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Pierre Bénichou, drôle de talent

Edito publié le 01/04/2020 | par grands-reporters

L’ami Pierre s’en est allé. Pendant trente ans, nous l’avons côtoyé au Nouvel-Observateur. J’aurais aimé le saluer mais Laurent Joffrin, aujourd’hui directeur de la publication à Libération, a exprimé exactement ce que nous ressentons. (A lire ci-dessous) JPM

Le journaliste et chroniqueur, figure du «Nouvel Observateur» avant de déployer son sens du rire et du bon mot dans les «Grosses Têtes», est mort dans son sommeil à 82 ans.

Qui n’a pas passé une soirée, un dîner, un bouclage, une réunion avec lui, quand il était en forme, ne sait pas vraiment ce que c’est que rire. Rire non pas une fois, rire non pas cinq minutes, mais rire continûment pendant deux heures, rire à gorge déployée, rire à s’en décrocher la mâchoire, rire à en avoir mal au ventre.

Rire non pas comme au spectacle ou devant un film, mais rire de tout et de rien, des autres et de lui-même, des choses de tous les jours ou des tracas du métier, des importants et des sous-chefs, bref rire de la vie pour n’avoir pas à en pleurer. Cette fois on ne rira pas, sinon aux larmes : Pierre Bénichou est mort cette nuit, dans son sommeil, erreur fatale, lui qui avait pour habitude, justement, de ne pas dormir la nuit.

Comme tous les gens drôles, il avait sa part de tragique, la peur de l’âge et de la mort et, surtout, ses dons insignes qu’une passion des longues soirées et une exigence maladive l’empêchaient de déployer à leur mesure. Après des études de lettres, il avait opté pour le journalisme, où il pouvait le mieux exercer son ironie, sa curiosité des autres et son sens du bon mot et du mot juste.

Paris-presse avec Claude Lanzmann, Jours de France sous l’autorité baroque de Marcel Dassault : il avait fait ses armes dans la presse populaire, dont il maîtrisait les codes efficaces. C’est pour cette raison que Jean Daniel, autre pied-noir littéraire, l’embaucha en 1968 au Nouvel Observateur comme corédacteur en chef, chargé de mettre du sel et du poivre dans la recette du journalisme intello qui ferait le succès de l’hebdo de la nouvelle gauche.

Pierre écrivait peu, inhibé par son perfectionnisme, mais corrigeait-il, «je rédige ce qui est écrit en gros», titreur hors pair et rewriter capable de changer en or le plomb d’un papier mal ficelé, tout en déroulant ses grands numéros pour petits comités et en prolongeant les bouclages par des chevauchées nocturnes dans tout ce que Paris comptait de restaurants à la mode, de bars chics ou très louches, de tables de poker ou de bistrots tard ouverts où se retrouvaient les excellences du milieu, qu’il tutoyait volontiers. Il avait son fauteuil non pas à l’Académie mais chez Castel, où un parterre composé des comiques les plus célèbres de la scène parisienne se gondolait des heures en se contentant de l’écouter.

Ami des familles Dayan et Mitterrand, il prêtait parfois sa plume aux campagnes du leader de la gauche. Une brochure par lui rédigée et intitulée «Certains l’appellent François» avait scandalisé les militants par sa facture people mais touché l’électeur populaire.

De ses embardées nocturnes, le travail se ressentait parfois. «Je suis épuisé, disait-il, je n’ai pas dormi de la journée.» Souvent Bernard Bayle, chef d’édition à l’Obs, tonnait dans les couloirs : «La copie est en retard !» Il s’entendait répondre, levant les yeux au ciel : «Bénichou récite du Aragon avec Lafaurie [l’autre directeur-adjoint], il faut attendre.» Plusieurs fois, des directeurs pointilleux avaient songé à se passer d’un responsable rédactionnel aussi foutraque. «Non, disait Claude Perdriel, s’il n’est plus là, on va s’ennuyer.»

Pierre n’aurait pas aimé cette nécrologie qui fait la part trop belle à ses talents comiques, alors qu’il avait la passion de l’actualité, de la politique, de la littérature et des costumes bien coupés. Ce sont eux, pourtant, qui lui apportèrent la célébrité, quand RTL le fit entrer dans la bande des Grosses Têtes où il exerça son savoir-faire d’amuseur tous terrains, jusque-là réservé à ses amis, pour un vaste public populaire.

Il en tirait une fierté mélangée, content d’être salué dans tous les cafés où apparaissait sa longue silhouette de Brummel gouailleur, mais agacé de cette gloire d’audimat, qui oubliait ses nécrologies de l’Obs, toutes de brio et de délicatesse, dont il avait fait sa spécialité, autant que sa connaissance intime des poètes du siècle dont il célébrait le culte par des récitations sans faille.

Il compensait ses regrets par un sens aigu de l’amitié, un goût immodéré des liens humains et une chaleureuse attention aux autres, qui le changeait de son égocentrisme plein d’humour. Le coronavirus le prive d’un enterrement où il aurait une dernière fois croisé tout Paris. Dommage. Pierre disparu, on rira encore, puisque tout passe et tout survit. Mais ce sera avec une pointe de mélancolie.

Laurent Joffrin directeur de la publication de Libération

 

Pierre Benichou, à Paris, le 14 juillet 2016. Photo Jérôme Bonnet


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