Série Ukraine: 12/ Chanter sous les bombes
Malgré les alertes et les missiles, l’Opéra d’Odessa continue à donner ses plus belles œuvres lyriques face à un public inamovible
SÉRIE : UN ÉTÉ À ODESSA
« En cas d’alerte aérienne, le public est invité à aller aux abris de l’Opéra. Le spectacle reprendra à la fin de l’alerte. Si elle dure plus d’une heure, le spectacle sera annulé et remboursé ». L’annonce, faite par haut-parleur dans la salle du Théâtre académique national d’opéra, n’a ému personne. Voilà une heure que le public se presse. Femmes en soieries, longues robes satinées jusqu’à la cheville, colliers et maquillages soignés, de l’élégance, mais sans affectation. Plus qu’une soirée de gala, on vient d’abord par amour de la musique.
Le spectacle commence à l’extérieur, face à ce monument architectural de style néo-baroque, piqué d’éléments de la renaissance et du rococo. Un dôme qui domine la ville, une grande façade blanche flanquée de colonnes corinthiennes et une frise de la mythologie grecque, disent les racines culturelles de la ville, de la Grèce à l’Italie, de l’Autriche à l’Empire russe. A l’intérieur, de grands escaliers de marbre mènent à une salle immense, dorures, stucs, velours rouge et lustre gigantesque en cristal, quatre étages de sièges en forme de fer à cheval à l’italienne. Tout le monde voit et l’acoustique est exceptionnelle.
Ce soir, on donne Eurydice et Orphée de Gluck. Hier, c’était Carmen, demain Madame Butterfly, et, les jours suivants, Toscane, l’Élixir d’amour, Carmina Burana, Aïda, et un ballet, Giselle. Metteur en scène, musiciens, chanteurs, danseurs, tous sont ukrainiens. Le programme, en ukrainien et en anglais, annonce une Eurydice « futuriste » où Orphée verra l’au-delà grâce à des lunettes virtuelles… on craint le pire. À tort. Le spectacle rebat avec talent les cartes du classique.
Pas d’alerte ? on continue. L’Opéra est à l’image d’Odessa. Au départ, en 1809, il n’y a qu’un théâtre municipal en bois pour 40 000 colons. Il brûle en 1873. Quinze ans plus tard à peine, il est reconstruit en majesté par deux célèbres architectes autrichiens, Fellner et Helmer. En 1925, un nouvel incendie endommage l’édifice. Encore une fois, les riches marchands d’Odessa ouvrent leur bourse pour le réparer.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, les nazis, sensibles à l’art, mais plus encore à la position stratégique du port sur la mer Noire, bombardent lourdement la ville pour la mettre à genoux. Et leurs obus frappent durement le dôme et les colonnes grecques. À la fin de la guerre et de l’occupation roumaine, il faudra plusieurs années aux Odessites pour restaurer leur Opéra.
Entre deux incendies et trois bombardements, Odessa, têtue, continue à recevoir les plus grands artistes. Personne, ici, n’a oublié l’intensité d’un Fédor Chaliapine, célèbre baryton ou la grâce d’Anna Pavlova, ballerine légendaire du « Lac des cygnes ». Russes, tous les deux, nous sommes avant l’indépendance et la guerre.
Les derniers raids venus de Crimée sur Odessa, dirigés sur le port tout proche, ont bien écorché la façade, fait éclater des fenêtres ou des frises, et des fissures sont apparues sur les murs de l’intérieur à cause des ondes de choc des missiles qui tombent régulièrement sur les quais. L’Opéra ne joue plus à guichets fermés un mois à l’avance, mais le public est toujours là, entre deux alertes, et le théâtre enchaîne des œuvres à faire pâlir nos capitales et sa culture privilégiée du luxe. Ici, pour 100 hryvnias, moins de trois euros — heureux héritage du communisme — le petit peuple peut se payer un pigeonnier d’où on ne rate rien du spectacle.
« Nous ne pouvons pas abandonner, c’est notre devoir de continuer, a dit Andriy Yuriev, l’un des directeurs artistiques. Avec la guerre, l’Opéra d’Odessa n’est plus un simple théâtre. « C’est un sanctuaire où l’âme humaine trouve refuge et force », a dit une critique d’art ukrainienne. Les missiles peuvent pleuvoir, le fissures apparaître ici ou là, le sang, parfois, tâcher un trottoir, chaque représentation est une proclamation de résistance, d’identité, de survie et de résilience. Une façon à chaque fois, pour la ville-phœnix, de renaître de ses cendres, sur la scène d’un Opéra magique.
À la fin de la représentation d’Eurydice et Orphée, malgré un regard fatal, les ténèbres et la mort, les deux amants se retrouvent, vivants et unis. Et les acteurs saluent une foule qui les acclame longuement, debout. Un triomphe.
À suivre…
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