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Série Ukraine . 4/ Le spleen de Kateryna

publié le 09/09/2024 par Jean-Paul Mari

Quand le brouillard tombe sur la ville, le fantôme de la guerre fait douter même les plus courageux

SÉRIE : UN ÉTÉ À ODESSA

Le temps a changé. « Quand le brouillard envahit Odessa, c’est la mer qui respire », dit-on ici. Ce soir, la mer noire doit haleter bien fort tant l’air est brouillé, dévoilant la face cachée d’une ville qui faisait mine jusqu’ici de se prélasser sous le soleil. Les gens d’ici vous le diront, c’est le brouillard qui est la vraie nature d’Odessa. Celui qui peut noyer la côte, emprisonner le port et ses marins, faire chavirer l’âme des plus audacieux. Brume glacée l’hiver, bouillante l’été. Un air lourd, gris, oppressant, qui donne cette sensation des matelas trop humides où on flotte entre veille et cauchemar.

C’est sans doute le temps qui explique ce spleen dans l’eau troublée des yeux de Kateryna(1). Enfant, étudiante devenue cadre dans une société internationale, elle est née et a grandi ici. Quand elle regarde sa ville, elle ne voit pas l’été, les plages et les touristes, acharnés à oublier la guerre, mais se rappelle son Odessa d’avant la guerre, cité cosmopolite aux artères perpétuellement embouteillées, populeuse, colorée et bruyante comme une cacophonie de la vraie vie. « Aujourd’hui, la ville se vide », soupire Kateryna. « 250 000 habitants, un quart de la population, sont partis, tout est à vendre ou à louer. Et personne n’en veut. Une hémorragie ».

Une femme émerge de la mer Noire en hiver à Odessa
Photo MARKIIAN LYSEIKO / NurPhoto

Odessa souffre. De tout. De ces coupures d’électricité quotidiennes de six à sept heures par jour en juillet dernier quand le thermomètre grimpait jusqu’à 40°.  « Mon fils s’est évanoui de chaleur ». Des enfants qui ne fréquentent plus l’école depuis trois ans, entre Covid et guerre, enfermés chez eux face à des cours sur écran d’ordinateur. Les profs ont déserté leur poste, payés une misère de deux cents euros par mois, et les meilleurssont en uniforme, au front ou à l’étranger. Le personnel est devenu introuvable, les salaires plongent et les prix ont explosé, celui de l’électricité a doublé, les générateurs manquent et les commerçants ont préféré retirer leurs produits des congélateurs. La Hyrvnia, monnaie nationale, a perdu 70 % de sa valeur par rapport au dollar rendant inaccessible tout ce qui vient de l’étranger. D’ailleurs, la pauvreté a explosé, passant de 5 % de la population à 25 % depuis le début de la guerre.

L’Ukraine souffre. Les routes, les ponts, les usines et les installations énergétiques détruites ou endommagées, la perte du charbon et de l’acier des régions si riches, mais occupées du Donbass, une production de blé en chute de 40 % et de 30 % pour le maïs, des exportations de céréales réduites de moitié, des ports à moitié paralysés et une contraction de 35 % du PIB national. Avec, au final, une dette évaluée par la Banque mondiale à 350 milliards de dollars…deux fois le PIB ukrainien de 2021.

Dans la rue principale d’Odessa, un stand pour soutenir l’effort de guerre
Photo Jean Paul Mari LeJournal.info

« Le pire, ce n’est pas l’argent, les affaires » dit Kateryna, « le pire, ce sont nos hommes, jeunes, forts, éduqués, les meilleurs d’entre nous, qui meurent sur le front. Et pour ceux qui reviennent… ». Odessa se raconte l’histoire de ce soldat revenu de la guerre qui s’est fait sauter à la grenade, dans la cuisine, devant sa femme, pour une simple dispute conjugale. On les voit parfois, ces revenants, dans les rues de la cité, une jambe ou un bras en moins, ou apparemment indemnes, mais brisés, le regard ailleurs, comme s’ils n’étaient jamais revenus des tranchées.

Kateryna regarde sa ville et elle a mal à l’âme. Quand les marchands de glace auront fermé boutique et que les hôtels seront vides, quand les plages, même minées, n’accueilleront plus des baigneurs acharnés, ne restera que le froid, ce vent d’ici, si violent qu’il peut faire tomber la température à – 15°, et le brouillard qui enveloppe les jours d’hiver dans une nuit éternelle.

Elle, rêve d’une ville d’aujourd’hui, hors du carcan provincial, avec des routes et des trains rapides, des bus climatisés, où on peut accéder avec une poussette ou un fauteuil roulant, et pas ces tramways du siècle dernier, ferrailles pittoresques, mais obsolètes, si lents qu’ils semblent traîner leurs câbles électriques au-dessus d’eux.

« La guerre est une impasse », dit Kateryna. « Pour avoir osé le dire, Valeri Zaloujny, (le chef des armées), pourtant très populaire, s’est fait aussitôt limoger pour être remplacé par un boucher sans âme. » Si le massacre continue encore deux ou trois ans, détruisant le pays et ses hommes, la jeune femme ne voit plus d’avenir, ni pour le pays ni pour sa ville natale. Alors, partir ? Et renoncer. Comme tous ceux qui ont refait leur vie ailleurs ? « Je tremble pour les années à venir, pour mes enfants, pour tout. Mais partir… je ne parviens pas à prendre cette décision. Voyez-vous, je suis d’Odessa. »

(1) le prénom a été changé

A suivre…

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