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Série Ukraine 11/ Fedir, l’arme de la médecine

publié le 21/09/2024 par Jean-Paul Mari

Ou comment, face à l’extraordinaire brutalité de la guerre en Ukraine, un étudiant a transformé la médecine d’urgence pour en faire une arme de combat

SÉRIE : UN ÉTÉ À ODESSA

La grande rue piétonne de Derybasivska en soirée, les terrasses pleines, les marchands de glace, de pizzas, l’odeur du café et de a chicha, les familles en vacances, les hommes forts en short et tee-shirt qui prêtent leur bras tatoué à leur femme habillée comme pour une soirée de gala, et au-dessus, une tempête de ciel bleu, une bonne chaleur, sans trop… C’est l’été en vacances à Odessa.

Et puis le bruit, énorme, les gens qui se tassent, grimacent, toutes les alarmes des voitures du centre-ville qui se déclenchent, clignotent, crissent, cigales affolées. On fouille le ciel. Une puissante colonne de fumée au-dessus de la mer, à 800 mètres de là. Un missile Iskander, parti de la Crimée russe, a frappé les entrepôts céréaliers. Deux blessés, un employé du port et le chauffeur d’un camion. On attend le deuxième impact, habituel. Il ne viendra pas. Dans la nuit, la défense aérienne va réussir à abattre 29 drones Shahed.

Statuette dans le bureau de PULSE- Photo jean Paul Mari

À deux pas de là, les fidèles se pressent, les bras chargés de bouquets de fleurs des champs et d’épis de blé, symboles de vie, de prospérité et de renaissance spirituelle qu’ils viennent déposer pour la fête orthodoxe de la « Procession du Précieux Bois de la Croix du Seigneur » sur l’autel de la majestueuse Cathédrale d’Odessa, elle-même frappée de plein fouet, l’été dernier, par un missile.

Le bureau de Fedir Serdiuk est à deux cent mètres plus loin. A l’intérieur, une statue grecque affublée d’un casque, des sacs à dos militaires empilés et une montagne de trousses médicales.

Fedir avait 18 ans en 2014. Un grand-père ukrainien physicien, une autre, soviétique, astronome, des études de droit, une jeunesse dorée. Le 2 mai, un an avant le début de la guerre au Donbass, des affrontements entre pro-ukrainiens et pro-russes tournent mal sur la Place Koulikovo. Coups de feu, incendie dévastateur de la « Maison des Syndicats », 48 morts, 200 blessés. Le jeune homme comprend immédiatement : la guerre approche. Avec son cortège de destructions, de morts et de blessés.

Au fait, les blessés, qui sait s’en occuper ? Personne de compétent, il l’a vu de ses yeux le 2 mai. Ni les soldats, ni les policiers, ni les pompiers. Quant aux civils… Qui saura poser un garrot, arrêter une hémorragie, utiliser des défibrillateurs d’ailleurs introuvables. Quand la guerre, inévitable, éclatera, ils succomberont faute de soins. « Quand les gens meurent autour de vous, vous en êtes responsables », dit Fedir.

Des médecins de l’armée ukrainienne s’occupent d’un soldat blessé touché par un drone à un point de stabilisation sur la ligne de front de Donetsk-Photo Pablo Miranzo/Anadolu

Adieu le droit ! il rejoint la Croix-Rouge, apprend, se forme auprès d’instructeurs tchèques et américains, devient directeur de l’équipe locale d’intervention rapide. Pas suffisant. Avec un ami, il crée « FAST » (First Aid and Special Training), une organisation de formation aux premiers secours, des équipes qui vont d’Odessa à Kherson, de Zaporijia jusqu’au Donetsk, et forment un millier de secouristes en un temps record.

C’est bien, mais ce n’est pas assez pour Fedir qui comprend vite qu’il faut d’abord former des instructeurs, capables d’enseigner l’art de poser une transfusion ou un garrot. Il crée PULSE, dédié à la médecine de combat en Ukraine, trouve les donateurs, va à Kiev convaincre les autorités, organise cours, sessions pour les militaires et tutoriel sur internet. En deux ans et demi de guerre, PULSE forme, en partenariat avec l’armée estonienne et les forces de l’OTAN, 30 000 militaires ukrainiens du front. Essor fulgurant. Tous les ministères reconnaissent son action, Fedir devient conseiller pour le ministre des Finances et le magazine Forbes le classe dans la liste serrée des « 30 under 30 », jeunes et brillants.

Fedir Serdiuk -D.R

Fedir ne fait pas que s’activer, il scrute la guerre qui fait rage. Cette guerre où on tire sur les ambulances, où on les vise – qu’importe le signe de la Croix rouge! –  pour les détruire. Il comprend que la médecine de combat doit changer. Finie la théorie du Vietnam des premiers soins rapides, piqure de morphine avant l’évacuation immédiate. Oubliée la « Golden Hour » de l’Afghanistan, le temps maximum avant l’extraction par hélicoptère sanitaire vers les hôpitaux de l’arrière. Aujourd’hui, en Ukraine, la défense antiaérienne russe abat tous les hélicos et les missiles crucifient les ambulances sur la route. Alors ?

Il faut changer la donne, s’adapter. Désormais, les soignants doivent savoir arrêter une hémorragie, gérer un garrot, faire une transfusion, à l’arrière d’un véhicule, dans une cave, à même la tranchée. En attendant l’accalmie ou la nuit qui permet d’évacuer vers l’arrière, quitte à prévoir à mi-chemin des postes bunkerisés pour une intervention chirurgicale. « La guerre des Russes est d’une extraordinaire brutalité », constate Fedir. Pourquoi ? « Pour éviter le retour des blessés soignés au front, briser le moral des troupes, leur donner un sentiment d’abandon ». Une brutalité légendaire dans l’armée russe, elle-même privée de soins de premiers secours, où des images montrent des soldats qui préfèrent achever leur camarade blessé plutôt que de l’exposer à de longues souffrances inutiles.

PULSE – D.R

A 29 ans, voilà dix ans que Fedir vit, dort et pense médecine et guerre : « Avant, je ne me souviens pas. J’étais un enfant… » il en a tiré une certitude : La médecine fait partie du combat militaire. « Quand un général prévoit une offensive, il définit la place des groupes d’assaut, de l’artillerie, des stations radio… et des postes médicaux. » Lui fait partie de cette génération des nouveaux Ukrainiens, nés dans la guerre, à la fois pragmatiques et idéalistes, déterminés à arracher la victoire. Et que rien ne semble pouvoir faire reculer.

Même la guerre nucléaire ? « J’ai toujours un masque à gaz dans mon sac à dos. Et puis, l’Ukraine a connu Tchernobyl… on s’adaptera. »

A suivre…

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