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« L’homme qui survécut » 2 : Perdus en Mer de Chine

Livres publié le 25/09/2006 | par Jean-Paul Mari

Mai 1988: »Au vingt-huitième jour, ils ont mangé un homme… » Les rescapés ont raconté la dérive de leur jonque en Mer de CHine,sans moteur,sans boussole, sans eau et sans nourriture. De grands cargos d’acier passent derrière les vagues, un croiseur de la Navy américaine ne fait pas son devoir, la terre se cache et l’océan est de pierre. Pour vivre, il faut tuer. Lequel?


 

« L’homme qui survécut », deuxième chapître

Perdus en Mer de Chine

 

 

« Il était un petit navire. ..Vous connaissez? »

Les souvenirs et les odeurs se mélangeaient. Le drapeau rouge flottait sur Saïgon devenue Ho Chi Minh ville. Les Bo-doï, ces luthériens du nord, avaient repris la Babylone du sud. Ils avaient amené avec eux l’obssession de l’ordre et de la propreté, jeté un voile de pudeur sur les nuits de la capitale et prêché, le jour, les vertus d’un ascétisme guerrier. Mais l’ancienne cité coloniale se désordonnait toujours autour de la cathédrale, du tracé de ses jardins et des cafès où l’on buvait du Pernod en terrasse. Des filles trop élégantes passaient sur leurs vélos, la tête auréolée de mousseline blanche et les bras pris jusqu’au coude par des gants de tissu fin. Elles pédalaient, le regard bien droit, un peu hautaines en passant à la hauteur des têtes blondes des coopérants russes qui lavaient leurs yeux bleus dans la bière. Près du fleuve, l’hôtel « Doc Lap » faisait tout pour oublier son nom révolutionnaire et redevenir le « Caravelle », avec son lot de fresques, d’abat-jours et de cendriers des années cinquante, protégés et dépoussiérés comme les pièces d’un musée. Sur la moquette fanée de palaces décadents, des serveurs agés mais toujours minces s’efforceaient de garder leur style et quelques phrases de bon anglais ou d’un français surranné. Dehors, les gosses vous hélaient, « Hey John! ». Certains avaient l’oeil étrangement bleu ou le cheveu crépu; on les appelait « poussière de vie », un joli nom méprisant pour ces enfants d’une passe de prostituée et d’une permission de Gi’ anonyme. Ils trainaient aux carrefours, près des magasins de cassettes et des hauts-parleurs, là où il y avait le bruit des motocyclettes et de la musique, de l’énergie et du gaspillage.
En fin d’après-midi, la chaleur du jour qui retombait faisait fondre les facades coloniales blanches comme des gâteaux à la crême. Alors, les hommes disparaissaient. La ville s’évanouissait dans l’air saturé d’humidité de la mousson. La rue et les immeubles ne se renvoyaient que le dénuement, la lèpre et la moisissure de leurs murs. La pluie s’abattait sur le goudron crevé, elle inondait les caniveaux. Et la ville ne sentait plus que l’humus.
C’était le parfum d’une femme élevée comme une grande bourgeoise, aussi voluptueuse qu’une prostituée et comdamnée à vivre en révolutionnaire. Saïgon exhalait l’odeur du sud, humide, sucré, riche et conquis. Elle s’était résignée à baisser la tête face au vent du nord, sec, prude, intègre, dogmatique mais elle frissonnait encore au souvenir de la brise venue de l’occident. Elle n’était que mémoire. Une petite provinciale, autrefois indolente et jouisseuse, qui était devenue dangereuse et délirante comme la guerre qui l’avait perverti avant de s’assagir enfin, assainie mais assombrie et un peu déprimée. Mémoire du luxe et du trop plein, du charme des colonies et de l’horreur de ses guerres, du bruit de Paris et des voix des Gi’s, de leur énergie et de leur folie. L’air en vibrait encore.
La tête lui tournait pour de bon tous les soirs, aux environs de dix-neuf heures, à l’heure du « carroussel ». Cela commençait comme un bruit d’insectes après la mousson, une sorte de grondement mécanique sourd fait du bruit de pots d’échappement, de sonnettes métalliques et de portes bagages surchargés qui grincent. Des milliers de vélos et de mobylettes, venus des quatre coins de la ville, convergeaient vers le centre de Saïgon. Ils se retrouvaient sur la place, devant la cathédrale, pour former un cortège sage. L’itinéraire, invariable, longeait le « Caravelle », filait vers le fleuve, tournait à droite sur les quais et remontait les grands boulevards pour revenir au point de départ. Ils roulaient lentement, à se toucher, côte à côte et dans le même sens, à deux sur un vélo, à trois ou quatre sur une mobylette, seuls, en couple serrés ou en famille avec les enfants dans les bras; ils parlaient peu, échangeaient quelques plaisanteries et faisaient surtout entendre le bruit de leurs moteurs ou les sonnettes des vélos qui rythmaient chaque coup de pédale. Ils étaient des milliers et la boucle se refermait comme un serpent qui se mord la queue. Et ils tournaient pendant deux heures, dans l’obscurité. Quand l’essence ou le courage leur faisait défaut, alors ils s’arrétaient, de chaque côté, en rangs serrés, pour voir passer les autres, comme une haie à l’arrivée du tour de France. Il n’y avait plus un pouce de libre sur l’asphalte, les rues étaient noires de monde: Saïgon regardait tourner le carroussel. Régulièrement, les journaux du parti critiquaient ce désordre de la ville et les flics, embarrassés, dispersaient l’attroupement. Qu’y avait-il de « réactionnaire » à tourner en rond et en ordre pendant une heure ou deux? Alors le lendemain, à l’heure dite, les autres revenaient. Avec une constance, une régularité et une assiduité impressionante. Pour le plaisir d’une noria tranquille, un cortège mécanique et têtu aux allures, parfois, de manifestation; ou plus sûrement une boucle à l’image de ceux qui n’avaient pas le droit de s’échapper du Vietnam et dont les rêves, depuis trop longtemps, tournaient en rond.
C’est en regardant, par une nuit de pleine lune, le mouvement de ce carroussel perpétuel que Tchan décida de quitter définitivement le cercle. Le lendemain, il commençait les démarches pour obtenir un visa pour les Etats-Unis. Il n’avait pas beaucoup d’illusions et se sentait un peu triste à l’idée de ce qui l’attendait désormais. Demander ouvertement à émigrer…Il savait ce que cela impliquait dans une société où tout ce qui n’était pas autorisé était tabou. Tchan était le fils d’un descendant de mandarin de la province de Hué où l’une de ses ancêtres avait partagé la couche légitime de l’empereur. Tchan en avait gardé un goût pour l’histoire, les vieux livres, la peinture sur soie et cette façon amusée qu’il avait de considérer son propre destin comme un théatre d’ombres déglinguées. Il disait: » prenons un pousse-pousse et allons faire un tour en ville, voir le monde s’écrouler… » On roulait au milieu des vélos et des camions et il souriait en désignant, au passage, un vieux bâtiment de plusieurs étages: « c’était l’usine de mon père. Elle a été nationalisée en 75. Depuis, la production a beaucoup chuté. Classique, n’est-ce pas! » La famille avait préféré quitter le Vietnam indépendant pour s’installer à Paris dès la fin des années quarante. Tchan avait grandi en europe et ils étaient revenus ici, attirés, malgré la guerre, par l’insolente santé économique de Saïgon. Quand le régime de Thieu s’effondra, les hélicoptères américains s’envolèrent vers les bateaux qui les attendaient au large et le piège se referma. Son père mourût d’une crise cardiaque quatre mois après son arrestation.
C’était l’époque où les étudiants des universités faisaient leur autocritique en public pour avoir écouté une radio étrangère ou tenu des propos nostalgiques sur le passé; où des jeunes en brassard rouge pénétraient dans le salon, brûlaient la bibliothèque, l’album de famille et emportaient le piano, cet « objet décadent »; c’était au temps où les enfants accusaient les parents et où « ma propre mère avait peur que je la dénonce… » Le fils de mandarin s’est retrouvé à genoux dans les champs pour deux ans de réeducation, suffoqué par de violentes crises d’asthme: « Hypocrite! » hurlaient les gardiens, « simulateur! Les paysans, eux, n’ont pas d’asthme. » Tchan aurait du en crever. Il a été sauvé par la protection d’une paysanne, en deuil de ses cinq garçons tués dans les rangs des vietCuongs, et qui avait décidé qu’il y avait eu assez de morts comme ça, quelque soit leur naissance.
Ensuite, le temps s’était arrêté, le fils de mandarin avait pris quelques plis au coin des yeux et retrouvé des amis haut placés et ses chemises de soie qu’ils portaient quand il jouait du piano dans le salon familial. Longtemps, Tchan avait attendu une ouverture politique, la victoire des « rénovateurs », la fin des blocs ou un nouveau bégaiement de l’histoire. Tout cela était proche. Tchan le sentait mais il avait un sens aigu de l’absurde; brutalement, le dernier carroussel lui était apparu comme un rituel dérisoire. Insupportable.
Il partirait. La seule question était de savoir si le chemin passerait par la mer de chine et les hasard d’un bateau clandestin vers la malaisie ou Hong kong, ou si l’argument de quelques parents installés en californie lui vaudrait un visa officiel. On avait croisé au bar de l’hôtel « Palace » une jolie fille aux yeux fatigués qui tuait ses journées à regarder des films vidéo sans intêret. Trois ans plus tôt, elle était une étudiante douée de la fac de médecine. On l’avait renvoyéé au lendemain de sa demande de visa. Depuis, elle attendait, comme les autres exclus de son genre. A Saïgon, on les appelle les « en-dehors », les « au-delà ». Tchan savait ce qui l’attendait. Il n’espérait pas vraiment obtenir un visa mais il était sûr désormais d’avoir consacré sa rupture, définitive, avec le vietnam.
Et d’abord, avec cette jeune femme au nom impossible à
prononcer et qui signifiait « Eau bleue », un nom serein pour une âme tourmentée. Il y avait chez elle quelque chose de nordique, un corps si mince qu’il frôlait l’ascétisme, un mépris de ses souffrances et une attention extraordinaire à celles des autres, comme une inclination permanente au sacrifice. Sa mère tenait un salon de coiffure au centre de Saïgon et son père, colonel dans l’armée du sud, était mort avant la grande défaite. Eau bleue, terrassée par sa perte, refusait d’en parler. Elle portait ses « origines » comme un fardeau, un crime à expier. Pour se faire pardonner par le système, la jeune femme s’était porté volontaire pour travailler dans les champs de canne. Elle croyait au Socialisme, à sa capacité théorique à corriger les erreurs du passé et à l’ouverture politique inévitable. Sa foi et son courage avaient fait impression: le genre de militante à mourir en silence, sous la torture, pour le bien de la cause et du pays. On lui avait proposé de travailler dans une organisation du parti; elle avait accepté, les larmes aux yeux. Mais elle savait aussi que ses « origines » lui interdisaient d’accomplir son rêve: être membre du parti.
Tchan voulait oublier le systême, Eau bleue voulait s’y noyer; ils étaient amis, ils allaient se séparer. Tant pis. Tchan se sentait déjà plus proche d’un homme plus modeste et sans « origines », un rebelle tranquille qui coupait de l’étoffe le jour et passait ses nuits à préparer sa fuite: Haï le tailleur habitait Cholon, la ville chinoise.
Cholon a toujours exhalé sa propre odeur, un mélange de poissons de vase et de viande de porc, d’épices et de piment; de fric, de sueur et d’ordure. Un fleuve monté sur deux roues coule dans ses rues, de vieilles Volga noires ou des dauphine intactes fendent les vagues à grands coups de klaxons, les boutiques et les restaurants s’entassent sur ses berges-trottoirs, on avance dans la gadoue au milieu d’ateliers obscurs où de petites mains fabriquent des crêpes vertes, des bols de vapeur salée et des soupes aux couleurs de Mékong. On flotte, pris entre la nausée, la migraine et l’ivresse. Cholon vous monte à la tête. Ici, on prends les commandes en caractères mandarins, et tout est aussi sâle et bruyant qu’un quartier bas de Shanghaï. Les chinois du vietnam forment le gros des bataillons de l’émigration, moins pour fuir la discrémination que pour se jeter dans la gueule du dragon libéral. Aller là où tout est possible, où le risque est bienvenu, les riches plus riches et où tout le monde peut se jeter dans l’arène sauvage du marché. Cholon ne craint pas la mer de chine, ses pirates et ses tempêtes; elle n’a peur de rien, sauf d’être condamnée au manque d’affaires à perpétuité.
Un voyage se paie cher. Cholon se fout du Dong vietnamien, se méfie du dollar en papier et n’accepte que la poudre d’or. Un vrai marchand chinois ne s’en sépare jamais. Il vends son or à crédit mais le garde dans ses coffres en faisant payer les intêrets au client. Au jour du grand départ, l’autre reprends ses économies, deux à trois taêls d’or, le prix de son passage. Le bazar est une banque et ses notables adorent jouer gros, quitte à ce que les titres vendus excèdent leurs réserves. Un jour, le gouvernement a décidé de les piéger; il s’est mis à acheter l’or du marché et il a stocké. Le cours s’est envolé et les banquiers occultes déliraient la nuit en calculant leurs profits. Jusqu’au jour maudit où le gouvernement a jeté toutes ses réserves sur le marché libre. Le prix s’est effondré, il fallait vendre pendant qu’il était temps et les clients ont couru chez les chinois récupérer leur bien. Les premiers arrivés l’ont aussitôt transformé en dollars, les derniers ont trouvé des coffres vides; les banquiers de cholon étaient discrédités et le gouvernement de Hanoï a récupéré les précieux dollars dans ses officines. Une belle opération de contrôle de la monnaie. Un joli coup double, imparable et pervers. Presque un coup à la chinoise…
Haï, le tailleur, vivait à Cholon mais il n’en avait pas l’esprit. Lui payait toujours tout au comptant, ses tentatives, ses échecs et sa jeunesse perdue dans les camps et les prisons. Il avait trente ans et l’air d’un gamin impubère, fragile, les cils trop longs et la joue lisse, avec juste une petite touffe de poils malingres à la naissance de la machoire. Drôle de rebelle! Et pourtant, il était condamné à l’exil. Il recevait régulièrement des lettres de Los Angeles où son frêre et sa soeur lui décrivaient la maison qui l’attendait dans le quartier de « Los Alamitos ». Le père et la mère, trop vieux, avaient décidé de mourir au vietnam et embrassé les enfants avant le départ. Deux bateaux les attendaient; le premier a conduit le frêre et la soeur vers un camp de réfugiés en malaisie, le deuxième a accumulé les retards et s’est retrouvé bloqué par la mousson. C’était il y a dix ans. Haï avait choisi le mauvais bateau.
Il lui avait fallu marcher sur sa déception et mobiliser pas mal d’énergie pour organiser un nouveau départ. Le temps de faire le tour des parents et des amis pour recueillir l’argent nécessaire, d’entrer en contact avec un réseau, de corrompre quelques policiers et les miliciens du quartier, de sonder la côte pour trouver un pilote disponible avec un chalutier, un bateau de pêche, une jonque…tout ce qui pouvait flotter plusieurs jours d’affilée. On se retrouvait la nuit, dans le secret absolu, pour préparer l’opération. Toute rencontre imprudente, tout achat trop voyant était sanctionné par une dénonciation, une arrestation, la prison, l’échec. Alors on s’entrainait à boire un peu moins d’eau chaque jour et la famile se privait pour mettre de côté du sucre et des galettes de riz. Les hommes passaient leurs soirées dans des garages à réanimer de vieux moteurs rouillés et les femmes fouillaient les magasins pour acheter discrêtement quelques bouteilles de gas-oil que l’on stockait dans des poches de plastique quand les jerrycans se faisaient rares…Parfois, il manquait une seule pièce du puzzle et le bateau ne partait pas. D’autres fois, tout était prêt et le signal du départ ne venait jamais. Pour Haï, le plus dur était d’attendre.
Un an plus tard, il pédalait trois cents kilomètres à l’ouest de Saïgon, vers la pointe de Ca Mau où un solide chalutier était à quai. Il y a souvent des flics à la sortie des villes du vietnam. Haï avait vu le barrage bien trop tard: contrôle de routine, arrestation, sept mois de prison et le reste au travail forcé dans les champs. Deux ans après, il repartait, cette fois en direction de l’est, vers Vung Tau, le cap-Saint-Jacques que les français aimaient tant. Haï arriva jusqu’à la côte et le port clandestin, pas jusqu’au bateau. Six mois de prison.
A Rach Gia, à la tentative suivante, c’est tout le groupe qui fut surpris à la veille du départ. Arrêté et aussitôt relaché. Le chef du réseau, prévoyant, avait emporté un peu d’or à distribuer aux fonctionnaires du régime. Plus tard, Haï a appris que le chef de la sécurité de la province et son adjoint organisaient eux-mêmes les départs clandestins. A leur retraite, ils avaient accumulé deux mille cent trente quatre taëls d’or, un peu plus d’un millions de dollars. On les condamna à vingt ans de prison.
Haï avait une tendresse pour le quatrième essai. Ils étaient tous arrivés de nuit sur une plage de Vung Tau, le bateau était là, la mer calme et ils attendaient l’aube, cachés sous les cocotiers. Quand le jour arriva, le bateau levait l’ancre et Haï remerciait le ciel. Une heure après, une vedette de la police côtière étaient sur eux. Leur chef était incorruptible. Haï le récidiviste fut condamné à deux ans de réeducation à Dong Phu, l’un des camps les durs du vietnam. Qu’importe les douze heures de travail, les deux bols de riz et la malaria! A Dong Phu, il avait rencontré Cuong, un détenu encore plus fragile que lui. La nuit, Cuong lui parlait de sa fiancée qui l’attendait en Amérique et Haï le soutenait en lui relisant les lettres que sa famille lui envoyait. Et ils se racontaient longtemps la vie qu’ils auraient un jour, là-bas, tous ensemble en Californie. Ensemble, ils avaient tenu bon. Désormais, Haï avait un ami et quelqu’un à protéger. Il ne pouvait plus faiblir.
Dix tentatives en dix ans! Avec le temps, Haï était devenu un professionnel de l’évasion manquée. Mais il s’obstinait. Le vietnam n’avait pas de place pour les récidivistes: il était depuis trop longtemps un « en-dehors ». Haï le tailleur et Cuong -ils ne se quitteraient plus!- savaient qu’ils étaient condamnés à réussir. Eau bleue ne les comprendrait jamais. Tchan le fils de mandarin venaient de les rejoindre et il se demandait seulement si son désespoir serait assez fort pour l’obliger à regarder, comme eux, vers la mer de chine.
Il n’eut pas le temps d’y réfléchir bien longtemps. Haï avait reçu le message habituel. Tout était prêt. On partirait de Ben Tre, un village du delta, à l’embouchure du Mékong, direction la malaisie. Le point de rendez-vous était l’embarcadère, la veille du départ, dans une quinzaine de jours. Haï s’était débrouillé pour obtenir un passage supplémentaire pour Tchan. Il fallait faire vite.
Ils se retrouvèrent le lendemain soir, dans un restaurant discret et sûr de Cholon. Il y avait de la bière, des crevettes au sel et du boeuf pimenté mais personne n’y touchait. Ils étaient quatre autour de la table: Haï le tailleur et son ami Cuong qui, malgré leur dix ans d’expérience, se sentaient toujours aussi troublés avant un départ vers la côte; Tchan, plus calme et silencieux que jamais; et un petit homme d’une quarantaine d’années avec une cicatrice à l’oeil, souvenir d’un séjour dans un camp de travail où les gardiens avaient la matraque facile. Celui là avait toutes les raisons de s’en aller. Il avait connu le travail dans les fosses à purin, les coups et les amis abattus, laissés sans sépulture, parce qu’ils avaient voulu s’évader; ses parents étaient morts et tous les autres membres de la famille avaient gagné l’europe. Son dernier frêre avait donné mille cinq cents dollars à un chauffeur de car de tourisme pour qu’il le laisse avec les autres passagers au départ d’un bateau sûr; le chauffeur avait recouvert ses plaques d’immatriculation avec de la boue et il avait forçé deux barrages. Les militaires avaient ouvert le feu à la mitraillette. Les dollars avaient payé le pare-brise cassé et le frêre dormait aujourd’hui dans un camp de réfugiés aux philippines. Le petit homme à la cicatrice s’était brutalement retrouvé le dernier membre de la famille vivant au vietnam; à la fois heureux et désespéré du succès de son frêre qui le condamnait à rester ici, pour veiller sur la tombe familiale. Il avait toutes les raisons de la terre de partir mais il ne le pouvait plus.
Tchan se taisait. Il avait passé la journée à essayer de voir clair en lui. Il avait pris un pousse-pousse pour aller revoir ce monde qui s’écroulait puis un taxi jusqu’à l’aéroport. Là, il avait rencontré une vieille amie de sa mère qui avait enfin obtenu son visa après trois ans d’attente et une montagne de paperasses. Trois ans. Dans leurs camps, les réfugiés croupissaient parfois bien davantage. Il avait regardé la vieille dame s’envoler dans le soleil couchant. Le boeing était blanc comme un oiseau migrateur vers l’europe. Oui, le fils de mandarin prendrait un jour le chemin du ciel. Le bateau n’était pas pour lui; voilà ce qu’il devait annoncer, ce soir, à ses amis dans un restaurant de Cholon.
A la sortie du restaurant, les quatre hommes, un peu tristes, croisèrent le regard sévère d’une jeune femme qu’ils connaissaient bien: c’était Eau bleue qui sortait d’une réunion politique de quartier. Elle surprit leur mines de conspirateurs, comprit aussitôt ce qui se préparait, pinça la bouche en signe de désapprobation et tourna les talons, furieuse.
– « Il ne faudrait pas qu’elle parle… » dit Haï, un peu inquiet.
– « Elle ne dira pas un mot », dit Tchan qui la connaissait parfaitement.
– « Tu as vu sa colère. Je ne comprends pas pourquoi elle est aussi rigide! »
-« Ce n’est pas à toi qu’elle en veut. »
– « A qui alors? »
– « A son père. A cause de ses origines. »
– « Son père? Le colonel.. » Haï écarquilla les yeux, « mais il est mort! »
Tchan hésita un instant. Il n’avait jamais parlé de cela à personne auparavant. Mais Haï allait partir pour Ben Tre, il ne le reverrait peut-être jamais plus. Et il ne pouvait pas lui refuser deux choses dans la même soirée. Se taire était inhumain, tant pis, il emporterait le secret avec lui, en mer de chine. Il lui souffla rapidement à l’oreille:
– « Son père n’est pas mort. Il est vivant, réfugié en France. Elle l’a tué dans sa mémoire, voilà tout. »

La route de Ben Tre passait par My Tho. Ben Tre était une grande île sur le delta, prise entre deux bras du Mékong. Haï et Cuong avaient trouvé un chauffeur de camion qui avait les autorisations exigées pour passer d’un district à l’autre. Il devait justement charger du riz à My Tho; ensuite, il suffirait de prendre le bac pour franchir le fleuve, marcher une bonne journée pour traverser l’île du delta, éviter la ville de Ben Tre et passer de l’autre côté pour se cacher près de l’embarcadère, dans les roseaux qui bordaient un des neufs bras du fleuve, les neuf dragons du Mékong. Le camion fit une halte à la pagode de Vinh Trang. Les murs étaient marbrés d’humidité, noyés sous les fleurs et les nuages d’encens; un bouddha tranquille souriait sous ses dorures. On venait ici pour la fête des morts, déposer sur la clôche de bronze des bouts de papier avec les noms des malades à soulager. Haï était catholique mais il écrivit quand même leurs noms sur un feuille de carnet. Après tout, les morts devaient pouvoir faire quelque chose pour les vivants.
Le camion roulait lentement, la route était toujours encombrée par les charrettes, les chiens et les poules; l’asphalte disparaissait à moitié sous le brun du paddy qui séchait à même la chaussée et que les paysans retournaient à grands coups de rateaux à deux dents.
Le delta du Mékong n’est qu’une immense rizière. L’homme a construit cette ville végétale faite de murs de boue et de palmes, de toîts de cocotiers, de terrasses-rizières et d’intèrieurs en terre battue. Tout est enfoui, recouvert, encadré d’une végétation ordonnée par une architecture paysanne, un urbanisme asiatique. Dehors, la terre et l’eau se mélangent en un seul élément et l’un n’est que la forme transitoire de l’autre: la rizière inondée regarde vers l’eau du Mékong, elle est une terre séche et brûlée au moment de la récolte puis, à demi-inondée, retourne à la boue, tourbe noire et gluante. Qu’il pleuve et la terre dure des digues autour des maisons se met à devenir liquide; et les hommes la pétrissent à pleine mains pour en changer le cours. Rizières, mares, étangs, champs, tout est alternativement terre ou eau que les paysans parcourent, repliés sur des planches-pirogues, comme des grues à une patte qui surveilleraient le cours des saisons. Ils élèvent des poissons dans la boue noire et plantent un riz aquatique; ils barbotent dans la terre et marchent sur l’eau. Le résultat est cette dentelle liquide de la toile d’araignée des canaux qui enserre toutes les nuances du vert des rizières. Impossible de trouver un espace libre, sans paysan et sans culture; pas un dépot d’ordure, un terrain vague ou une parcelle à l’abandon; la ville végétale grouille de l’homme du delta. Ils sort des brousailles, émerge d’une rizière, occupe le dessous des cocotiers, navigue sur des barques chargées de fruits, de légumes et de vélos et entassent le bois de menuiserie et les récoltes sur de grands sampans que Saïgon attends.
Le delta est riche parce que ses hommes ont passé un vieux pacte avec le Mékong. Ce sont des animaux nés du fleuve; ils en vivent, l’arpentent, se couchent sur lui, s’en imprègnent. Le Mékong court sur le delta, l’inonde d’un mélange parfait d’argile fine et de plancton de poisson ; l’homme fait le reste, se charge de faire jaillir le vert moussu des rizières et tout, hommes, bêtes et maisons, tout retourne une fois consommé vers le grand fleuve cimetière.
Imaginez la peur des Gi’s débarqués de leur Ohio natal, où tout est balisé, délimité, séparé, quand ils se retrouvaient tout mouillés, terreux, perdus, sans repère et sans espace, avalés par ce monde fait d’eau, de boue, de vert mouvant et de petits hommes en noir. Imaginez le booby trap sous le pont, les clous hameçons au fond de la rizière, le tir de mitrailleuse qui éclatait du délicat bouquet de bambous, à deux cent mètres de là. Ce n’était pas un monde pour eux. On ne pouvait pas le réduire, ni distinguer l’adversaire de l’habitant, pas même faire la différence entre la terre et l’eau. Eux aussi ont été englouti par ce piège végétal, ni dur, ni mou, ni terre, ni eau, le piège amphibie du delta du Mékong qui les aspirés vers le grand fleuve pour les recracher, loin vers le grand large. Haï, le tailleur de Saïgon, n’était pas à l’aise dans ce monde étrange qu’il connaissait mal. Le delta lui faisait peur. Mais il savait aussi que c’était, pour Cuong et lui, la seule porte de sortie du Vietnam.
Deux mille camions passaient, chaque jour, dans les deux sens, sur le bac qui reliait My Tho au district de Ben Tre. Cela commençait dès quatre heures du matin et se terminait après la nuit. On avançait entre des bassines de langues qui pendaient, des saucisses chinoises et des baquets de tripes croustillantes de graisse. L’embouteillage permanent, avait fini par créer une ville-restaurant. Les gosses portaient des plateaux de cannes à sucre découpées en rondelles dorées, vendaient des bouquets de sucreries, du piment, des cigarettes américaines et des journaux du parti, des oeufs de caille, des cônes de gélatine et des pamplemousses pelés qui montraient leurs fesses roses. On attendait. Un coup de sirène, un jet de fumée noire, le grincement de l’acier qui frotte contre le quai et le bac avalait seize voitures, huit poids lourds ou six autobus et des dizaines d’hommes à vélo. A l’intèrieur, les vendeurs n’étaient plus les seuls à se coller aux portières des véhicules; il y avait là, soudain, une nuée de mendiants, de voleurs et d’infirmes. Le gosse muet qui bêle en tendant sa sébille, le cul de jatte manchot qui tape de sa seule main sur le capot d’une voiture, le corps à même le plancher du bac, la graisse noire et les ordures, l’homme brulé qui exhibe son visage labouré de cicatrices, l’unijambiste, l’aveugle qui chante, le lépreux, le misérable en guenilles…on vendait ses cicatrices, son moignon, son infection. Les mendiants plaquaient leur main sur la carrosserie, vous prenaient par l’épaule, se collaient sur les vitres et glissaient comme à regret en laissant leur trace sur la paroi de verre. Le bac avait sa population. Haï étouffait; cette monstruosité l’asphyxiait et le désarmait. Il les repoussait mollement, balançant entre l’irritation, la répulsion et la compassion. Ils étaient la chair de cette terre, ils disaient sa pauvreté, sa douleur toujours, jamais son hostilité; ils étaient la trace, le résidu, l’excrèment, les enfants de la guerre. Une guerre sâle. Le bac lâchait un jet de fumée noire et on touchait Ben Tre.
« Notre machine dévastait tout. Et n’importe quoi. Elle pouvait tout sauf s’arrêter. » a écrit Michael Herr, correspondant de guerre au Vietnam. » Comme l’a dit un major américain accouchant d’une parole historique: « nous avons du détruire Ben Tre pour la sauver. » » Haï et Cuong marchaient à couvert des cocoteraies, utilisant sans le savoir la méthode des vietcongs d’autrefois. Les bombardiers américains avaient vomi des montagnes de défoliant pour scalper ces arbres complices; ils avaient brûlé cinquante mille hectares de cocoteraies sur l’île et empoisonné deux cent millions de noix. La guerre était finie, les arbres avaient repoussé mais les hommes de Ben Tre n’oubliaient rien. Tout le sud vietnam savait qu’ils étaient les plus durs du pays. Ils avaient donné autrefois le signal du soulèvement et massacré les officiels à coups de bâtons; toute la population faisait de la résistance et les femmes avaient constitué un régiment connu pour être redoutable. Ben Tre avait écoeuré les américains et se méfiait de Saïgon, des fonctionnaires, des étrangers, des voyageurs…les gens d’ici se défiaient du monde entier. On les voyait travailler en chemises et pantalons gris-vert aux allures d’uniforme, le visage fermé, bloqués, butés. Ces hommes avaient vécu trop longtemps dans le maquis. A Ben Tre, la guerre continuait.
Haï s’inquiètait, les officiels du coin ne devaient pas être faciles à corrompre, et il marchait plus vite, un peu tendu. Puis il se rassurrait, ces villageois étaient trop frondeurs pour collaborer avec des flics venus d’ailleurs, et il accélérait encore le pas et pressait Cuong: il fallait arriver près de l’embarcadère avant la lune.
« La nuit, il y avait des moments où tous les bruits de la jungle s’arrêtaient en même temps. Ils ne s’éloignaient pas, ne baissaient pas graduellement, tout se taisait instantanément comme si les êtres vivants avaient reçu un signal: chauves-souris, oiseaux, serpents, singes, insectes « avait noté Michael Herr un soir où il avait trop fumé, « on se mettait à entendre des choses impossibles: le souffle humide des racines, la sueur des fruits, l’activité passionnée des insectes, les battements de coeur d’animaux minuscules. » Haï et Cuong arrivèrent dans un de ces moments là. Le silence était étrange, trop épais pour être naturel. La lune qui se levait avait un air penché en éclairant le sable de la berge du fleuve. Une mauvaise lumière blanche, à découper un homme en détachant ses formes une à une, à le transformer en cible, à lui crever ses dernières pôches de courage. Haï inspecta les formes de la jonque qui dansait à la moindre vaguelette et se demanda comment on allait pouvoir y caser les soixante passagers prévus. Elle ne devait pas mesurer plus de quinze mètres sur trois, avec une proue tronquée, le nez plat, comme ces grosses barques qui remontaient le Mékong, le ventre chargé de gravier ou de riz, et se trainaient aussitôt que le courant s’enflait d’un peu de mousson. D’ailleurs, c’était bien une jonque concue pour naviguer sur le fleuve, témoin l’oeil géant peint à l’avant de la coque. Les pêcheurs du Mékong croyaient ainsi tromper les mauvais démons du fleuve, histoire de leur faire prendre leur barque pour un gros poisson. Haï refusait de croire que quelqu’un de sensé ait pu imaginer une traversée de quatre jours de mer sur cette cabane flottante en bois. La jonque devait surement être prévue pour les amener, dans l’anonymat du traffic du fleuve, vers un bateau caché quelque part près de l’embouchure, là où l’eau douce du grand Mékong se perdait dans le sel et les lames de la mer de chine. On était à quelques heures du départ. Et il réalisa brusquement que le sable était vide. Où étaient-ils donc tous? La jungle se taisait. Haï sursauta quand il sentit la main de Cuong sur son épaule. Son ami lui faisait signe d’écouter quelque chose. Haï n’entendait rien, sinon la végétation trop silencieuse, comme si elle aussi se méfiait, comme si elle retenait son souffle. Haï s’avança lentement vers l’obscurité des cocotiers. Un petit sifflement l’arrêta. A quelques mêtres du sable, derrière les troncs et les palmes, une foule d’ombres attendait, dos courbé, poitrine et respiration bloquée, une masse anxieuse de savoir si les nouveaux arrivants étaient une double menace ou deux candidats de plus au grand voyage. Une fois rassurés, ils se comptèrent, tous, hommes, femmes et enfants: ils n’étaient pas soixante mais cent dix. Et quinze enfants. Le plus jeune, un bébé de trois mois, pleurait déjà. Il serait le dernier à mourir.
Le reste…ce sont les survivants qui le raconteront plus tard, les yeux encore écarquillés par l’horreur, en cherchant des mots introuvables, avec des silences et des gestes de noyés, comme s’ils battaient des bras dans une eau noire et cherchaient en vain, depuis, à remonter vers la surface de cette mer de chine, englués à jamais dans un cauchemar profond comme un pêché. Contre Dieu et l’humanité toute entière.
La lune de Ben Tre était haute et mauvaise, ce dimanche 22 mai 1988, et ils étaient cent dix, tapis dans l’obscurité, attendant le signal du capitaine, prèts à tout pour fuir cette berge. Du moins, ils le croyaient. On aurait dû les dénoncer, les surprendre, les arrêter! Tout aurait mieux valu. La lune était mauvaise mais la jonque glissait déjà, moteur étouffé, sur le Mékong, en direction de l’estuaire. Elle filait propulsée par le courant puissant. Une voix sur l’eau porte très loin et tout le monde se taisait, pris entre la crainte d’attirer l’attention et l’angoisse du départ. Il fallait dépasser la terre sans se faire remarquer par les postes de guet, gagner le large pour échapper aux premières vedettes de police et naviguer deux à trois jours pour sortir de la zone où croisaient les patrouilleurs de la marine vietnamienne, les cargos soviétiques et les chalutiers des pêcheurs de la côte. Tous savaient repérer ces jonques de fugitifs; tous pouvaient les arraisonner ou les signaler par un simple appel radio.
Juste avant l’estuaire, Haï sentit le vent de la mer et le bateau qui commençait à danser. D’abord une sorte de coup de frein quand il prenait la vague, une poussée de bas en haut quand elle le soulevait, une hésitation au sommet comme un haut le coeur, et la plongée vers le creux en roulant sur un côté; le temps de se rétablir comme un bouchon, de tanguer sur l’autre bord et la vague suivante écrasait déjà le nez trop plat de la jonque. Haï n’aimait pas la mer. Il savait que le voyage était prévu pour durer quatre jours. On avait embarqué deux cent bols de nouilles, cinquante kilos de riz et deux grands tonneaux d’eau; c’était suffisant pour soixante personnes, pas pour près du double. Il enrageait en silence. Les patrons de bateau finissaient toujours par accepter tous ceux qui se présentaient au moment du départ, par charité, par incapacité à résister à la vue des sacs de poudre d’or ou par peur de se faire dénoncer par les passagers refoulés. Qu’importe! Maintenant, on ne pouvait plus bouger, aussi serré qu’un bus de banlieue à Saïgon. Le pont était recouvert d’une chaine d’hommes, de femmes et d’enfants accroupis, accrochés entre eux à la recherche d’un équilibre menacé à chaque vague. Ceux-là avaient de la chance ou des relations avec le capitaine; au moins, ils avaient de l’air. Les autres s’entassaient à fond de cale, dans la chaleur et l’humidité, les pieds dans l’éternelle flaque d’eau qui baigne le plancher des jonques de rivière. Haï et son ami avaient réussi à trouver une place à l’arrière, avec un peu d’air et un minimum de roulis. Cuong était un peu pâle et il avait déjà soif. Haï le regardait, un peu inquiet. Avec cent dix personnes à bord, il faudrait se rationner sévèrement: un bol d’eau pour quatre personnes, trois fois par jour. C’était bien peu pour lutter contre le soleil et le vent salé de la haute mer. La côte s’éloignait, de gros nuages noirs éborgnaient la lune, Haï essaya de dormir.
Quand il se réveilla, le moteur toussotait. C’était un « Greymarin » de cent vingt cinq chevaux, rongé par le temps et épuisé à force de labourer le Mékong à contre-courant. On n’achetait jamais un moteur neuf, cela sentait l’évasion et le marché était trop surveillé. Le « Greymarin » avait du être exhumé d’un garage, il n’avait plus l’age et la force de naviguer. On avait prévu un mécanicien à bord et une pompe, il n’y avait ni l’un, ni l’autre. La jonque embarquait de l’eau à chaque vague. La mer devenait grosse et Cuong hoquetait, pris de nausée. Au fond de la cale, l’eau montait très vite. Anh se serrait sur un banc, entre les épaules de son père et de son frêre, les deux seules personnes qui la reliaient au monde. Elle avait dix huit ans et étudiait le droit à Saïgon, sa famille s’était évanouie avec la guerre et Anh n’avait jamais pensé à quitter le vietnam avant le retour de son père, libéré d’un camp de réeducation. L’ancien officier de l’armée du sud avait aussitôt annoncé qu’il voulait s’enfuir avec eux; son jeune frêre avait quinze ans, il était obéissant et Anh ne pouvait pas vivre sans lui. Ils étaient tous les trois sur ce banc, dans la cale, envahis par le dégoût.
– » J’avais le mal de mer… » raconte Anh, avec l’air absent qu’ils ont tous en parlant de leur histoire. « Tout le monde avait le mal de mer. Debout, on perdait l’équilibre. Assis, on pataugeait jusqu’à la taille dans l’eau salée, le mazout et les vomissures. La peau nous brûlait. Et les enfants n’arrêtaient pas de pleurer. » Le soleil grillait le plancher du pont, on tendit une bache, trop courte et le vent l’arracha. Cuong hoquetait si fort qu’il fallait le tenir pour l’empécher de passer par dessus bord.
La chaleur était tombée avec la nuit, on ne voyait plus la côte, la mer se calmait peu à peu et le moteur s’arréta d’un seul coup. Il y eut un silence bienvenu après des heures de vacarme, on entendit à nouveau la gifle des vagues sur la coque qui dérivait et le capitaine leva les bras, impuissant. Un passager se leva sans un mot et gagna l’arrière de la jonque pour examiner le moteur brûlant. Haï avait déjà remarqué cet homme d’une trentaine d’années qui parlait peu, souffrait en silence et gardait ses nerfs. Minh avait trente trois ans, le cheveux ras, le visage osseux et pâle. Il rêvait de piloter un hélicoptère dans l’armée, avait réussi son entrée à l’école d’officiers de Saïgon mais manqué le départ des appareils américains qui décollaient en catastrophe du toit de leur ambassade. Il était endurci par quatre ans de cachot et neuf tentatives d’évasion, de quoi se forger une résistance, un sang froid et une volonté hors du commun. Et le sens de la survie, au-delà de l’humain diront les survivants. Pour l’instant, il était efficace et rassurant. C’est lui qui bricola le moteur de la jonque. Quand la mécanique consentit à repartir, c’est encore lui qui proposa calmement d’organiser des équipes pour écoper l’eau qui devenait menaçante. Il n’y avait même pas de seaux adéquats, seulement quelques bassines et de vieux bidons d’huile vides. Désormais, jusqu’à ce que la jonque touche terre, il faudrait écoper jour et nuit, en se relayant: quatre équipes de trois personnes, sept à huit cent litres par rotation, à raison de cinquante seaux par demie-heure. Un travail de forçat.
Au petit matin, Anh se réveilla et l’odeur de mazout de la cale la suffoqua immédiatement; l’étudiante monta quelques marches de bois vers le pont, respira à pleins poumons, ouvrit les yeux et vit une montagne qui sortait de la mer. C’était Con Son, l’ancien bagne français, une île vietnamienne, bourrée de patrouilles militaires et de navires soviétiques: le pilote n’avait pas tenu le bon cap. Il jura et abattit immédiatement la barre.  » Haï, le bateau fait demi-tour! » souffla Cuong, entre deux hoquets. A bord, tout le monde s’agitait. On n’avait pas fait tout ça pour revenir à Ben Tre! Le pilote n’écoutait plus personne.
–  » Tu veux regagner la côte? Mais elle est déjà à plus d’une journée de marche.. » s’énervait un passager.
– « Il faut rentrer. Je suis sûr qu’ils nous ont vu. On va se faire prendre. » répétait le pilote, paniqué. Il fallut trois bonnes heures de discussion pour le calmer.
– « On rentre? Très bien. Et qu’est-ce que tu donneras comme explication aux miliciens à l’arrivée. Eux ne vont pas te laisser partir! »
– « Le moteur est trop faible. Il va casser. Tout ça ne peut pas marcher. »
–  » Je t’avertis. Si on revient. Il faudra que tu nous rembourse tous, un par un. »
A bord, on frôlait l’émeute. Le pilote paraissait ébranlé.
– « Il faut essayer. On ne peut pas renoncer, comme ça »,insistaient les autres. « On a fait le plus dur. Allez! Décides -toi. »
Il n’y avait pas de patrouille en vue, la montagne de Con Son avait disparu, le danger semblait loin et, pour gagner la malaisie, il suffisait de tenir le bon cap quelques jours.Suppliants, les passagers faisaient cercle autour de lui, ils le pressaient.
–  » Ecoutes le moteur. Maintenant, il marche bien, très bien. »
Le capitaine hocha la tête, résigné, et il abattit la barre. Ils avaient à nouveau le soleil dans le dos.
– « Peut-être que c’est lui qui avait raison.. » soupira Anh.
– « Ne dis pas des choses comme ça », lui dit son frêre qui pensait exactement la même chose.

On avait perdu pas mal de temps et de mazout, les hommes écopaient, la jonque peinait mais elle avançait. Il devait être midi quand le moteur s’arrêta une nouvelle fois. Cette fois, la panne était plus sérieuse et Minh passa le reste de l’après midi, la soirée et toute la nuit jusqu’au matin suivant penché sur le moteur. La jonque dérivait sur le côté, la tempête qui grondait faisait entrer la mer par gros paquets, les enfants pleuraient de plus en plus fort et Cuong n’avait plus rien à vomir. Quand le moteur repartit enfin, les hommes se réunirent pour prendre une décision. Il n’y avait plus d’eau à boire, la réserve de nourriture était pratiquement épuisée, certains passagers entamaient déjà leurs provisions personnelles, le vieux moteur avait brûlé beaucoup trop de mazout à pousser la jonque surchargée d’hommes et d’une tonne d’eau de mer qui alourdissait son ventre plat. Cette fois, c’était fichu. Il n’était plus question d’espérer réussir une traversée, la longue dérive avait abattu les plus résolus. Haï regardait son ami en se demandant combien de temps il leur faudrait pour récupérer d’un si mauvais coup et dans quelle prison ils allaient encore gaspiller un morceau de leur vie. Pourvu qu’on ne les sépare pas! Anh l’étudiante était à la fois blessée de voir son père sonné, la tête baissée devant l’échec, et terriblement soulagèe à l’idée qu’elle ne respirerait plus cette épouvantable odeur de mazout et de vomi. Minh lui ne disait rien. Le seul problème, maintenant, était de rentrer. Deux hommes allèrent vers la cabine de bois annoncer au patron de la jonque que tout le groupe était d’accord pour renoncer. On le vit rester immobile, sans réaction. Le pilote avait perdu son chemin. On tournait en rond. La mer de chine n’est pas une rivière.
On décida de prendre un cap au jugé et de s’y tenir, la route finit par croiser quelques cargos qui passaient, aveugles et lointains. Juste avnt le coucher du soleil, les pêcheurs d’un bateau vietnamien, ceux-là même que l’on redoutait tant la veille, firent un grand détour malgré les bras et les chemises qui s’agitaient et les appellaient. La mer était vide et, dans la cale, les plus vieux commençaient à prier.
Au matin du troisième jour, le pilote bondit de sa cabine en montrant une masse noire qui émergeait de la brume: « Vung Tau! » Haï se rappelait tous ses départs manqués et son arrestation au pied de l’embarcadère d’une plage de Vung Tau. Il lui semblait avoir fait un grand cercle dans le temps, comme les deux roues de Saïgon pendant leur carroussel quotidien. D’ailleurs, la jonque elle-même avait fait un long voyage en forme de boucle: Ben Tre était à l’est, plus bas sur la côte, et Vung Tau, l’ancien Cap-Saint-Jacques était plus à l’ouest. Ils voulaient descendre sur la malaisie; ils étaient remontés vers le centre du vietnam. Et tout le monde était heureux! Haï regardait, stupéfait, les gens qui souriaient, soulagés, en répétant « Sauvés! » Oui, ils étaient sauvés, la côte était là, à deux heures à peine, et l’ancre accrochait déjà le fond. Il fallait attendre l’obscurité pour essayer d’atteindre la rive sans se faire remarquer: autant ne pas se faire prendre. Les passagers changèrent de vêtements, se lavèrent, et avalèrent leurs dernières provisions. Le linge inutile, les tonneaux, les derniers sacs de riz, le sucre, l’eau économisée en secret..on jeta tout à la mer. Inutile de se surcharger, il faudrait nager un peu vers une plage. Et les miliciens éventuels ne pourraient pas suspecter des gens qui marchaient les mains dans les poches d’avoir tenté la grande évasion. Haï se promit de ne jamais répéter le secret que Tchan le fils de mandarin lui avait livré au sujet de Eau bleue et de son père. C’était une confidence, une étonnante marque de confiance de la part de Tchan et pour Haï, le gage tacite d’un nouveau départ.
La nuit était venue. Le pilote mit le moteur en marche et le vieux « greymarin », soudain docile, démarra au quart de tour. On lèva l’ancre et on poussa vers la côte qui s’approchait doucement malgré la marée contraire. Une dernière fois, le moteur se mit à toussôter et Minh bondit vers l’arrière. A force de le sonder, il savait maintenant comment le réparer. Cette fois, la mécanique n’était pas en cause. Les cuves de mazout étaient vides, et le meilleur mécanicien du monde n’y pouvait rien. Un long hurlement collectif secoua la jonque. On criait, on pleurait, on priait, on se jetait les uns contre les autres, en paralysant ceux qui tentaient de réagir. On voulut jeter l’ancre, elle n’accrochait plus le fond, la jonque avait dérivé, la marée les poussait vers le large, le Cap-Saint-Jacques s’estompait. Il avait disparu.
Le cinquième jour se passa à tendre tout ce que le vent pouvait gonfler: une bâche, des serviettes, une chemise. On apercevait encore la ligne sombre de la terre à l’horizon, il fallait s’en rapprocher, la marée était devenue favorable pour quelques heures même si le vent restait contraire. Les hommes se battaient et les femmes essayaient de leur donner des forces. Elles ramassaient quelques poignées de riz oubliées à fond de cale et les faisait cuire dans de l’eau de mer. Immangeable. De toute façon, il n’y eut bientôt plus un gramme de riz, la marée changea, et la brûme emporta tout. Les hommes s’effondrèrent, vaincus. Il n’y aurait plus de montagne, de côte ou même de ligne sur l’horizon.
Sans moteur, sans voile, sans eau, sans nourriture, la longue dérive avait commencé. Elle allait durer mille kilomètres et trente huit jours.

 » Move it! Remuez vous, bon sang! » A quelques milliers de kilomètres de là, à l’autre bout de l’océan pacifique, le capitaine Alexander G. Balian menait une vie d’enfer à son équipage. Son navire d’acier était une superbe machine de cent quatre vingt mètres de long, lourde de seize mille cinq cent tonnes, le dos hérissé de radars, d’antennes et de canons, le ventre assez large pour transporter neuf cent marine’s avec leur matériel de mort et les débarquer sur n’importe quelle plage du globe. Cette fois, l’ USS Dubuque était vide et léger; les vingt neuf officiers et les trois cent quatre vingt seize marins n’avaient qu’une obssession: foncer. Le Dubuque était en alerte rouge. Ils avaient quitté la base américaine de Sasebo au japon, laissé la corée du sud, longé toute la côte est de la chine, de shanghaï à Hong-kong, avalé l’escale de Subic Bay aux philippines, la base militaire logistique de toute la septième flotte pour le pacifique ouest et l’océan indien; bientôt, ils descendraient vers le vietnam et la malaisie, passeraient singapour et remonteraient à travers l’océan indien son objectif: le golfe persique.
Là bas, l’eau sent le pétrole et l’odeur de la guerre, les Iraniens et les Américains jouent à cache-cache à coups de vedettes lances-torpilles et de missiles et Alexander G. Balian, capitaine d’un bâtiment de l’US Navy, a reçu l’ordre de filer renforcer la septième flotte sur la zone de combat. L’Amérique ne joue pas avec le pétrôle et Balian ne joue pas avec les ordres. Il a quarante huit ans, un torse de lutteur et une carrière montée sur ressort. Il adore dire des choses comme  » je suis du genre fonceur. Quand je vous demande de bosser, il faut le faire. Et quand vous faites le travail, il faut le faire bien, jusqu’au bout, dans les règles ». Balian a la religion du règlement et il n’aime pas ceux qui échouent:  » Essayer ne compte pas pour moi, ce qui compte est de réussir ». Lui n’a jamais connu l’échec. Ce fils ainé d’une famille arméniens à la vitalité des immigrants, la confiance en soi des américains et une vie droite comme le sillage d’un destroyer. Il est né à southgate en californie, a obtenu un diplôme d’administration commerciale pour rassurer son père et a rejoint la marine comme on entre dans les ordres. La guerre sainte se menait alors contre le communisme, le jeune officier s’est retrouvé à vingt sept ans debout sur le pont de vedettes de combat, dans le delta du Mékong, là où la terre et l’eau ne sont qu’un seul ennemi à écraser sous le feu des batteries de bord. Deux ans à flirter jour et nuit avec la boue, l’angoisse et la mort; d’autres y ont perdu la raison ou la vie, lui en est revenu avec des idées définitives sur la manière de gagner et la poitrine allourdie par vingt deux médailles: Silver Star,Purple Heart, Defense Superior Service Medal, tout ce qu’un état-major peut accrocher au revers d’un officier qui revient intact de l’enfer, lit « Stars and Stripes » et lorgne vers le ciel de la navy.
« Move it! » Quand il est arrivé, un an plus tôt, sur le pont de L’USS Dubuque pour prendre son commandement, l’équipage au garde à vous, a remarqué la moue un peu ridicule de leur nouveau patron: Balian avançait la lèvre supérieure comme un gosse qui boude. La mimique détonnait avec le visage carré, les rides profondes, les cheveux épais poivre et sel, le cou de taureau planté sur un uniforme blanc immaculé. Ce type était le portrait craché de l’acteur Ernest Borgnine dans ses rôles les plus durs. Sauf qu’il avançait parfois bizarrement sa lèvre supérieure. Les officiers et les matelots ironiques ne pouvaient pas savoir que cette moue, chez Balian, était le signe d’une profonde contrariété:  » j’ai découvert que la moitié des gars étaient assis sur leur cul, à ne rien foutre et contents d’eux! Résultat, les armes n’étaient pas en état de tirer et personne ne suivait les consignes d’entretien des moteurs! » L’équipage aurait du savoir que Balian était surnommé le « trouble shooter », le genre à briser les grèves, les mauvaises têtes et les états d’âmes. L’état major se faisait un plaisir de lui confier le commandement de tous les moutons noirs de la navy et il grimpait les passerelles pont-levis comme on monte à l’assaut.
Quelques semaines plus tard, plus personne ne souriait sur le Dubuque et tout fonctionnait à coups de « Yes, Sir! » et de « No, Sir! » qui faisaient trembler tout le navire, de la salle des machines à la cabine des officiers. Voilà des jours et des nuits que l’équipage doublait les quarts pour augmenter la vitesse du Dubuque qui fonçait de toute la puissance de ses moteurs. La tension à bord était aussi forte que la pression des machines mais le bateau volait vers le golfe persique et l’iran. Balian savait qu’il serait un des premiers à arriver sur la zone de combat; le reste était l’affaire des politiques et des hasards de la guerre. Les iraniens prétendaient couper la route du pétrôle avec leurs mines flottantes et leur vedettes-suicide, ce genre de situation pouvait flamber ou se dénouer en l’espace de quelques jours; dans les deux cas, il y aurait ceux qui étaient sur place et ceux qui étaient arrivés trop tard. Balian n’était pas satisfait, Le Dubuque devait pouvoir aller encore plus vite! A condition de ne pas s’endormir:
– « Move it! »
– « Il veut nous faire crever ou quoi! » Dans la salle des machines, les hommes avaient les yeux rouges de fatigue.
– « Messieurs, vous savez où nous allons? »
– « Yes, sir! »
– « Il faut augmenter la vitesse. Une objection? »
– « No, sir! »
– « Alors, remuez vous! »
– « Yes, sir! » les hommes s’exécutaient. Et certains serraient les dents.. » Quel salaud! »
Balian n’était pas un commandant populaire, il le savait et il s’en foutait. Il ne permettait pas à ceux qui l’aimaient de le lui montrer et considérait les autres comme des fainéants qui regrettaient le bon temps où le Dubuque s’encroutait contre un quai du japon. C’était il y a treize mois et depuis, il s’était efforçé de connaitre le plus possible de ces hommes qu’il mènerait peut-être un jour au combat. Il y avait des hommes sans compétences et sans importance, des gamins du type de l’apprenti Phillipsen, chargé de veiler aux amarres pendant un abordage; il avait le regard vide du matelot perdu en dehors d’une base américaine et il avait trouvé le moyen de faire une dépression nerveuse au japon, un « choc culturel » avait dit le psychologue. Heureusement qu’il n’avait pas trainé au vietnam vingt ans plus tôt! Balian avait décidé de les remuer tous et il n’avait pas hésité à mettre en doute publiquement les capacités à naviguer de Llano, quartier maitre depuis quinze ans, et qui l’était resté, sans l’ombre d’une promotion; l’homme était anxieux et un peu lâche, il avait baissé son visage poupin à la moustache triste et n’avait pas bronché. Comme l’enseigne Dale Esperum, trop gros avec ses yeux fuyants. Ces deux là devaient le haïr. Aucune importance. Balian n’aimait pas trop, également, des homes comme Benjamin Tarango, l’assistant médical, intelligent et fin certes, à ne pas classer dans le même tiroir que les précédents, mais bien trop sensible, avec cette manie de promener sa caméra vidéo sur tout ce qui bougeait, comme s’il regardait la vie du dehors, comme s’il se regardait vivre. Balian n’aimait pas les gens avec des états d’âme au combat. Pham, lui aussi, était émotif; c’était plus compréhensible, il était vietnamien d’origine, un réfugié qui avait quitté Saïgon en 75 avec sa mère, ancienne employée de l’ambassade des états-unis. Balian ne le rudoyait pas, le capitaine n’était pas inhumain et il lui était arrivé, deux fois déjà, d’interrompre des missions de routine pour receuillir – selon le règlement – des réfugiés perdus en mer de chine. Pham, 26 ans et matelot du Dubuque, parlait bien le vietnamien et il avait grandi en californie: on en ferait un marin américain et il pourrait servir d’interprête en cas de besoin. Balian sourit en réalisant que son navire n’allait pas dans le delta du Mékong mais bien vers le golfe persique. Heureusement qu’il avait avec lui un homme de la trempe du Lieutenant Commandant Stanley F. Halter, son second. Il n’était à bord que depuis trois mois et Balian avait tout de suite été emballé par ce second dynamique, volontaire et aggressif. Le capitaine croyait y reconnaitre un morceau de lui même. A 36 ans, Halter était déjà une superstar parmi les jeunes officiers de la Navy. Balian, impressionné, l’avait immédiatement pris personnellement en main. Avec ses méthodes, les capacités de Halter et, peut-être l’épreuve du feu à venir, il allait faire de son second un grand de la Navy, « modèle Balian »! Il jeta un coup d’oeil sur la carte et écouta le ronflement des machines qui propulsaient les seize mille cinq cent tonnes dans les premières eaux de la mer de chine. Et il cracha un ordre, toujours le même: « Move it! Remuez vous! »

Personne ne bougeait sur la jonque silencieuse qui dérivait comme un chagrin qui va tout nu. Les enfants ne pleuraient plus; ils gémissaient. On avait commençè par boire son urine et à se laisser pendre, la tête en bas, les bras au ras de l’eau, pour attraper des algues quand il en passait. C’était devenu trop épuisant. Surtout ne pas boire de l’eau de mer, cela donnait de terribles maux de ventre et on vomissait longuement, repris très vite par une soif encore plus violente qu’avant. Les passagers le savaient; mais il n’y avait plus une goutte d’eau potable à bord et la jonque montait et descendait au milieu de montagnes liquides: alors, on en buvait. Personne ne savait pêcher; d’ailleurs, il n’y a avait pas de matériel de pêche dans la jonque. Les femmes se trainaient à quatre pattes dans l’eau sâle de la cale empuantie de mazout, et elle raclait la coque à l’aveugle pour essayer d’en tirer des grains de riz oubliés que l’on diluait dans de l’eau de mer. Quand la brûlure du soleil rendait fou, un homme ou une femme s’attachait à une corde et se laissait trainer par le bateau dans l’eau, de quoi vous rafraîchir quelques minutes et vous torturer pendant des heures quand le feu qui tombait du ciel cuisait la peau couverte d’une croute de sel. Les vieux avaient prié longtemps, pour qu’il pleuve ou pour qu’un cargo passe. La mer restait vide et le ciel transparent.
Haï était couché en plein soleil et il s’était entouré les bras de chiffons humides. Maintenant, il délirait, et c’était toujours la même chose qu’il revoyait: Saïgon, la fontaine sur la place, les grands boulevards à l’ombre des grands arbres et les hôtels climatisés pour touristes avec des perrons encerclés par des haies de pousse-pousses et de mendiants. Il y avait cette gamine de six ou sept ans, pâle, le regard battu, amputée d’une main et qui s’accrochait avec son moignon aux basques des étrangères horrifiées. La gamine les poursuivait sur des dizaines de mètres, embrassait les mains des femmes qui lui donnaient une pièce et crachait sur les autres. Il y avait aussi « bec de lièvre » qui arrivait par derrière, vous tapait sur l’épaule et ouvrait le trou immense de sa bouche. Et cet homme dont on riait avec respect, à cause de la courbure grotesque de ses deux coudes, le résultat d’un long interrogatoire au bagne de Poulo Condor. On disait qu’il n’avait pas parlé; et il traînait infirme, douloureux et grotesque, sur les trottoirs de Saïgon. Et puis le plus dur à côtoyer, cet homme couché dans le caniveau, à un stade avancé de la lèpre, avec de gros trous dans les pieds et des chiffons autour de ses mains sans doigts. D’horribles chiffons! Haï se réveillait en criant et il trempait ses bras emmaillotés dans l’eau. Cuong gémissait aussi. Tout le monde délirait. On allait devenir fou ou mourir de soif.
Quand l’averse les surprit, ils restèrent un instant paralysés par la brutale fraîcheur et les crampes que l’eau douce provoquaient en parcourant la sècheresse de leur corps. Très vite, on déploya à l’horizontale la bâche, des serviettes, sa chemise; tout ce qu’on avait dressé en vain à la verticale pour recueillir le vent devant la montagne de Vung Tau. L’eau faisait tomber la fièvre, on ouvrait enfin les yeux sur cette jonque qui coulait, il fallait écoper d’avantage. Se baisser jusqu’au plancher, plonger le bidon, le retirer lourd de vingt kilos de liquide, le soulever au dessus de sa tête pour le vider par dessus bord…c’était un effort terrible. Il fallait boire pour tenir et l’eau devait être réservée presque exclusivement à ceux qui empêchaient les autres de couler. Minh organisa la distribution: un demi bouchon de jerrycan d’eau douce pour deux cent litres d’eau écopée; un bouchon pour deux hommes qui arrivaient à rejeter vingt bidons à la mer. La jonque ne coulait plus. Vers où dérivait elle? Ils étaient sûrs maintenant que la côte était derrière eux. La nuit, on claquait des dents de froid, de faim et de fatigue.
Au matin du douzième jour, ils ont vu émerger de la brûme la coque immense d’un cargo. Le bateau ne pouvait pas les manquer, il venait droit sur eux et cinq hommes ont perdu la tête. Ils ont arraché et lié quelques planches en un mauvais radeau et ils se sont jetés à sa rencontre. Les passagers avaient retrouvé leurs forces, ils étaient debout, les bras levés et ils criaient. Certains avaient mis le feu à leur chemise et la fumée noire s’élevait droite dans le ciel, devant le nez du bateau. « On a vu le cargo se pencher… »se rappelle Haï, « il a fait un grand détour, nous a dépassé…et il est parti. » Accrochés à leur radeau, les hommes nageaient comme des fous. Le cargo a accéléré et les hommes se sont noyés. La jonque continuait à dériver.
La mer de chine est très fréquentée. Les cargos longent les côtes du sud vietnam en suivant des rails de navigation. Et la jonque étaient sur leur route.  » On en a croisé plus de cinquante en quelques jours. On faisait brûler nos vêtements pour attirer leur attention, » dit Haï. » Certains passaient à quelques centaines de mètres, d’autres nous frôlaient à moins de vingt mètres. On a reconnu des inscriptions en japonais et même un drapeau allemand. Pour les autres, on ne sait pas. » Les autres navires marchands étaient grecs, réputés pour ne jamais s’arrêter, ou venus de pays nordiques, pacifiques et civilisés; et personne ne s’arrêtait, histoire de ne pas avoir à perdre un peu de temps et d’argent à cause d’une brêve escale au prochain port.  » La nuit, ils nous observaient avec des projecteurs; le jour, on pouvait voir les marins debout sur le pont » dit Anh. L’étudiante n’oubliera jamais ces rencontres. Ils passaient leur chemin, anonymes et silencieux, tranquilles et sûrs de leur impunité. Et les autres crevaient au dessous d’eux, dans leur sillage, au raz de l’eau.
Au quatorzième jour, un homme de vingt cinq ans se leva d’un bond, il poussa un cri et il tomba, mort d’épuisement. On dit une prière et on jeta son corps à la mer. Au quinzième jour, il fallut retenir Vo, une jeune fille de quinze ans qui voulait se jeter par dessus bord; elle serrait contre elle sa petite soeur de dix ans, morte de soif depuis le matin; elle ne l’avait jamais quitté et ne voulait pas la laisser partir, seule. Au seizième jour, Anh l’étudiante fragile se retrouva seule au monde dans un voyage qu’elle n’avait pas voulu. Son frêre de quinze ans mourut le matin et son père, qu’elle serrait contre elle, la quitta dans la soirée. Parfois, quand un cargo passait, un groupe de quatre ou cinq personnes se jetait à la poursuite des masses luisantes et métalliques qui les ignoraient. Les vagues étaient hautes, la jonque dérivait et rares étaient les nageurs qui avaient la force de revenir. Quand les cargos eurent disparu de la mer, quand la jonque quitta leur route, les hommes continuèrent à se jeter à l’eau en hurlant, parce qu’ils devenaient fous.
Au dix septième jour, il n’y avait plus de cargo depuis longtemps, plus une goutte d’eau, plus personne qui tenait debout et un bébé cessa de gémir. Minh le dur finit par craquer: « J’étais à l’avant du bateau. J’ai regardé devant moi la mer sans fin. Derrière moi, les enfants mouraient. Au fond du bateau, l’eau sâle montait. Je me suis dit « assez! Cela suffit ». Il arrache une grosse planche et se jette dans le vide de la mer de chine. Cinq autres le suivent aussitôt, et ils nagent, acharnés à pousser ce radeau de bois vers nulle part. Deux kilomètres plus loin, un homme a une crise de malaria, il crie et essaie de monter sur la planche qui coule. Minh lâche prise et réussit à faire demi tour vers la jonque, immobile sur la mer plate. Vivant grace au délire d’un mourant.
Les autres ne sont jamais revenus. Une vingtaine de personnes étaient déjà mortes: des hommes noyés, des femmes et des enfants dont on avait abandonné à la mer les corps squelettiques.

Le capitaine Balian regarda sa montre, la mer, et il demanda un point exact sur la position de son bateau. Il était huit heures trente du matin, ce jeudi 9 juin 1988. Le navire avait laissé Manille et suivait une route impeccable à trois cent soixante-dix kilomètres au nord-ouest de la terre la plus prôche, l’île philippine de Palawan; bientôt, il descendrait sur la Malaisie dès qu’il aurait laissé le Vietnam à tribord. Un officier lui apporta les coordonnées qu’il avait demandées: 12° 17 de latitude nord et 114° 21 de longitude est. Balian sourit, satisfait: ils étaient exactement à égale distance des Philippines et du Vietnam et l’USS Dubuque surfait sur les lames en plein coeur de la mer de chine. Un appel arriva du poste de vigie, Halter, le second, décrocha l’appareil et dit quelques mots précis à son capitaine. D’un coup, Balian perdit son sourire et on le vit avancer sa lèvre supérieure, comme quand il était profondément contrarié.

Au même moment, sur la jonque, Xuan regardait la mer. Xuan avait cinquante et un ans d’existence dont quinze dans l’armée du sud comme Lieutenant-colonel des rangers et treize dans les prisons communistes. Et il n’avait jamais perdu la foi. Xuan était un homme solide et équilibré, peut-être le meilleur nageur à bord et c’est pour cela qu’il avait résisté jusqu’ici à la folle tentation de plonger par dessus bord. Il savait que cela équivalait à un suicide. Cela ne l’empêchait pas de se brûler les yeux à guetter la mer alors que tous les autres avaient renoncé, par désespoir. Quand il crut voir flotter un point sombre flotter sur la ligne d’horizon, il cligna des paupières, se passat un peu d’eau de mer sur le visage et regarda à nouveau. Le point noir grossissait.

« C’était un grand bateau. Mon Dieu qu’il était grand! Dommage qu’on n’avait plus de larmes pour pleurer de joie, » murmure Anh qui revoit le Dubuque immobile à deux cent mètres d’eux.  » On s’est regardé. On était très maigres, la peau noicie…des monstres. » Du haut du pont du Dubuque, les marins regardaient cette cabane de bois surpeupléé, perdue dans la mer, comme un toit isolé par une formidable inondation. Appuyé au bastinguage, Benjamin Tarango, l’assistant se dépêchait de filmer avec sa caméra vidéo avant d’aller aider le toubib à préparer des intra-veineuses et les bouteilles de perfusion.  » Ils ont l’air squelettiques et complètement déshydratés. Vous savez, Doc, c’est dur à voir.. » ils auraient besoin de pas mal de lits et de bouteilles!
Dans sa cabine de commandement, Balian observait la jonque à la jumelle. Il était en mission, pas une ballade de routine mais une mission de guerre. Là bas, dans le golfe persique, d’autres bateaux de la septième flotte attendaient qu’on vienne leur prêter main forte. Ces marins qui s’agitaient sur le pont de son navire en prenant des photos avaient tendance à l’oublier! Pas lui. Il donna un ordre sec:  » faites en sorte qu’il y ait du calme à bord ». Il réfléchissait. S’arrêter à Singapour pour déposer des réfugiés lui ferait perdre tout le temps qu’il avait gagné, à force d’efficacité et d’autorité. Bien sûr, il n’était pas question de laisser des réfugiés aller à la mort! Le règlement de la Navy était formel; il stipulait qu’il fallait qu’une embarcation soit en danger ou hors d’état de naviguer pour que l’on receuille ses passagers à bord. Et Balian connaissait le règlement par coeur.Il voulait en savoir plus sur l’état de cette jonque, le temps passé en mer, le moteur, les vivres…Et vite! Il savait, par expérience, que les réfugiés sabordaient leur embarcation dès qu’un navire s’arrêtait, pour être certains d’être pris à bord. De toute façon, tout cela prendrait du temps. Balian avait vingt cinq ans de Navy et une guerre derrière lui, il savait prendre rapidement une décision importante, c’était son boulot. Mais il lui fallait des informations précises. On ne pouvait rien voir avec ces jumelles! Il donna un deuxième ordre à son second:
–  » Monsieur Halter? »
–  » Yes, sir. »
– « Préparez vous à mettre un canot à la mer. »
– « Yes, sir! » Halter regarda la jonque qui ne tremblait plus. La mer était plate comme de l’huile.

Ce qui se passa ensuite bouleversa l’Amérique, brisa la carrière d’un héros à la Silver Star et mit en pièces la vie de réfugiés qui rêvaient d’un bonheur anonyme. Les plus chanceux y perdirent la raison, et les autres, au fond de l’eau, ne sauront jamais ce que la surface de la mer de chine leur aurait réservé comme épreuve. Sauf que le monde entier s’accorde à penser que toute cette histoire va bien au delà des limites de la mort, au delà de l’humain. Tout était pourtant simple au départ. Il y avait, d’un côté, des hommes qui crevaient de détresse et d’autres avec une belle santé militaire; une coque de noix qui coulait face à une montagne d’acier qui flambait; une main qui se tendait et une autre qui n’avait qu’à la saisir. On aurait mis la vingtaine de victimes de cette jonque sans nom au bas de la grande liste des morts pour rien et les survivants seraient aller moisir deux ou trois ans de plus dans un camp de réfugiés en attendant qu’on leur fasse l’honneur de prier pour leurs disparus, les mains jointes sur un passeport neuf, en remerciant le ciel américain et son messager, le capitaine Alexander G. Balian.
Mais non. Ce jour là, Dieu devait être distrait. Et un peu moins d’un an plus tard, le 10 février 1989, le patron de L’USS Dubuque revenait vers les Philippines et cette base de Subic Bay qu’il avait laissé si vite et si loin derrière le sillage de l’orgueil de la Navy. Cette fois, le capitaine était à pied et il marchait, avec deux avocats comme seul équipage, vers une grande salle de la base transformée pour l’occasion en cour martiale militaire. Là, un juge et huit jurés, leurs barrettes en travers de l’épaule, voulaient seulement qu’il leur explique comment il s’était débrouillé pour faire une aussi vilaine tâche sur l’uniforme blanc de toute la Navy. Eux aussi avaient gagné leurs médailles au Vietnam et croisé des réfugiés à force de sillonner toutes les mers du globe; eux aussi lisaient « Stars and Stripes », la bible et le règlement de la marine. Ils étaient la réplique exacte de l’homme qu’ils jugeaient. Sauf que Balian avait sans conteste le torse et le cou le plus puissant de tous les hommes présents dans la salle et qu’il était le seul à avancer sa lèvre supèrieure pendant que l ‘huissier lisait l’acte d’accusation. « Non observation des règlements généraux » et « négligence dans le service »: les charges étaient sérieuses, Balian risquait jusqu’à quatre ans et trois mois de prison. On lui avait proposé d’éviter le procès public en acceptant un plaquard administratif, un bureau discret à Washington où il pourrait employer toute son énergie à surveiller le sillage d’une carrière encalminée comme un voilier sans vent. Et il avait dit non. On lui avait conseillé d’éviter au moins la cour martiale et de se soumettre à un jury disciplinaire, moins glorieux mais moins dangereux. Et il avait encore dit non. Au jeu du quitte ou double, l’ex-patron du Dubuque ne pouvait que relancer la mise. Il avait fait la première page des journaux à coup de phrases définitives:  » Je ne me laisserais pas transformer en bouc émissaire »; il était Balian le héros et il le prouverait à la face du monde,  » je suis assez en colère pour faire ce que j’ai à faire jusqu’au bout: laver mon nom et ma carrière »; et ce n’était pas des bureaucrates de l’amirauté, assis sur leur cul pendant que son bateau naviguait vers le feu au vietnam ou dans le golfe persique, qui allaient pouvoir le briser. Eux et leur politique! Une fois le procès terminé, ceux-là n’auraient qu’à bien se tenir:  » j’adore la navy; c’est ma vie, mais je n’aime pas ce qui m’arrive, et je n’aime pas certaines personnes qui ont fait que ça arrive ». Balian avait toujours fonçé droit sur l’adversaire. Alors en avant, machines toutes! Et cap sur Subic Bay, droit sur la cour martiale. Ses avocats étaient redoutables et le procureur raide et maladroit. Mais le magistrat instructeur avait ficelé le dossier avec le soin d’un trappeur qui pose ses collets. Et le juge, un juif américain doux et myope, clignait des yeux sur le dossier en se grattant le nez avec application. Dehors, toute la base de Subic Bay attendait le verdict.
Elle était vaste de six mille hectares avec des bus, des feux rouges et des rues propres et droites comme une ville provinciale du Maine. Sept mille marins y marchaient au pas le long d’une baie superbe qui abritait les batiments de la septième flotte. Ici, c’était l’Amérique; les Philippines ne commencaient qu’au delà des barbelés, devant le poste de garde où se présentaient, chaque matin, les quarante mille ouvriers phillipins qui vivaient à Olongapo, de l’autre côté du pont. Subic Bay glissait chaque année une enveloppe de quatre cent millions de dollars dans les poches de Manille et les filles d’Olongapo étaient reconnaissantes. Au coin de chaque rue, on croisait le même géant américain musclé jusqu’aux clavicules promenant au bout d’un doigt boudiné un quart de philippine légère comme une nuit de permission. Il y avait autant d’églises que de bars à putes autour de Subic Bay et la nuit, à Olongapo, la très morale américaine se plongeait dans le sein de la très chrétienne phillipine. Et ce qui se racontait depuis des jours à la barre d’un tribunal de court martiale n’était pas très moral et encore moins chrétien. Le problème essentiel étant de savoir si c’était règlementaire.

Les mourants se foutent des règlements. Après dix neuf jours perdus en mer à se faire violence pour ne pas poursuivre des cargos qui s’enfuyaient, Xuan l’excellent nageur ne pouvait résister à l’appel de ce navire immobile. Il attrapa un bidon vide comme bouée et se jeta à l’eau, frénétique et ressuscité. Deux hommes plongèrent aussitôt avec lui et s’accrochèrent au bidon. A l’avant de la jonque, un quatrième plongea et commenca à nager, seul, de toutes ses forces. Il n’en avait plus beaucoup. Minh reconnut le visage d’un garçon de vingt trois ans, nommé Chu Moï, au moment où le nageur se couchait sur le côté, comme pour se reposer, avant de s’abandonner dans l’eau, noyé, à quelques dizaines de mètres du Dubuque. Sur la passerelle, les marins, figés, regardaient le corps qui flottait. Certains avaient sortis leur appareil photo. On jeta trois gilets de sauvetage aux autres nageurs qui s’approchaient et on déroula par la coupée une corde qui retomba à un mètre de l’eau. Xuan arriva le premier contre la coque d’acier, attrapa la corde et commença à grimper. Sur la passerelle, Benjamin Tarango, l’assistant médical entendit quelqu’un crier: « secouez cette corde et débarrassez-vous d’eux! » Philippsen l’apprenti s’occupait de la corde avec deux autres matelots, ils se mirent à balancer la corde au bout de laquelle Xuan était suspendu.
– « Il avait beaucoup de force… » a dit Philipsen face au jury. Il racontait la scène avec un sourire poli et des yeux bleus vides. « Vraiment! J’étais surpris. Le réfugié s’accrochait très bien à cette corde. »
– « Et ensuite? » a demandé le procureur.
–  » On a secoué la corde de plus en plus fort. Il a lâché prise et il est tombé de trois mètres de hauteur en faisant éclabousser l’eau. »
Derrière l’apprenti, il y avait l’enseigne Espérum, son supérieur, avec son front en sueur et son regard fuyant.
– « Qui vous donné l’ordre de faire ça? » a demandé le procureur à Phillipsen.
–  » C’est l’enseigne Espérum, Sir. »
– « Espérum, de qui teniez-vous cet ordre? Du capitaine Balian? »
– « Non, sir… » a bredouillé Espérum le regard plus fuyant que jamais. Il regardait LLano, le quartier maitre, celui que Balian avait trainé dans la boue en public.
– « Moi, j’ai entendu le capitaine Balian dire: « on ne va pas les prendre à bord. Sortez-les de la corde de coupée » » a dit le quartier maitre.
-« En tout cas, moi, j’ai bien reçu l’ordre de secouer la corde! Et le réfugié a bien du résister quatre ou cinq secondes.. » a précisé l’apprenti avec un sourire lumineux.
L’avocat avait bondi. Il avait un petit dossier sous le bras et s’était approché de Phillipsen avec l’air rassurant d’un grand chat juste avant le coup de patte.
– « Dites- moi, apprenti Phillipsen…c’est bien Phillipsen, votre nom? Oui, bien. J’ai lu..enfin, je crois avoir lu un rapport écrit le 16 décembre 1987 de la main du capitaine Balian où il doutait de vos capacités à approcher la réalité et préconisait une évaluation psychiatrique. Exact? »
–  » Oui,sir! J’avais reçu un choc culturel au japon. »
–  » Et cela va mieux maintenant? »
–  » Oh oui, sir! Bien mieux. Merci beaucoup. »
– « Puis-je lire ce rapport à la cour? » C’était cruel.
– « Ce n’est pas utile », a coupé court le juge. Il se grattait le nez, l’air perplexe. Il n’allait pas être facile de démêler la vérité au milieu de cet amas de craintes, de bétise et de rancoeur.

Xuan et les deux autres nageurs étaient revenus vers la jonque, portés par leur gilet de sauvetage. Du haut du navire, un homme avec un mégaphone leur avait crié:  » Retournez sur votre bateau. Ne vous inquiétez pas, on arrive. » Effectivement, un canot de sauvetage approchait d’eux avec un officier et cinq hommes à bord. Balian avait dépêché Halter le second – lui, on pouvait lui faire confiance! – avec Pham, le marin vietnamien pour lui servir d’interprête. Le canot passa près du corps du réfugié noyé et commença à tourner autour de la jonque. Pham était bouleversé:  » j’ai vu un petit bateau avec un bout de bâche comme voile.Ils étaient tellement heureux de nous voir. Au début, il y avait beaucoup de bruit. Les enfants pleuraient. » Ces hommes, ces femmes et ces enfants, effrayants de détresse et de dénuement, les mains jointes et tendues, qui leur criaient des actions de grâce dans une langue que lui seul comprenait…c’était son peuple.
Ils avaient emporté un mégaphone pour parler aux réfugiés et un talkie walkie pour communiquer avec la cabine de commandement du Dubuque. Les ordres de Balian étaient formels: il ne fallait pas monter à bord de la jonque et ne pas laisser les réfugiés sauter sur le canot; d’ailleurs, le médecin était resté sur le Dubuque. La mission consistait seulement à évaluer l’état de la jonque et de ses occupants et à transmettre toutes les informations au capitaine. C’est à lui que revenait la décision. Alors, le canot faisait de grands cercles à trois mètres autour de la jonque. Halter posait les questions, Pham traduisait, donnait les réponses au second qui transmettait par talkie vers le navire.
– « Je leur ai dit que nous étions en mer depuis près de vingt jours, que nous n’avions plus ni eau, ni nourriture depuis plus de sept jours et que vingt personnes étaient déjà mortes. J’ai dit que l’eau rentrait dans le bateau, que le bateau coulait et que nous allions tous mourir » se rappelle Minh, l’homme qui organisait les tours d’écopage et le rationnement à bord. Le soldat a transmis le message au vaisseau américain et Minh a écouté la réponse:
– » Aucun d’entre vous ne va mourir. Ne coulez pas votre bateau. »
A plusieurs reprises, Balian demanda par radio au canot si cette jonque avait un moteur et Halter affirmait qu’il avait transmis la question à Pham. L’interprête jura qu’on ne lui avait jamais demandé ce genre de précision. On entendit seulement des réfugiés crier deux mots d’anglais: » No engine! Pas de moteur! »
-« Moi, j’aurais volontiers mené un examen plus complet de la jonque, » a témoigné Halter. « Mais le capitaine nous pressait pour qu’on en finisse le plus vite possible. Il nous mettait sous pression en nous demandant plusieurs fois de conclure. Sur le coup, la seule chose qui me préoccupait était de leur apporter de l’eau et de la nourriture. »
-« Lui avez vous demandé plus de temps ou suggéré un avis? » a demandé le juge.
– « Non. Mais ce n’était pas mon rôle de faire des suggestions. J’étais là pour ramasser les informations et les transmettre vers la cabine de commandement. C’est tout. »
– « Le capitaine ne vous a jamais demandé votre avis? »
– « Non. Je ne me souviens pas qu’il l’ait fait « a dit Halter, impassible.
Pourtant, en écoutant l’enregistrement de la radio du bord, on pouvait entendre clairement une voix de taureau poser une question au responsable du canot:
– « Qu’est-ce que vous pensez que nous devons faire », demandait Balian à Halter son second, « leur donner de la nourriture et de l’eau; ou bien les amener à bord? »
Ensuite, il y avait un bruit parasite sur la bande et personne n’avait jamais pu déchiffrer la réponse de Halter. Dommage.
Droit sur son banc de cour martiale, Balian regardait le visage impassible de Halter, celui qui l’avait tant impressionné par son efficacité et sa détermination, la superstar des jeunes officiers de la Navy, l’homme dont il avait décidé de faire un autre lui-même. Balian encaissait sans broncher; c’était le genre d’homme à pouvoir tout affronter, même la trahison de son second.

Le premier canot faisait demi-tour vers le Dubuque et Le capitaine réfléchissait sur le bilan de la mission d’évaluation. Halter lui avait dit qu’il y avait eu vingt morts pendant le voyage mais que la jonque était en état de naviguer. Comment avaient fait ces gens pour faire la moitié du chemin vers les Philippines, sans moteur? Et donc à la voile. Cela ne le surprenait qu’à moitié quand on avait connu, comme lui, ces diables d’hommes au combat. Non, cela ne l’étonnait pas vraiment. Il avait d’ailleurs cru comprendre que les réfugiés avaient quitté les côtes du Vietnam sept jours plus tôt; il ne leur en faudrait que sept de plus pour toucher terre. Il n’y avait apparement pas de bléssés, ni même de malades à bord et, à condition évidemment de bien les nourrir, de leur donner à boire et d’envoyer par radio un rapport circonstancié aux autorités…Tout cela collait avec le règlement qui stipulait que le sauvetage devenait impératif  » quand le bateau n’était pas en état de naviguer, avec des blessés et des malades à bord, ou en danger de mort imminente ».
Balian avait pris la bonne décision compte tenu de la « cacophonie d’erreurs » commises par un piètre équipage un peu fatigué. Voilà en tout cas ce que Balian s’appliqua à défendre devant la cour.D’ailleurs, est-ce qu’on avait sanctionné le commandant du destroyer lance-missiles « Vincennes » qui avait pris un airbus iranien bourré de passagers pour un bombardier agressif et l’avait abattu en plein vol? Le commandant du « Vincennes » avait donné l’ordre d’ouvrir le feu mais c’était l’équipage qui avait mal apprécié l’écho radar. Personne n’avait été puni et la Navy avait même fêté le retour des « héros » à la base de San Diego, avec ballons, majorettes et orchestre!

 » Hé Doc! c’est incroyable… » Benjamin Tarango descendait quatre à quatre les escaliers de la passerelle et entra en trombe dans la salle d’infirmerie où le médecin préparait son matériel devant des lits vides… » j’arrive pas à y croire, Doc. On ne les prends pas à bord, vous entendez? On… les laisse tomber! »
Balian avait donné des ordres précis et deux canots étaient repartis vers la jonque. On avait entassé cent cinquante kilos de pommes, de pamplepousses et d’oranges, cinquante kilos de conserves, trente kilos de riz et deux cents litres d’eau dans des grands sacs de plastique. On avait estimé le nombre des réfugiés entre cinquante-cinq et soixante au maximum; s’ils étaient raisonnables, il y avait là de quoi les nourrir pendant une semaine. On avait simplement omis de compter les trente autres passagers supplémentaires, hommes, femmes et enfants qui gisaient, invisibles, à fond de cale et n’avaient même plus la force de se traîner vers le pont pour voir leurs sauveteurs. On avait onblié que des hommes rendus fous par la soif n’étaient pas forcément raisonnables et qu’ils se jetteraient avec une telle violence sur cette eau qu’une des poches en plastique, déchirée, allait se vider d’une bonne trentaines de litres. Pas même deux cent litres d’eau pour quatre vingt dix personnes déshydratées, cela faisait deux litres d’eau pour chacun, l’équivalent de ce qu’un marin de Subic Bay buvait en une demie journée de plage au soleil. On se croyait généreux, on avait mal compté.
 » Les gens se jetaient sur la nourriture et ils en avalaient autant qu’ils pouvaient » dit Anh l’étudiante. » Deux personnes sont mortes le lendemain, prises de convulsions. Moi, je me suis forçé à manger lentement une pomme, une orange et un peu de riz. Et j’ai faillir m’évanouir de bien-être! »
Minh s’inquiétait en voyant que personne ne pensait à rationner l’eau et la nourriture. Mais pourquoi se priver inutilement? Pham l’interprête n’avait pas osé leur dire toute la vérité. Il avait voulu rassurer Minh:  » Le bateau américain ne peut pas vous prendre parce qu’il va vers une zone très dangereuse. On va envoyer un message et quelqu’un va venir vous chercher de Malaisie ou des Phillipines. Il faut deux jours au maximum. Le capitaine vous demande de ne couler pas votre bateau. Aucun d’entre vous ne va mourir. » Et il leur remit une carte de navigation avec des inscriptions en anglais et en vietnamien et une grande flèche tracée en direction des Phillipines: « Allez toujours vers le soleil levant. »
 » On a eu confiance », dit Minh « on les a cru ». Mais il ne comprenait pas l’utilité de cette carte alors qu’on venait de lui expliquer qu’un bateau allait venir les chercher dans deux jours au plus.
– « Qui vous avait donné l’ordre de dire aux réfugiés qu’on allait les secourir? » demanda doucement le juge à Pham.
– « Personne, sir. je le croyais..je l’espérais si fort. »
– « Et pourquoi leur donner une carte si vous croyiez qu’un bateau viendrait les chercher? »
–  » Sir…j’avais tellement de choses qui se bousculaient dans ma tête à ce moment là. Bien sûr qu’il aurait mieux valu leur dire que…personne n’allait venir! » Il serrait les dents.
– « Vous étiez troublé, n’est-ce pas? »
– « Non, Sir. J’étais en colère. Et je le suis toujours aujourd’hui. »

Il était dix heures trente du matin, l’opération de secours avait été rondement menée.  » La liberté , arrivée à toute allure par l’Est, est repartie tout aussi vite deux heures plus tard par l’Ouest » dira le procureur devant la cour martiale.
A l’infirmerie du Dubuque, Benjamin Tarango tournait en rond et sa caméra vidéo pendait au bout de son bras: « C’est pas vrai, Doc? Dites moi que c’est pas vrai. On les laisse tomber! J’arrive pas à y croire. » Le toubib ne lui répondait pas. Il était assis, groggy, et regardait les bouteilles de perfusion au dessus des lits vides. A bord, des officiers et des marins baissaient la tête en grondant. L’USS Dubuque relançait ses machines. A nous l’Iran! Balian remarqua à côté de lui un officier pâle comme la mort. Il lui tapota l’épaule et dit  » croyez moi, j’aurais fait la même chose si ma propre mère avait été à bord de cette jonque. » Puis il regarda sa montre, la mer et jeta un ordre sec:
– « Move it! Remuez-vous! Vous m’avez entendu? Move it! »

Adieu Dubuque. Cette fois-ci, les réfugiés étaient définitivement seuls.

Ils croyaient qu’ils leur suffisait d’attendre – deux jours au plus, c’était promis! – mais aucun bateau ne reviendrait plus. Ils se croyaient tout près des Philippines alors que l’île de Palawan, la terre la plus proche, était à trois cent soixante-dix kilomètres. Encore aurait-il fallu filer droit devant; et le courant les poussait de côté. Ils pleuraient encore de joie et ils avaient tort.
Sur la jonque, on se battait pour la nourriture. Minh parvint à s’emparer de deux grosses boites de corned beef et il attendit la nuit pour les cacher dans un coin du bateau. Personne ne s’en aperçut, tous étaient rendus fous par cette abondance nouvelle, encore sous le choc de ce navire sorti de la brûme à portée de la main, de sa disparition et de sa promesse. Un bateau US! La chance était avec eux, ceux qui reviendraient habitaient le pays où tous les réfugiés rêvaient d’aller: l’Amérique. Alors on mangeait et on buvait tout ce que le grand bateau avait apporté, comme un avant-goût de la prospérité à venir. Et on gaspillait. A fond de cale, il y avait aussi ceux pour qui le secours était inutile: ils ne réagissaient même plus quand on leur humectait le front et les lèvres, trop épuisés pour avaler un quartier d’orange. Ceux là mouraient, malgré la nourriture et l’eau arrivés trop tard. Haï s’inquiétait pour Cuong, allongé à côté de lui. Il était sans forces. Haï le faisait boire à la cuillère, lui donner des morceaux de fruits écrasés et lui parlait sans arrêt du bateau qui allait venir, de l’Amérique et de sa fiancée qui n’arriverait jamais à croire l’histoire qu’il lui raconterait. Il fallait forcer ses souvenirs, se rappeler l’humidité des cellules où ils avaient passé tant de mois, les tentatives manquées de départ et imaginer la tête des geoliers quand ils sauraient que les deux anciens détenus avaient réussi. Même Tchan le fils de mandarin aurait des regrets d’avoir dit non à la jonque de Ben Tre. Surtout ne pas lâcher prise. Pas maintenant.
Ils attendirent longtemps, le regard fixé sur la ligne courbe de l’horizon. Deux jours après, ils avaient épuisé les vivres. Minh dévoila sa cachette et retrouva le corned beef qu’il avait préservé. Il n’était plus question de gaspiller, Minh surveillait la distribution de très près. Grâce à lui, on mangeait encore sur la jonque. Il avait pris beaucoup d’autorité et, désormais, certains passagers suivaient religieusement ses instructions. Il fallait se rationner et écoper sans faiblir. Le seau à la main, ses hommes travaillaient dur et ils n’hésitaient plus à menacer d’un bâton ou d’un couteau ceux qui prétendaient passer leur tour. Le niveau de l’eau dans la cale montait aussitôt qu’on arrêtait de la rejeter par dessus bord. Les réfugiés avaient très vite de l’eau sâle au dessus du genou, la jonque s’allourdissait et elle risquait de s’enfoncer d’un bloc: on ne pouvait pas s’accorder une pause pendant le travail. Même si l’effort était inhumain.
« On a compris qu’on nous avait abandonné » dit Xuan. Le corned beef était épuisé et la mer était vide depuis cinq jours. « On a compris que le bateau américain ne reviendrait plus. » Il l’avait pourtant touché ce bateau! Il s’était aggrippé si fort à cette corde de coupée pendant qu’on se débarrassait de lui, que ses genoux avaient cogné contre la coque de métal avec un bruit de gong. On l’avait rejeté trois mètres plus bas avec un grand bruit de promesse trahie. Il leur avait fait confiance et sa vie était condamnée à faire des ronds dans l’eau; « Je ne leur en veux pas, dit Xuan. Eux, au moins, se sont arrêtés un instant sur nous. » La jonque avait retrouvé la faim, la soif et le désespoir. Quand un cargo passait au loin, la plupart des réfugiés ne se levaient plus et on laissait à un seul homme le soin de brûler pour rien une chemise de plus. Les vagues étaient de plus en plus fortes et, sur le pont, il fallait s’attacher pour ne pas tomber. Anh l’étudiante se rappelle cet enfant de douze ans qu’elle a du prendre sous sa protection. Il avait vu d’abord son père et sa mère mourir de faim; et puis son grand frêre avait été projeté par une lame de travers à trois ou quatre mètres du plat-bord. Il n’y avait pas de corde sur la jonque. Le gosse a regardé son frêre tourner comme un bouchon au sommet des vagues. Ils sont restés là, une éternité, à essayer de se retenir en s’appelant l’un, l’autre par leur prénom. Puis le grand frêre a disparu au creux de la mer. Et Anh a emmené dans la cale ce gosse désormais aussi seul qu’elle.
Les hommes mouraient maintenant au rhytme de deux par jour. Ils mouraient de faim, d’épuisement et désespoir. Parfois, ils se levaient, poussaient un cri et s’effondraient. Le plus souvent, on ne les entendait pas; ils restaient couchés et ne se réveillait plus. Voila tout. On ne comprenait pas pourquoi une jeune fille apparement fragile était toujours en vie alors que son père, un homme dur et résistant, était mort depuis longtemps. On ne savait pas pourquoi l’un se retrouvait les bras ballants dans l’eau et l’autre continuait à s’accrocher des deux mains à sa soufFrance. Qu’est-ce qui faisait la différence? Un demi bouchon d’eau douce en moins, une nausée de trop, un coup de soleil pour une heure de torpeur sans abri, la nécessité de rester pour s’occuper d’un mourant ou le constat que, une fois tous ceux qu’on aimait s’en étaient allés, il n’ y avait plus grand chose à faire qui vaille la peine de refuser le sommeil. C’était peut être quelque chose qui n’avait strictement rien à voir avec ces détails, une sorte de mécanique interne que l’on ne contrôlait pas, une donnée inscrite en soi comme un gène, un bout de programme inscrit sur une puce avec une réponse bête comme la différence entre un et zéro, quelque chose qui, en language administratif, se lisait comme une mention: « Aptitude à vivre.. »Non, celle là se référait à l’intelligence du bonheur et cela n’avait rien à voir. C’était une autre mention, juste au dessous: « Aptitude à survivre: oui, non; Barrez la vie inutile. On croyait au hasard ou au destin, les gens assis à l’ombre devant un verre d’orangeade parleraient de physiologie ou de métaphysique mais pour l’instant on était seul. Il n’y avait rien sur l’eau et pas grand chose dans le ciel, seulement quelques vies sur lesquelles un géant invisible et sans émotions pissait la mort un peu plus chaque jour, comme on vaporise de l’insecticide sur des fourmis que l’on ne voit même pas. Il n’y avait pas de haine et plus beaucoup d’amour dans cette cabane de bois dérisoire de quinze mètres sur trois; il y avait un espace clos sur une mer infinie, des hommes seuls, face à eux-mêmes; sans autre spectateur, sans aide et sans références. Ils avaient la peau noire, nue et craquelée, des « monstres » avait dit Anh; les brulures, la soif et la faim supprimaient les différences et les pudeurs; et le monde se réduisait au dernier de tous les clivages: les vivants et les morts. On ne comprenait pas pourquoi et cela n’avait plus d’importance. Alors les survivants qui disposaient d’encore un peu de conscience disaient quelques mots de prière et unissaient leurs forces pour pousser le corps à la mer. Les jours de calme plat étaient les plus durs, à cause de l’immobilité sous le soleil, de l’absence de brise et de la proximité de ces corps qui flottaient, têtus, à un mètre des vivants.
Il avait plu une ou deux fois mais on réservait l’eau à ceux qui s’acharnaient à écoper. Minh et ses hommes avaient commençé par refuser l’eau aux femmes de la jonque, puis il l’avait interdit aux enfants. Anh avait reçu un coup de chaussure dans la figure pour avoir tenté d’en donner un fond de bouchon au gosse qu’elle protégeait. Voila deux semaines maintenant que le Dubuque était parti et plus personne n’avait la force de travailler. Les hommes de Minh eux-mêmes avaient renonçé à menacer les autres et ils s’affaissaient à genoux, leur bidon à la main. L’eau montait à l’intèrieur de la jonque avec un sâle clâpotis. Il y avait longtemps qu’on ne pouvait plus rester assis dans la cale. L’eau poussait les passagers à se réfugier sur le pont. On pataugeait jusqu’à la taille et la jonque n’était plus qu’un radeau écrasé par le poids et qui se coucherait bientôt sur le côté ou s’enfoncerait d’une pièce, comme une bouteille pleine. Tout le monde le savait mais les hommes n’en pouvaient plus. Ils s’accrochaient, inertes, à leur bidon comme au rebord d’un balcon trop haut. Ils allaient lâcher prise. On était au vingt-huitième jour de voyage de cette jonque de damnés. Il était deux heures de l’après-midi. On venait de jeter un dernier cadavre à la mer. C’était la fin.

A l’avant du bateau, quelques hommes parlaient. Ce qu’ils disaient? Xuan l’entendit mais ne pourra que répéter:  » j’ai connu la guerre, la prison et les camps, la faim, les coups, la violence et la mort. Mais « ça »…On ne voulait pas! On a tout fait pour essayer de l’empêcher. Mais tout le monde était si faible. » Il fallait un grand prêtre pour réunir les hommes les plus forts, il fallait quelqu’un qui ose dire qu’il fallait faire « ça », que c’était non seulement permis mais impératif, parce que dicté par un destin que les hommes de la jonque n’avaient pas le droit d’infléchir par leur lâcheté. Tout devait s’effacer devant ce devoir de survivre. La morale? Voila longtemps qu’elle était loin derrière eux, dans le sillage des dizaines de cargos et de ce grand navire d’acier qui avaient brisé le cercle de ce qui était humain. Minh dit tout cela entre ses dents serrées:
– » L’eau montait, il fallait écoper, sinon on allait tous couler. L’eau montait. Pour travailler, il faut de la force et on crevait de faim. On devait manger. Vous comprenez? Pour survivre…Il fallait manger. »
Minh avait dit l’essentiel; les autres se chargeraient du reste. A l’arrière de la jonque, Haï n’a pas tout de suite compris quand il a vu trois hommes, parmi les plus forts, s’approcher avec un couteau et des bâtons. Ils ont entouré Cuong son ami et ils ont dit qu’ils avaient besoin de lui pour se nourrir. Haï s’est jeté devant eux:
-« Je leur ai dit qu’on ne pouvait pas tuer un homme et le manger. Je leur ai dit que Cuong était encore vigoureux. Mais ils ne m’écoutaient pas. »
Allongé sur le plat-bord, les yeux clos, Cuong était mourant mais conscient. On l’entendit murmurer:
-« Ne me tuez pas. Attendez demain, je serais mort. »
Il n’y avait pas de cadavre à bord quand Minh avait pris sa décision. On n’avait pas pensé à « ça » auparavant. Dans cinq heures au plus, la nuit serait venue. On ne pouvait plus travailler dans l’obscurité. Minh avait dit que l’eau avait trop monté et que la jonque coulerait bien avant l’aube. Il fallait se décider et agir vite.
Les hommes étaient armés et personne n’avait la force de leur résister. La faim leur tordait la raison. Et ils étaient pressés.
– » Ils ont pris Cuong, mon ami » dit Haï, « ils l’ont trainé à l’arrière du bateau et l’ont tenu par les pieds, la tête dans l’eau jusqu’à ce qu’il ne remue plus. Puis ils l’ont décapité avec le couteau. Et ils l’ont mangé. »
Minh et les hommes mirent un genou au sol et ils dirent une priére. Ils avaient de la nourriture pour deux jours. On retrouvait la force d’écoper et le niveau de l’eau recommenca à baisser. On mourrait encore de soif et d’épuisement mais la jonque continuait à flotter.
Deux jours plus tard, une femme mourut de fatigue et on ne jeta pas son corps à la mer. Les autres femmes s’occupaient du feu sous la surveillance de Hoo, ancien lieutenant dans l’armée de Thieu; elle avait quarante-quatre ans et le visage abimé par trop de combats: « on arrachait des planches et on faisait des copeaux pour que cela brûle mieux. Puis on s’occupait du corps décapité et découpait la chair en tout petits morceaux. » Par mesure d’économie et parce qu’il fallait bien rendre méconnaissable ce qu’on allait avaler. »On en distribuait à tout le monde. Mais ceux qui travaillaient en recevait trois fois par jour. Moi aussi, j’ai écopé de l’eau comme les hommes. »
Anh ne quittait plus l’avant du bateau. Dans sa mémoire, tout son être rejetait cette nourrriture, on lui tendait une petite portion dans un bol et elle le tenait à la main jusqu’à qu’on ne la regarde plus. Puis elle jetait tout à la mer: » On tuait devant nous. C’était trop dur de manger de la chair humaine: je ne pouvais pas. D’ailleurs, la moitié des gens ont refusé de manger. J’en suis sûre! » En l’entendant, Hoo la vieille femme haussait les épaules et Xuan cachait son visage dans ses mains:  » Tous ceux qui étaient dans la jonque ont mangé « ça ». Tous ceux qui sont vivants. » Minh avait demandé qu’on ne force personne à manger; il fallait rationner la viande.
Anh l’étudiante aura encore longtemps besoin de son regard d’amnésique pour oublier ce qui se passa au matin du trente et unième jour. Son protégé s’appelait Nu et il avait douze ans. Les autres sont arrivés avec cet air qu’on leur connaissait maintenant. On prenait les morts, les plus faibles ou les plus isolés.
– » Nu se serrait contre moi, il ne pouvait pas parler mais il ouvrait des yeux horrifiés. Il avait compris lui aussi. Avec un autre passager, on s’est accroché à l’enfant. Je leur ai crié: « pas lui! Vous n’avez pas le droit. » Les autres ont levé leur couteau.
– « Pour l’instant, c’est lui. Mais si tu résistes, c’est toi qu’on prends. » Anh avait lâché prise et on poussa l’enfant dans l’eau, à trois mètres d’elle.
– « Il hurlait et les hommes le tenaient dans l’eau. Quand il s’est évanoui, ils l’ont sorti et ont commencé à le découper. La douleur l’a réveillé; alors ils l’ont replongé par dessus bord en lui tenant les pieds jusqu’à qu’il ne bouge plus. »
Il y eut encore un adolescent mort de soif et encore un autre gamin de onze ans, un petit cousin de Haï, assassiné. Personne ne racontera leur fin. Et c’est mieux ainsi. Anh, Haï, Xuan et les autres n’allaient plus à l’arrière de la jonque, ils ne voulaient plus rien voir et restaient appuyés contre le plat-bord en regardant loin, vers le vide qui les éloignaient de la jonque. Haï pensait à Cuong et à son petit cousin et il n’arrivait pas à avoir le moindre sentiment. Seulement cette sensation étrange de vomir du vide. Il sursauta à peine quand une main amie se posa sur son épaule. La voix d’un autre passager l’avertit qu’il avait entendu une discussion entre Minh et ses hommes. Son tour était prévu pour le lendemain. Au trente-huitième jour
On ne retrouva pas le corps du pilote de la jonque. Il avait lâché la barre et avait glissé sans bruit à l’eau pendant la nuit. Son cadavre ne servirait à rien et il était mort trop tôt. Il était neuf heures du matin, Haï attendait qu’on vienne le chercher et Xuan regardait la mer. Il n ‘y avait pas de cargo en vue, ni de grand navire de guerre. Seulement des vagues qui dansaient et ces cris qui sonnaient dans une langue inconnue. Xuan se dit un peu bêtement que ces pêcheurs philippins à bord de leur petites embarcations avaient bien du courage pour s’aventurer aussi loin sur la mer de chine.

On appela Haï et les autres  » Le groupe Bolinao 52″, parce qu’ils étaient cinquante-deux et qu’ils posèrent le pied à Bolinao, au nord des Philippines, bien plus haut que Manille et Subic bay. Les pêcheurs n’avaient pas de règlement à bord et ils ne se posèrent pas de questions. Il leur donnèrent tout le riz et toute l’eau qu’ils avaient avec eux avant de les remorquer pendant sept heures d’affilée jusqu’ à la côte. Ce n’était pas l’île de Palawan; la jonque ne s’en était jamais rapprochée, le courant l’avait pousser de travers. Sans les pêcheurs, elle aurait pu continuer à remonter encore vers le nord et manquer, à quelques dizaines de kilomètres près, l’extrémité de la dernière et la plus grande île du chapelet des Philippines. Et personne, jamais, n’aurait raconté cette histoire. Ce ne fut pas très difficile de couler la jonque. On avait arrêté d’écoper et on eut juste le temps d’arracher une planchette avant de voir le toit de la cabane de bois se noyer en laissant échapper une grande bulle. Cette nuit là, le temps se rafraichit brutalement et un violent orage de mousson inonda la région. Les réfugiés pensaient qu’une aussi forte pluie leur aurait apporté beaucoup d’eau à boire mais les pêcheurs savaient par expérience que peu d’entre eux auraient supporté le choc thermique et que toute cette eau froide les aurait trempé, glaçé et tué.
Haï regarda longtemps toute cette eau qui tombait du ciel : elle ne laverait pas la mer, ni la jonque qui reposait là, à quelques mètres de profondeur, face au village des pêcheurs de Bolinao. Les autres dormaient sans risque de ne pas se réveiller. Ils étaient cent dix au départ de Ben Tre.. »Bolinao 52″. Il y avait pas très loin d’ici le pilote qui avait glissé pendant la nuit; et Nu, le protégé de Anh l’étudiante, qui avait suivi son grand frêre, son père et sa mère; Anh elle-mêm avait perdu son père l’ancien colonel et son jeune frêre; et plus loin encore, Chu Moï le nageur fatigué devait s’être posé au fond, comme pour baliser l’endroit où le grand navire de guerre s’était arrêté un instant; c’est toute la mer de chine qui devait être jalonnée de cinquante-huit corps, couchés le dos sur le sable et les yeux grands ouverts. Haï n’avait plus sommeil; il pensait à ces quelques têtes sans corps qui devaient tourner au fond, sans parvenir jamais à se poser. Le visage de son jeune cousin et le nom de Cuong remontèrent soudain à la surface de sa mémoire avec une violence qui le suffoqua. Il sentit le spasme qui convulsait tout son être. Maintenant qu’il était sauvé et désaltéré, il pouvait enfin pleurer de désespoir.

Balian avait aussi les yeux pleins de larmes, mais il pleurait sur lui-même et sa carrière brisée. Il n’irait pas en prison bien sûr, mais ses pairs lui avaient donné un blâme. Balian avait avançé démesurement sa lèvre supérieure en écoutant le verdict de la cour martiale. Et il était sorti en se plaignant d’être le bouc émissaire de cette affaire. Il disait qu’il était un héros que la Navy allait laisser pourrir en cale sèche et que tout cela était le résultat des sâles manoeuvres politiciennes de bureaucrates en coulisses qui cherchaient un moyen simple de mettre fin au scandale. Il était amer, il écumait et demandait qu’on poursuive aussi les membres de son équipage pour leurs erreurs. Pour lui, on n’avait pas assez examiné d’assez près l’attitude tyrannique de ce Minh, le chef des hommes sur la jonque! Balian était surement un bon capitaine mais un mauvais perdant. Quand on lui demanda ce qu’il ressentait, il devint blême. On vit alors Alexander G. Balian sortir un mouchoir de la poche de son uniforme. Plus tard, après avoir refusé plusieurs postes à terre, Balian rejoindrait l’entreprise de pêche familiale en californie, là où il n’y a pas de guerre mais pas de réfugiés. Pour lors, le visage dans ses mains, Balian le héros sanglotait sur son sort.

Au camp de réfugiés, l’histoire de la jonque avait fini par filtrer parce qu’on ne peut pas garder pour soi une chose pareille. On ne disait plus le groupe « Bolinao 52 » mais plus sèchement les « Sat Nan », les tueurs d’hommes. au début, personne ne leur parlait. On se répétait, comme pour se rassurer, l’odyssée des « 78 Liminangcong » qui étaient tombés à court de vivres sept jours après leur départ , avaient dérivé quarante deux jours et perdu vingt huit personnes. Leur bateau s’étaient échoués sur une plage et ils n’avaient même plus la force de le quitter. Les médecins du camp se rappelaient encore ces gosses qui étaient restés, malgré la nourriture et les médicaments, près de six semaines assis sur le sol, sans parler, sans pleurer, sans réactions. Un voyage terrible mais un voyage d’être humains, sans histoire de cannibalisme. Rien à voir avec les « Sat Nan »!
Non. Sauf que leur jonque ne prenait pas l’eau et qu’ils ne devaient pas affronter en même temps leur désespoir et la nécessité d’écoper jour et nuit pour ne pas sombrer. La communauté, profondément choquée, oubliait l’histoire du « 28 Mindoro », arrivé après quarante jours en mer, avec vingt-deux morts, des histoire d’hommes noyés pour être mangés et une enquête qui n’avait jamais abouti. On ne s’en souvenait plus parce qu’on était bon catholique au sud vietnam et qu’on ne voulait pas voir l’asie et la barbarie renvoyées dos à dos. Un soir, à Manille, les hommes qui buveaient des cocktails frais dans la fraîcheur des party avaient glosé sur l’esprit oriental, ses mystères et ses étranges rituels; et il fallut qu’un scandinave au regard intelligent, responsable d’un camp de réfugiés, les arrête poliment, avec une question : « Il était un petit navire, vous connaissez? » Lui savait ce que Hoo la vieille femme au visage désabusé disait simplement: « d’autres que nous l’ont fait. Avant nous. Et d’autres le feront encore. » Il savait que les gens du camp avaient fini par ne plus en vouloir aux « Sat Nan », pris de pitié à force de les entendre se réveiller la nuit en hurlant comme des possédés. Au début, Minh et ses hommes avaient été mis dans un baraquement, à l’écart des autres, par peur d’une vengeance. Puis on avait renoncé, il avait circulé dans le camp et il ne s’était rien passé. Minh le « dur » ne serait probablement jamais jugé. Avec quelles lois? Sa mère lui envoya une longue lettre pour lui demander de la rassurer le plus vite possible. Elle vivait à Los Angeles et avait lu les journaux pendant le procès en cour martiale. Minh adorait sa mère; il ne pouvait pas lui mentir. Et il lui avait écrit une longue lettre avec des histoires de destin et d’eau sâle qui montait à la gorge. Elle comprenait, n’est-ce pas? Sa mère lut la lettre: son fils était un « Sat Nan » ! Elle ne lui répondit jamais. Depuis, il marchait en rond autour du camp en répétant: « il faut beaucoup prier; pour ceux qui sont morts; et pour que les autres oublient tout ça ». Maintenant, il redoutait d’obtenir un visa qui ne lui serait d’ailleurs jamais accordé. A quoi cela servait-il d’avoir fait tout ça pour fuir le Vietnam si son horreur vous rattrapait au coin d’une rue de Los Angeles.
Au camp, il y avait aussi cette petite fille de quatre ans. Elle avait perdu sa mère, morte de soif. La religieuse qui s’occupait d’elle disait que la gamine allait souvent marcher à la limite du camp de réfugiés, face à la mer de chine. Et qu’elle n’arrivait pas à la convaincre de ne plus y aller et de désigner l’eau en disant: « ma maman est là-bas. Pouvez-vous m’aider à la retrouver? S’il vous plait. »
La dernière fois que j’ai vu Anh l’étudiante, elle continuait à croire que ce voyage là n’était pour elle, qu’elle n’avait pas vu ça et qu’elle ne le verrait jamais. Xuan le bon nageur refusait désormais de se baigner. Et Haï le tailleur m’a dit seulement ceci: » Avant de partir, j’ai souvent pensé que je pourrais mourir pendant le voyage. J’étais prêt à mourir. Mon meilleur ami, Cuong était prêt à mourir lui aussi. » Après deux ans de camp, Haï attendait un visa pour la californie. Il espérait seulement revoir Tchan, son ami descendant des mandarins de Hué. Avec le temps, le fils du ciel avait du pouvoir prendre son avion vers l’Amérique.

Voir troisième et dernier chapitre, « Vos larmes de sang, Ô mère douloureuse,anéantissent le pouvoir de l’enfer » sur les Possédés de Faaïté, dans la rubrique Livres.->


EDITIONS JEAN CLAUDE LATTES