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Ukraine 3/ Potemkine : le souffle du passé

publié le 07/09/2024 par Jean-Paul Mari

Les « Escaliers Potemkine » étaient le symbole de la révolution russe, ils sont aujourd’hui l’étendard de la résistance ukrainienne

Des marins moustachus, le poing levé, en maillot à rayures bleues, les fusils des soldats du Tsar qui ouvrent le feu sur la foule, une mère aux cheveux très noirs qui protège son bébé de son corps, la balle qui l’atteint au ventre maternel, elle qui s’affaisse dans une chute silencieuse et tragique. Et le landau, au milieu du chaos, qui descend une à une les marches des escaliers Potemkine… Qui peut oublier les images du « Cuirassé Potemkine », le film de Sergueï Eisenstein ? Film muet de 1925 sur les évènements du 27 juin 1905, la mutinerie de l’équipage du cuirassé russe, qui refuse la nourriture d’une viande grouillante de vers, un mouvement qui enfle, dégénère, devient soutien à la grève générale qui enflamme la ville et se transforme, a écrit Lénine, en « territoire invaincu de la révolution. »

Et surtout en chef-d’œuvre du cinéma muet, avec ses images oniriques du port d’Odessa dans le brouillard, le noir profond des yeux et de la mer, des eaux et du ciel, la lumière blanche qui claque sur les visages, une symbolique visuelle et ce montage rapide, presque brutal, mais si intense qui a tellement impressionné Godard. Un chef-d’œuvre, sans doute. Dont la scène la plus forte s’est déroulée là, sous nos pieds, que l’on pose avec respect sur la première marche des « Escaliers Potemkine », chef d’œuvre lui aussi, architectural.

Cinémathèque-D.R

À l’origine, ils s’appelaient les « Escaliers Richelieu », du nom du Duc de Richelieu, ancien gouverneur de la ville, qui l’a fait construire entre 1837 et 1841 pour relier le port au centre-ville. Deux cent marches en granit rose et grès d’un délicat gris-vert, du style néo-classique alors en vogue en Europe, 142 m de long sur 27 m de hauteur, et une conception architecturale unique, avec une largeur plus étroite en bas qu’au sommet. Du haut de l’escalier, tout semble parfaitement aligné, mais de la base, impressionnante illusion d’optique, l’envol de la volée de marches majestueuses qui s’élargit les rend infiniment longs et imposants.

À y regarder de plus près, on se demande si les Escaliers, et leur utilité évidente, ne cachent pas par leur ambition et leur génie un dessein caché. Armand-Emmanuel Duplessis, duc de Richelieu, membre de l’élite européenne, était aussi connu pour être impliqué dans diverses loges maçonniques. Une franc-maçonnerie dont l’escalier est un symbole fort, l’évolution et l’ascension, la progression spirituelle et intellectuelle, une élévation de l’âme et de l’esprit, chaque marche représentant une étape de la croissance personnelle et de la connaissance. Après tout, les Escaliers ne mènent-ils pas des marchandises du port commercial, en bas, vers les palais du gouvernement, les musées et les bibliothèques du sommet ?

Les Escaliers Potemkine vus d’en bas- Photo Jean Paul Mari

La foule des vacanciers ne se pose pas toutes ses questions. Il fait grand beau sur la ville et son port que le soleil et la guerre semblent avoir mis en vacances. Les remorqueurs esseulés tournent en rond dans la rade et se précipitent sur les rares cargos noirs et rouges qui accostent, face aux longs bras jaunes des grues dressées, inutiles, vers le ciel. Les gosses sucent des glaces et dévalent les marches d’escalier, quelques hommes blonds, épaules musclées et nuque rougie, aux allures d’ouvriers métallurgistes déguisés en touristes, mitraillent leurs familles et leurs femmes endimanchées qui minaudent devant l’objectif. Comme si, par un dimanche sans histoire, les Escaliers étaient relégués au rang de poncif historique.

Erreur. Au sommet, la statue du duc n’est plus visible, soigneusement enfouie sous une pyramide de terre et de sac de sable, protégée des bombes. Au bas des marches, un énorme rouleau de barbelés bloque l’accès à la gare maritime, désormais zone militaire. Et l’autrefois luxueux « Hôtel Odessa », construction emblématique qui domine tout le port de ses dix-neuf étages, n’est plus qu’un moignon de tour carbonisée l’été dernier par un missile russe. Pan sur les symboles !

L’hôtel Odessa, détruit, sur le port- Photo Jean Paul Mari

Revoilà donc les « Escaliers Potemkine » propulsés comme l’éternel symbole de la résistance ukrainienne et de son identité, forcément irréductible, comme un monument d’architecture forcément éternel. Et qu’importe que les révolutionnaires d’hier soient les envahisseurs d’aujourd’hui !

Quant à Potemkine, glorieux maréchal de l’Empire russe, on n’a cessé de se disputer sa dépouille, enlevée à plusieurs reprises, depuis sa mort en 1792. À l’automne 2022, un commando d’élite russe a récupéré ses restes dans une crypte de la cathédrale ukrainienne de Sainte-Catherine de Kherson occupée. Dans une guerre, il n’y a pas de petites batailles.

A suivre…

Lire l’article précédent :  2/ La langue comme arme de guerre

 

 


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