Série Groenland (4): « Amoq ou la folie au Groenland. »
Erik Bataille, spécialiste des régions polaires, a voyagé dans l’Arctique ( nord Canada, Spitzberg, Alaska …) avant de s’installer pendant une quinzaine d’années au Groenland. Il a été chercheur, logisticien pour des expéditions, puis auteur et journaliste. L’occasion de sillonner, en hélicoptère, traineau et bateau, le pays des derniers inuit.
L’automne fige la baie de Qasigianguit dans une lumière filtrée.
La surface de l’océan a pris des reflets huileux et la houle se fait
lourde.
En quelques jours, la température a chuté d’une dizaine de degrés et le soleil accélère sa descente vers l’horizon. Le crépuscule s’étire comme un fardeau. Moins spectaculaire, mais plus sournois, un voile indéfinissable ternit les regards. L’insouciance de juillet a vécu. Le doute de septembre, à l’approche de la longue nuit hivernale, envahit les têtes et bouscule les plus fragiles.
Installé comme guide sur la côte ouest, je n’ai jamais oublié le soir où Inuk, mon proche voisin, a fixé un regard vide sur le polo rouge vif que je portais ce soir-là. Le jeune homme d’habitude jovial semblait soudain envoûté par cette tache de couleur: «Il s’est mis à hurler, les yeux aussi sombres qu’un trou noir, puis a sorti son coutelas de chasse».
Je me suis enfui dans les ruelles pentues du village, poussé par ce cri infernal. J’ai couru aussi longtemps que je le pouvais, conscient que personne ne me porterait secours, ni n’entrouvrirait sa porte devant cet amoq infernal. À bout de souffle, j’ai poussé les portes battantes du foyer des marins.
Quelques meubles tirés derrière la porte en attendant l’aide de pêcheurs et soudain tout est redevenu paisible. En une demi-heure, le paisible Inuk était amok avant de sombrer dans la léthargie et l’oubli de sa folie.
La transition vers la longue nuit polaire est toujours un immense moment d’angoisse. Avec les années et l’expérience, le trouble s’intensifie. L’expérience du «déjà ressenti» aggrave la dépression qui s’annonce. Cinq mois à subir, avec des éclats de révolte, ou pire, d’autodestruction. Cinq mois où chacun peut être touché par une crise d’amoq.
Médecins, neurologues et psychiatres tentent de comprendre ce phénomène d’hystérie polaire qui concerne plusieurs dizaines de personnes par an au Groenland. Ce symptôme local de maladie mentale est observé depuis des dizaines d’années. Quel que soit l’âge, le sexe ou le travail, chacun peut en être victime et la crise être bénigne ou dévastatrice.
Vera, à peine dix-huit ans, hurlera simplement son désespoir quand Ole massacrera tous ses voisins.
La crise devient parfois un fait divers extrême. Quand cette grand-mère paisible et frêle d’à peine soixante kilos débite ses voisins à la hache puis range soigneusement les morceaux dans un vieux frigo qu’elle abandonne dehors. Ou quand ce gamin, gentiment moqué par ses copains de pêche, les abat un soir de mai. Cinq morts!
On ne sait rien de cette pathologie. On suspecte qu’elle est provoquée par les conditions extrêmes et les changements incessants auxquels les Groenlandais doivent s’adapter. Bien qu’appartenant à une communauté soudée, l’individu apprend à ne compter que sur lui. Une condition essentielle à la survie du groupe.
Il est écartelé entre l’euphorie du jour permanent de l’été et la pénombre dépressive hivernale. Son espace vital fluctue au gré des banquises qui se forment ou se délitent et nulle autorité n’encadre ses débordements éventuels. L’État, une notion plus virtuelle que contraignante, le laisse ainsi sans garde fou!
La médecine ne peut rien pour prévenir et soigner ces crises. Quant à l’institution pénale, elle demeure la pire des réponses. Les Groenlandais ne supportent pas l’enfermement et la prison ne sert, le plus souvent, qu’à héberger les ivrognes d’une nuit et les prévenir du froid mortel et des morsures de chiens. Les vrais délinquants sont transférés dans les établissements au Danemark.
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