sécurisées.

La voiture a été vue à quatre reprises dans les parages de l’aéroport. Une partie des billets pour New-York ont été réservés dès le 28 août par Mohammed Atta qui a acheté des allers simples avec sa carte visa sur le site Web de la compagnie American Airlines, sans oublier de donner le numéro de sa carte « AAdvantage Profile » établie trois jours auparavant. Quatre autres terroristes ont réservé en donnant le même numéro de téléphone que Mohammed Atta.

Repérages, groupe cohérent, timing coordonné, argent, complicités, cellules dormantes : pour des professionnels de l’horreur, c’est du bon boulot.

Bien sûr, il y a – toujours – des accrocs. D’abord, ce sac de Mohammed Atta qui a raté, au départ de Portland, la connection pour Boston. A l’intérieur, un Coran, une vidéo d’entraînement au pilotage et une calculatrice pour calculer la consommation de kérosène. Et un testament. Plus embêtant est cet accrochage verbal avec un automobiliste pour une petite place de parking ; rien de méchant mais les hommes sont nerveux et cela peut compromettre toute l’opération.

Maintenant, ils sont tous là, dans l’aéroport de Boston, une dizaine d’hommes, planqués sur place ou venus par avion et par route de Floride et du Canada. Pourquoi ont-ils choisi Bostan-Logan pour embarquer sur deux avions différents ? Parce que c’est un aéroport passoire.

Une immense structure de mille hectares, prévue pour dix millions de passagers maximum par an, qui en vu défiler 27 millions l’an dernier, 80 000 par jour, et craque par toutes ses coutures. Logan a mauvaise réputation. En juillet dernier, un adolescent juif hassidim qui voulait impressionner les services israéliens a escaladé une clôture, marché trois kilomètres sans se faire interpeller et s’est assis dans un 747 en partance pour Londres.

Les tests des agents de la FAA ont recensé 136 violations de sécurité, trois fois la moyenne nationale. On peut s’approcher des avions la nuit, se balader dans les zones sécurisées ou faire passer aux contrôles, une fois sur cinq en moyenne, des objets considérés comme dangereux, puissants pétards métalliques, cutters ou armes à feu.

Sur le siège 8D, Mohammed Atta sent qu’il touche au but

Derrière les écrans de contrôle, il y a les « screeners » de la société Argenbright, reconnue coupable d’avoir employé plus d’un millier d’agents sans aucune formation, dont quelques douzaines de criminels. Et le screener qui a fixé d’un œil morne et matinal les sacs des terroristes sur l’écran du scanner gagne cinquante francs de l’heure, deux fois moins que le barman de la cafétéria où les hommes de Mohamed Atta ont du prendre leur dernier café. Boston-Logan est un scandale, pas une exception. Deux jours après les attentats, alors que les aéroports sont en alerte maximum, deux employés de Northwest Airlines ont passé le contrôle de l’aéroport de Phoenix avec un couteau et sans montrer leur pièce d’identité.

Boston a un autre intérêt : de nombreux vols longs courriers partent à destination de Los Angeles, bourrés de soixante-dix tonnes de kérosène : du carburant pour un avion, du combustible pour une bombe volante. Et ils partent tôt, ponctuels, et ne sont pas susceptibles d’être retardés par la congestion aérienne d’un ciel régional qui va compter ce matin là 3667 appareils en l’air en même temps.

« Tout semblait normal quand ils ont quitté Boston-Logan » dit le directeur de la sécurité aérienne du Massachusetts. Oui, tout est normal pour l’instant. Deux avions ont décollé l’un après l’autre, à une minute d’intervalle. En clair, pendant que l’avion numéro un, le Boeing 757 du vol numéro 11 d’American Airlines lançait ses réacteurs à plein régime et commençait à rouler, les cinq terroristes à bord, dont Mohammed Atta, pouvaient voir l’avion numéro deux, le Boeing 767 du vol numéro 175 d’United Airlines, transportant les cinq autres terroristes, dont Marwan Al Shehhi, décoller en bout de piste.

Les deux appareils devaient atterrir à Los Angeles en fin de journée ; les deux bombes volantes vont s’écraser sur les tours du World Trade Center à New-York moins d’une heure plus tard.

En classe Affaire, sur le siège 8 D, réservé tout près du cockpit, Mohammed Atta, trente trois ans, sent qu’il touche au but, celui qu’il poursuit depuis deux ans, de Hambourg aux Etats-Unis, en passant par la Suisse, l’Espagne et les terrains d’entraînement de Floride.

« Quelque chose en lui avait changé »

Au départ, c’est un étudiant doué pour l’électronique installé depuis huit ans à l’université de Hambourg, fils d’un avocat aisé du Caire, un garçon intelligent, sérieux, attentif, poli, plutôt beau gosse et qui aime bien les jeans noirs et, en ville, la musique du Sharky’s Billiard Bar. Pourtant, depuis deux ans, il a changé.

Il a laissé pousser sa barbe, a exigé une salle de prière à l’université pour ses camarades musulmans, se fait enregistrer à la fac sous le nom de « El Amirals » devient critique et commence, selon ses professeurs, à grogner « sur l’Américanisation accélérée de son pays et l’intrusion de la modernité dans le monde arabe. » Puis il disparaît.

En Juillet 2000, on le retrouve à Venice, en Floride, où il prend des cours de pilotage sur les petits avions monomoteurs à ailes basses à « Huffmann Aviation International Flight School ». C’est cher, bien sûr, mais l’étudiant n’hésite pas à faire un chèque de dix mille dollars (75 000 francs). Un autre homme s’entraîne en même temps que lui, Marwan Al-Shehhi, un Saoudien de 23 ans.

La mère de Al-Shehhi, une égyptienne, est parente de Mohamed Atta, les deux hommes se connaissent, ils ont vécu ensemble à Hambourg et cohabitent dans la même villa d’Hollywood en Floride où les Saoudiens, « alliés des américains », ont bonne réputation depuis la guerre du Golfe. Venues du Moyen-Orient, des familles entières sont installées depuis plusieurs années, envoient leur enfants à l’école et fréquentent leurs voisins. A Vero Beach, à la veille des attentats, des habitants en verront plusieurs déménager brutalement en entassant leurs effets dans le coffre d’un van.

Son apprentissage de pilote privé terminé, Mohammed Atta choisit une autre école et s’entraîne sur simulateur au pilotage virtuel d’un Boeing 727 : « A la fin, il avait de bonnes notions pour pouvoir piloter un appareil de façon basique, tourner à droite et à gauche, monter et descendre » dit son instructeur, Henry George. Puis il disparaît encore.

On retrouve ses traces à Zurich avec Marwan Al-Shehhi et, en Espagne, cet été, du coté de Salou dans le Sud de la Catalogne. Le 2 mai dernier, Mohammed Atta est de retour aux Etats-Unis avec un visa émis à Hambourg et regagne la Floride ; il emménage dans un appartement du comté de Palm Beach, prétend qu’il a déjà effectué trois cent heures de vol commercial et loue un avion pour trois jours, à 88 dollars l’heure.

« Il disait qu’il voulait juste s’entraîner. Et montrer le pilotage à un ami »  dit Andrew Law, instructeur de vol. Cet ami à perfectionner est peut-être Marwan Al Shehhi, l’homme qui, ce mardi 11 septembre, à Boston, est assis dans l’avion numéro deux, en classe affaires, siège 6 C, lui aussi très proche du cockpit.

« Nous avons d’autres avions »

« Hey, il y a un problème, on ne peut pas parler à ce type ! » Au centre de surveillance aérienne de Nashua, le contrôleur a sursauté. Il a la charge d’une partie des vols dont celui d’American Airlines (avion N°1) et d’United Airlines (avion N°2). Il a déjà eu a traiter un vol catastrophe avec l’Egypt Air qui s’est écrasé en 1999 au large des côtes du Massachusetts. Or, il vient de demander au pilote d’American Airlines de monter au niveau 35, à 35 000 pieds et personne ne lui a répondu.

L’avion entame un virage vers le sud puis l’écho radar disparaît comme si quelqu’un avait déconnecté le transpondeur ! Débrancher un transpondeur n’est pas très difficile mais encore faut-il savoir où se trouve le fusible dans ce mur de boutons et de manettes de l’avionique d’un Boeing : à l’évidence, le commando de Mohammed Atta vient de passer à l’action. Soudain, une conversation bizarre parvient par la radio.

Le contrôleur comprends que John Ogonowski, commandant de bord et pilote d’expérience, a discrètement branché le micro relayant les conversations dans le cockpit : « Il veut nous signaler qu’il se passe quelque chose de mauvais », réalise le contrôleur.

Quand le pilote appuie sur le bouton et que le terroriste parle, le contrôleur entends une voix avec un fort accent arabe qui menace le pilote. « Ne tentez rien de stupide. Vous ne serez pas blessé ! » Puis une autre phrase à laquelle il ne comprend rien sur le moment : « Nous avons plus d’avions. Nous avons d’autres avions ! »

« Ils ont commencé à tuer les hôtesses de l’air »

D’autres avions ? Pour le moment, le contrôleur essaie d’éviter une collision avec les autres appareils en l’air. Il appelle ceux qui suivent la même route vers Los Angeles, dont le vol d’United Airlines, l’avion N°2, où tout est encore normal à bord. L’un va tout droit , l’autre fait demi-tour et fonce sur Manhattan; les deux avions se croisent à quinze kilomètres de distance; le ciel est grand bleu et chaque pilote a l’appareil de l’autre en vue ; celui qui a été détourné et celui qui va l’être.

L’avion N°1 survole déjà New-York, l’orgueil de l’Amérique moderne, le nœud de ses autoroutes gigantesques, la statue de la Liberté et Manhattan. Son cœur financier palpite là, dans ses banques, sa bourse qui influence toute la planète, ses tours du World Trade Center qui égratignent le ciel, hautes de 420 mètres et de 110 étages où travaillent vingt à quarante mille personnes.

Dans les « Twin Towers », les tours jumelles, l’Amérique a mis assez de béton pour construire une autoroute à quatre voies qui irait de la terre à la lune ! Aucun pilote professionnel au monde n’accepterait d’y jeter son appareil. D’ailleurs, dans l’avion N°2 où les hommes de Marwan Al Shehhi sont passés à l’action, le pilote refuse d’ouvrir la porte du cockpit.
De leur téléphone portable, des passagers appellent leur famille : « Ils ont commencé à tuer des hôtesses de l’air avec des cutters pour forcer le pilote à sortir ! »

Le pilote doit céder, l’avion N°2 est lui aussi aux mains des terroristes. Dans dix-huit minutes, il sera sur l’objectif.

Dans l’avion N°1, Mohammed Atta a sans doute pris la place du commandant de bord. Il lui faut maintenant pousser de tout son poids sur les commandes, cadrer sa trajectoire au manche et au palonnier, le garder symétrique comme à l’entraînement, gérer l’assiette et la trajectoire horizontale pour faire percuter les 190 tonnes du Boeing chargé de 90 tonnes de kérosène à la vitesse de deux cent mètres secondes. Il est 8H45 du matin.

Deux secousses supérieures à 2,4 sur l’échelle de Richter

Quatre cent vingt mètres plus bas, l’homme d’affaires David Blackford se rend au travail. « J’ai vu cet avion rugissant au dessus de moi. Je me suis dit qu’il volait trop bas. » Le bruit est invraisemblable. David est stupéfait. Quand il reprend ses esprits, il ne comprend pas ce que sont ces taches noires qui tombent du gratte-ciel. Ce sont des corps humains qui s’abattent des fenêtres du 85ème étage.

En bas, parmi les passants horrifiés, Rudolph Giuliani, maire de New-York, voit lui aussi s’écraser à ses pieds les hommes qui ont sauté du haut du World Trade Center. Dans quelques instants, le maire va échapper de peu à l’avalanche de béton provoqué par l’effondrement de la tour. Couvert de cendres et de poussières, il va donner ses ordres en essayant de ne pas entendre ces noms qu’on lui crie, ceux de ses amis morts.

Il y a les miraculés, ceux qui ont raté leur avion ou n’ont pas entendu leur réveil ce matin là, ceux dont le bureau avait déménagé du World Trade Center une semaine plus tôt, comme Pierre Uhel, conseiller financier du trésor et Alain Gerbier, représentant de la Banque de France, ou cet homme, handicapé, aveugle, que son chien a guidé sous une pluie d’éclats de verre du 71ème étage jusqu’au rez-de-chaussée. Ou ceux qui ont cru échapper à l’enfer pour y replonger de plus belle, comme Ron Clifford, homme d’affaires de 47 ans, qui s’est échappé de la tour, tout heureux à l’idée de retrouver sa famille.

Et qui ne sait pas que sa propre sœur et sa nièce de quatre ans sont des passagères de l’avion N°2, celui d’United Airlines, détourné lui aussi, celui où se trouve le commando du pilote Marwan Al Shehhi, le Boeing que Ron Clifford voit brutalement apparaître dans le ciel de Manhattan, virer à trente degrés vers le deuxième gratte-ciel et entrer comme un poignard dans la gorge de la tour sud du World Trade Center. A dix-huit minutes d’intervalle, les sismographes enregistrent deux secousses supérieures à 2,4 sur l’échelle de Richter. Il est 9H03.

A Cape Code, au Massachusetts, deux F-15 ont finalement décollé quinze minutes après la demande en urgence de l’aviation civile américaine. Quand ils arrivent au dessus de Manhattan, les deux appareils qu’ils sont supposés intercepter n’existent plus. Pulvérisés. De toute façon, ils n’ont pas d’ordre d’attaque… surtout pas pour abattre deux avions civils chargé de 157 passagers et membres d’équipage.

Au sud du continent, dans l’école élémentaire de Sarasota en Floride, le président Bush est tranquillement assis au milieu d’écoliers qui lui lisent l’histoire d’une petite fille et de sa chèvre. Les gosses s’appliquent à bien prononcer les mots : « cap », « cape », « pan », « pane ». Et le président félicite l’institutrice : « Bravo de les avoir ainsi entraîné à la lecture. C’est vraiment important de bien lire. »

Soudain, Andrew Card, chef d’état-major à la Maison Blanche, se glisse dans la classe et lui murmure à l’oreille : « Un deuxième avion vient de frapper l’autre tour… L’Amérique est attaquée. »
Le président pince les lèvres. Et poursuit, impertubable : « Waow, excellents lecteurs ! On dirait une classe de sixième. » Et il restera encore six minutes en compagnie des enfants et de l’institutrice. Moment surréaliste.

« Ca y est, on est les suivants ! »

A la Maison Blanche à Washington, Dick Cheney, le vice-président, regarde le deuxième avion se crasher dans le World Trade Center. Les agents des Services de Sécurité se jettent sur lui : « Dans ces circonstances, ils ne disent pas Monsieur ou se montrent polis », a raconté Dick Cheney, « ils m’ont juste dit « nous devons partir immédiatement et ils m’ont empoigné. »

On soulève en force le vice président, âgé de 60 ans et déjà victime de quatre crises cardiaques : « mes pieds touchaient de temps à autre le sol mais ils sont plus grands que moi… Ils m’ont poussé et entraîné dans le couloir » jusqu’au bunker souterrain de la Maison Blanche, le Centre opérationnel d’urgence du Président. C’est alors qu’on apprends qu’un troisième appareil a été détourné par un autre commando. Parti de l’aéroport de Dulles à Washington à destination lui aussi de Los Angeles, un Boeing 757 d’American Airlines, l’avion N°3, revient après une large boucle vers le cœur politique des Etats-Unis. Là aussi, deux F-16 décollent de la base de Langley en Virginie. Là aussi, ils arrivent trop tard !

Dans l’avion N°3, Barbara Olson, journaliste, appelle son mari Théodore Olson, l’avocat de Bush, celui qui a mené la bataille post-électorale dans le décompte de chaque bulletin de vote. Les libéraux américains détestent l’avocat, homme blond et froid de cinquante ans, visage anguleux, sec, puritain, terriblement efficace. Après la victoire, devenu l’avocat du gouvernement, installé à la Maison Blanche, c’est de là qu’il va vivre par téléphone les derniers instants de sa femme : « Nous avons été détournés ! » crie la journaliste.

« Tous les passagers ont été regroupés au fond de l’appareil. Devons nous tenter quelque chose ? Que dois je dire au pilote ? » Puis la ligne est coupée. Théodore Olson appelle le ministère de la justice où personne n’est encore au courant de ce détournement de l’avion n° 3.

Sous le ventre de l’appareil, il y a le Pentagone, le cerveau de la défense militaire américaine, conçu pour abriter les états-majors de crise et gérer les raids sur le Kosovo, la guerre du Golfe, l’Apocalypse nucléaire ou la fin du monde. Depuis trois ans, on a engagé de sérieux travaux pour renforcer la structure avec des poutres en acier, des fenêtres conçues pour résister aux explosions et des murs truffées de tôles en kevlar. Pour résister à Armaguedon, il suffit de pousser la porte.

D’ailleurs, le sécrétaire de la Défense, Donald Rumsfeld est justement en train de recevoir une délégation de congressmen pour leur exposer le projet de bouclier anti-missiles ! On se prépare à consacrer des milliards de dollars pour empêcher un missile intercontinental de venir du fin fond de la Mongolie frapper un point de l’Amérique pendant qu’un avion des lignes intérieures, piloté par quelques humains fanatiques, assombrit le ciel, au centre de Washington.

Évidemment, tout le monde est au courant des attentats au World Trade Center : « Laissez moi vous dire, moi qui suis un vieux de la vieille, il y aura une autre attaque », lâche Rumsfeld, dont la mâchoire carrée et les yeux bleus sont devenus le signe de ralliement des faucons de l’administration. Dans un bureau, un officier regarde le ciel : « Ca y est, on est les suivants ! »

Sur Pennsylvania Avenue, des hommes de la sécurité hurlent aux employés : « Courez ! Ne vous retournez pas, il y a un avion qui fonce sur nous » Il est 9H43 et une énorme explosion retentit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? ! » rugit Rumsfeld. C’est le troisième avion qui n’a pas atteint la Maison Blanche mais qui a arraché les lampadaires de l’autoroute conduisant au Pentagone, tracé une ligne diagonale à travers trois rangées de bâtiment en détruisant des colonnes en acier avant de finir sa course entre les secteurs B et C.

A l’intérieur, les alarmes sonnent toutes en même temps, tout le bâtiment sent le kérosène, les morts et les blessés sont horriblement brûlés, et les survivants se déplacent à quatre pattes.

Cheney décide, Bush obtempère

De son bunker du Centre Opérationnel Présidentiel d’Urgence, Dick Cheney appelle le président Bush. Cheney est un homme politique solide, ex chef d’état major de la Maison Blanche et ancien secrétaire d’Etat à la Défense. C’est lui qui va piloter le bateau ivre de ces premières heures de folie. On le surnommera le « ministre de la guerre de facto. » Bush est en route vers la capitale, à bord de son avion Air Force One mais Cheney le conjure de ne pas revenir tout de suite sur la foi d’informations indiquant que le Boeing présidentiel…est une cible. Bush obtempère.

Tout au long du vol, il consultera son vice-président sur la marche à suivre et Cheney, selon un témoin, sera littéralement « assis aux commandes », en coordonnant la réponse gouvernementale, en consultant les experts militaires, en conduisant quatre des cinq conférences téléphoniques entre la Maison Blanche et la cellule de crise fédérale dissimulée dans la campagne de Virginie. Et enfin, en conseillant à Bush d’ordonner d’abattre tout avion commercial non autorisé. Sauf que cet ordre a été donné… après le quatrième et dernier crash.

A 8H01, un Boeing 757 du vol 93 d’United Airlines a quitté l’aéroport de Newark en direction de San Francisco. A bord, 38 passagers, deux pilotes et cinq membres d’équipage. Jusqu’à Cleveland, tout va bien. Puis l’avion se met à décrire une large boucle et fait demi-tour. La grande différence avec les autres vols est que les passagers savent rapidement ce qui s’est passé à New York. Déjà, Jeremy Glick, originaire de New York, appelé sa femme: « Il y a trois hommes à bord. Ils ont des couteaux et une boite rouge. Ils disent que c’est une bombe ! » A 9H45, Mark Bingham, 31 ans, chargé des relations publiques à San Francisco, appelle sa mère en Californie : « Maman, c’est Mark Bingham, ton fils. Je voulais te dire que je t’aime. »

Une femme reçoit un appel de son mari, Thomas E. Burnett, vice-président de la société Thoratec. L’homme parle vite mais reste mais calme. Il dit que certains passagers veulent intervenir, qu’on va procéder à un vote pour décider d’écraser l’avion au sol. » L’avion a déjà fait demi-tour, il passe au dessus de Pittsburgh, se dirige vers Camp David, Washington ou New York. Thomas E. Burnett rappelle : le commando a tué un passager. Le vote a eu lieu, l’assaut contre le commando de terroristes est décidé.

Au téléphone, l’homme arrive à plaisanter : « Nous avons les couteaux en plastique de nos plateaux-repas. Puis il ajoute : « Je sais que nous allons tous mourir, mais trois d’entre nous vont tenter quelque chose. » La ligne est coupée. Camp David est à peine à 135 km de là. Soudain, l’avion fait un brusque écart comme si quelque chose se passait dans le cockpit.

Puis l’avion N°4, le Boeing 757 du vol 93 d’United Airlines dévie de sa route, part en vrille et va s’écraser au sol dans une forêt près de Pittsburgh. Combien de morts aurait-il provoqué en s’écrasant sur un bâtiment officiel, une tour ou une ville ?

Si des hommes, en ce jour terrible, ont entrepris quelque chose pour lutter contre les pilotes kamikazes et éviter, au prix de leur vie, une catastrophe plus effroyable encore, Thomas E. Burnett, Jeremy Glick et Mark Bingham sont de ceux là.

JEAN PAUL MARI

 

Lire aussi: 1993. World Trade Center. Enquête. Chronique d’un (premier) attentat annoncé.

 

Voir :  une année à New York en images, le blog photos de Bruce Frankel


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