Série Ukraine. 2/ La langue comme arme de guerre
Parler ukrainien mais bannir le russe pour mieux gagner la guerre contre Moscou? A Odessa, ville historiquement russophile mais résolument patriote, le débat fait rage
« Pourquoi veut-on m’arracher la langue ? », s’indigne Iulia. Ce serait dommage. Elle est jolie, trente-cinq ans, grands yeux verts profonds, un brin mystérieuse, ce charme slave que personne ne parvient à définir. « La langue appartient à ceux qui la parlent. Elle n’appartient à personne », dit la jeune femme dont la main fine tremble en tenant sa tasse de thé noir. En cause, une guerre dans la guerre, celle entre la langue russe et l’ukrainien, née en 2014 au premier jour de l’annexion de la Crimée par la Russie, à l’est du pays. Une guerre linguistique qui a explosé en février 2022, lors de l’invasion par l’armée de Poutine. Depuis, l’Ukraine lutte pour sa survie. Donc son identité. Les fusils, les canons, les noms, les mots, toutes les armes sont bonnes.
Iulia est née ici. Elle se sent résolument ukrainienne. Mais la langue russe est son lait maternel. Elle a grandi, pensé, aimé en russe, comme tous ceux d’Odessa, la cité créée par l’impératrice Catherine II, Catherine la grande, la ville la plus russe d’Ukraine. Et voilà que Kiev a décidé d’éradiquer la langue de l’envahisseur ! Pour en finir avec Moscou, couper les liens qui la lient au bourreau, retrouver son identité.
Cela a commencé en 2019 par la « loi sur la langue », une loi sur la langue d’état qui stipule que l’ukrainien est désormais obligatoire dans tous les domaines de la vie publique, l’éducation, les médias et les entreprises, en imposant des quotas pour les chaînes de télévision et de radio. Avec conflits, tensions et amendes à la clé. « Une amende, le tribunal, pour la langue de ma mère ? » soupire Iulia, « et celle de Pouchkine, de Bounine, prix Nobel, ou de Dostoïevski qu’on n’a plus le droit d’enseigner à l’école ? Quand on bannit la littérature du monde, on ne gagne rien. On ampute. Tout le monde y perd. »
La bataille de la dérussification a gagné la rue. On a commencé par déboulonner la statue de Catherine II, en pleine nuit de décembre 2022, applaudi par un historien et quelques habitants, sifflés par les opposants. Devenue un point de ralliement pour les pro-russes, elle a été remplacée par un drapeau ukrainien et dort désormais dans une caisse au musée des beaux-arts d’Odessa en attendant le verdict du peuple. Dans la foulée, le maire d’Odessa, Guennadi Troukhanov, prudent, a publié un sondage réalisé auprès de 190 000 habitants sur l’usage des noms russes ou ukrainiens pour les rues de la ville, montrant une courte majorité pour la dérussification. Adieu donc les rues et avenues Pushkinskaya Ulitsa (Pouchkine), Gogol et Tolstoï et tous ceux qui ont pris des positions anti-ukrainiennes! Une commission d’historiens et de responsables politiques travaille sans relâche à trouver 70 nouveaux noms, dont ceux de héros de la guerre.
La guerre, devenue très politique, a fini par mener à des affrontements sanglants. À Odessa, personne n’a oublié la tragédie de la Maison des Syndicats le 2 mai 2014. Ce jour-là, des affrontements entre militants pro-ukrainiens et pro-russes dégénèrent en combats de rues. Les pro-russes, débordés, se réfugient dans la Maison de Syndicats, un bâtiment emblématique de la ville, dont les pro-ukrainiens tentent de forcer les portes. Un incendie éclate, piégeant la foule à l’intérieur, 48 morts, des dizaines de blessés, pour la plupart des militants pro-russes. Vilaine cicatrice pour Odessa la tolérante.
Depuis, la guerre totale et les missiles de Moscou ont bouleversé le quotidien du peuple d’Odessa. Et les nationalistes se sont radicalisés : « Ceux qui veulent lire du Petrov ( célèbre écrivain satyrique russe) et arpenter des rues aux noms soviétiques doivent faire leurs bagages et aller se promener dans les rues de Moscou ! » a tranché le chef de l’administration régionale. Propos de militaire qui fait bondir Iulia : « Sait-il que parmi les fils d’Odessa, les meilleurs d’entre nous, qui meurent et se font mutiler pour défendre la patrie, il y a des jeunes dont beaucoup ne parlent que le russe ? »
Elle, croit qu’on peut russe et penser ukrainien ? « La langue est l’empreinte de l’âme », disaient les Grecs. De l’âme, oui, mais peut-être pas des nations prêtes à mourir pour exister.
A suivre
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