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 Russie: quand les vétérans reviennent du front d’Ukraine

publié le 23/04/2025 par grands-reporters

Affiches triomphantes, héros en uniforme sur les murs de Moscou : les militaires russes partis combattre en Ukraine sont présentés comme des figures d’une “nouvelle élite russe”. Mais dans la vie de tous les jours, leur image se délite

Cette journaliste russe, qui publie sous son pseudonyme, raconte dans le média indépendant “Holod” ce que signifie cotôyer les soldats rentrés du front.

Traduit du russe

L’avion s’apprête à décoller. J’ai le siège du milieu. À ma droite, près du hublot, une toute jeune femme, vraiment très jeune. À ma gauche, un soldat russe, la trentaine, en treillis de camouflage. Son écusson dit qu’il est “Za Россию” : pour la Russie.

L’appareil décolle. La jeune fille se tourne vers le militaire :

“Waouh, vous rentrez directement du front ?
— Non, j’étais en permission chez moi, maintenant je repars. La SVO [sigle russe qui signifie ‘opération militaire spéciale’, expression officielle pour désigner la guerre en Ukraine], moi, j’y suis pratiquement depuis le début des opérations.
— Et la démission du ministre de la Défense, qu’est-ce que vous en pensez ?” demande la fille, visiblement intéressée.

Quelque chose me dit que ce vol de nuit de l’Oural vers Moscou va être inoubliable. Coincée entre les deux interlocuteurs, je sens la “SVO” se rapprocher de moi dans tous les sens du terme [l’acronyme “SVO” est aussi le code désignant l’aéroport de Moscou-Sheremetyevo].

Dans des moments pareils, on se dit : notre “nouvelle élite”, la voilà, c’est elle. En classe économique, un homme qui appelle constamment l’hôtesse, qui passe des commandes, qui règle tout rubis sur l’ongle, c’est rare. Pendant les deux heures du vol, il parle à voix bien haute de sa brigade, de leur irruption en Ukraine au printemps 2022, de l’injustice qu’on fait aux Russes en les qualifiant de “monstres”, car quand ils entrent dans les magasins et les habitations, les gens n’hésitent pas à leur offrir tout ce qu’ils veulent. “Est-ce ainsi qu’on se comporte avec des monstres ?” interroge-t-il. “En tout cas, c’est ainsi qu’on se comporte avec des occupants armés”, lui fais-je… dans ma tête.

Ce soldat peut chanter ses faits d’armes dans les moindres détails, voire discréditer son armée, il n’y aura aucune répercussion ; une liberté d’expression qui m’est refusée, à moi, l’éditorialiste d’un média marqué “agent de l’étranger” par l’État russe. Moi qui suis diplômée de la faculté de journalisme, qui ai travaillé pendant des années comme reporter, qui ai gravi les échelons du monde médiatique, je suis moins libre que ce villageois sans éducation de l’Oural qui part combattre pour un gros sac d’argent. En ce sens, c’est vrai, on pourrait le qualifier d’élite.

Traumatisme de la guerre

Après avoir écouté la gazette du front pendant une bonne demi-heure, la jeune fille au hublot demande, avec tout l’enthousiasme d’une héroïne du Komsomol [l’organisation de la jeunesse communiste soviétique] :

“Et alors, tuer quelqu’un pour la première fois, ça fait quoi ?
— Tu en poses des questions, toi…”, répond le militaire, songeur.

Au début, beaucoup s’étaient intéressés à ce qui se passait dans la tête d’un “SVOchnik” [terme russe désignant un vétéran ou soldat de la “SVO”]. Pendant la première année du conflit, lorsque leurs connaissances rentraient en permission, mes amis de l’Oural les assaillaient de questions. Plus maintenant.

Mon amie m’a rapporté les récits de son copain rentré du combat. Elle était curieuse, elle voulait savoir. Il lui a raconté comment il avait été blessé, comment il se réveillait en sursaut la nuit, terrorisé. Et surtout, il lui a dit ce qu’il avait compris de la guerre : que l’homme y devenait une bête. Au début du conflit, un prêtre vétéran de l’Afghanistan avait confié quelque chose de similaire à la rédaction de Holod :

“La conséquence principale de la guerre est le tourment de la conscience.”

Ces histoires horribles, sordides et dépourvues de tout héroïsme, les gens les ont assez entendues. Et dans les villes de l’Oural, véritable carte du maraudeur sur la question de la revente des biens spoliés en Ukraine, la saturation est particulièrement palpable. Surtout qu’après trois ans de conflit je connais peu d’habitants de la région qui n’aient eu un proche blessé ou tué au combat. À présent que la curiosité s’est émoussée, on prend ses distances.

Conflits domestiques

Un homme en treillis dans un bus, dans un centre commercial ou dans un couloir d’hôpital met les gens mal à l’aise. On le contourne. On change de siège. L’agente immobilière responsable de la vente de l’appartement que je loue a demandé de ne pas dire aux acquéreurs qu’il y avait des militaires quelques étages plus haut. Un client potentiel pourrait ne pas les vouloir comme voisins. Qui l’eût cru ?

Pour une de mes collègues journalistes qui les filme régulièrement dans des lieux publics, les “SVOchniks” sont des “bombes à retardement”. Des bombes qui, généralement, finissent tôt ou tard par exploser. Les conflits domestiques foisonnent. Nous avons déjà rapporté plusieurs situations où un ancien combattant a commis un meurtre à son retour au pays.

L’année dernière, un soldat en permission a cassé la porte de mon immeuble. Le lendemain, il a poliment accepté de payer pour les réparations, après d’être expliqué : on avait mis du temps à lui répondre à l’interphone. Cette année, un voisin en tenue camouflée avec le patch patriotique “Z” [un symbole de soutien à l’invasion de l’Ukraine et à Poutine parmi les partisans des autorités russes] s’est trompé d’étage et a cherché à entrer chez moi avec ses clés (à 4 heures du matin), puis, déçu, a tenté d’enfoncer la porte. L’agente immobilière n’avait pas si tort que cela.

À Moscou ces scénarios sont plus rares. Mais dans les gares et les aéroports de la capitale, le vétéran à la gueule de bois qui demande qu’on lui montre le chemin ou qu’on l’aide avec ses billets est un personnage désormais familier.

Un soldat russe dans un village repris aux Ukrainiens, dans la région de Koursk, le 18 mars 2025. 
Photo TATYANA MAKEYEVA/AFP

Je pense que dans la province russe d’aujourd’hui, rares sont ceux qui ignorent la guerre ou qui vivent encore dans l’illusion. Chez le notaire, on parle de collectes humanitaires. Dans certains immeubles, à Noël, des affiches appellent à déposer des boîtes de conserve vides, destinées à fabriquer des bougies de tranchée “pour nos soldats”. Autour d’une conversation de palier, une voisine mentionne son neveu “qui est mort là-bas”. Des drones frappent maintenant la banlieue de Moscou. Les habitants des régions frontalières ont ressenti les effets de la guerre il y a longtemps, mais à présent on croise de jeunes hommes estropiés en pleine capitale.

Les éviter à tout prix

La société est arrivée à une sorte d’arrangement tacite. Les militaires se replient sur eux-mêmes, s’enfoncent des écouteurs dans les oreilles, s’immergent dans les reels TikTok [courtes vidéos divertissantes sur le réseau social TikTok], appellent leurs camarades du front pour retrouver sur l’écran le monde qui est le leur. Et les passants passent, les yeux fuyants, feignant de ne pas les voir. Tant que les “SVOchniks” restent tranquilles, tant que le TSPT (trouble de stress post-traumatique) ou l’alcool ne provoque pas de détonation, l’équilibre est maintenu.

Dans la Russie actuelle, un homme en tenue de camouflage n’inspire ni respect ni sentiment de sécurité. Je prends un taxi dans une ville de l’Oural. Au volant un vétéran de la “SVO”, qui me raconte qu’il est devenu taxi dans un esprit thérapeutique : son psy lui a conseillé de communiquer davantage.

“Quand on souffre de TSPT, le passage du calme à la violence peut se faire très vite, lui fais-je remarquer.
— Mais non, moi, je m’en sors, les clients ne m’énervent pas. Mais l’autre jour, le couple homo, je l’ai fait sortir dans le froid tout de suite, c’est sûr. Mon taxi, il n’est pas fait pour se tripoter.”

La maman de mon amie a raconté qu’une nuit un chauffeur de taxi revenu du combat lui avait proposé de modifier l’itinéraire pour avoir des relations sexuelles. Dans le métro, dans les gares, dans les aéroports, un air trop insouciant ou un regard trop bienveillant est souvent pris pour une invitation. Alors, le énième “SVOchnik” égaré vous aborde, vous asphyxie avec ses effluves d’alcool, vous demande de l’accompagner jusqu’à sa rame.

Ces dangers ambulants, mieux vaut les contourner sans appuyer le regard. Personne n’en parle ouvertement (on ne peut plus s’exprimer ouvertement de toute façon), mais je pense que c’est ce que ressentent aussi les veuves des morts au combat lorsqu’elles se plaignent du manque d’éducation patriotique ou d’un éloge insuffisant des soldats dans les écoles. C’est peut-être aussi ce qui explique la colère des soldats eux-mêmes lorsqu’ils entendent l’énième commentaire sur les “Orques du Mordor” [terme péjoratif pour désigner les soldats russes].

En 2024, de nombreux militaires en congé m’ont dit qu’ils voulaient que la guerre se termine. Pourtant, la fin du conflit signerait leur exclusion définitive de la société. Dans le monde civil, trouver un emploi aussi bien payé que leur contrat avec la Défense sera pratiquement impossible. Quant à l’intérêt que suscite leur état psychique, il s’amenuise de jour en jour. Ce qui les attend est moins un programme de réhabilitation qu’une “thérapie d’éthanol”, comme cela a déjà été le cas pour les anciens combattants rentrés d’Afghanistan et de Tchétchénie.

Et si, au début, on pensait que les soldats de l’“opération militaire spéciale”, avec leur bon salaire et leur pléthore d’avantages, allaient devenir la nouvelle élite russe, aujourd’hui la conclusion est claire : l’élite, c’est le groupe dont on veut faire partie, pas celui qu’on fuit comme la peste.

Par Lesya Lapina

Cet article a été republié par Courrier International. Aller sur le site


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