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(SPECIAL ALGERIE) « La guerre d’Algérie expliquée à tous. »

Livres publié le 23/02/2012 | par Benjamin Stora

Un livre de Benjamin Sora

Les questions auxquelles je réponds dans ce livre sont celles que peuvent se poser tous ceux qui cherchent des explications claires sur la guerre d’Algérie.

Certaines d’entre elles m’ont été adressées de manière récurrente au cours de ma vie d’historien, par des jeunes ou des moins jeunes, des Français ou des Algériens, à l’occasion d’un cours, d’une rencontre, d’un séjour en Algérie, d’un repas entre amis ou en famille…

LIRE LE DEBUT DU LIVRE


Tu avais quel âge au moment de la guerre d’Algérie ? En as-tu des souvenirs ?

Je suis né en Algérie en 1950. J’ai donc grandi pendant cette guerre. Elle s’est déroulée quand j’avais entre 4 et 11 ans. J’ai beaucoup de souvenirs de cette période, certains très vifs, d’autres plus flous, comme le sont parfois les souvenirs d’enfance. Je garde en mémoire des sensations, des émotions, des odeurs, la délicieuse tfina (le plat des Juifs de Constantine, ma ville de naissance), les pique-niques sur la plage de Stora… Mais aussi des souvenirs plus douloureux, comme les drames qui ont touché ma famille. Je me souviens particulièrement du moment où nous avons quitté l’Algérie avec mes parents et ma sœur, en juin 1962.

– Pourquoi êtes-vous partis ?

Nous sommes partis parce que nous étions des Français d’Algérie et, lorsque l’Algérie est devenue indépendante, nous avons « suivi la France ». Nous sommes venus vivre en métropole, c’est à-dire le territoire français au sens strict du terme. Mais cela n’a pas été facile. Mes parents étaient déchirés. Fallait-il rester ? Partir ? Ils ont hésité jusqu’au bout. Partir signifiait abandonner la terre de leurs ancêtres, l’endroit où ils vivaient et travaillaient. Finalement, je pense qu’ils ont quitté l’Algérie parce que tous les autres leurs amis, leurs connaissances partaient. Ils ont suivi le mouvement, avec beau¬coup de chagrin. Moi, j’étais un enfant et je savais que c’était un exil sans retour, que je laissais derrière moi le pays qui m’avait vu naître.

Mais aujourd’hui, mon travail d’historien, c’est de prendre de la distance par rapport à mes souvenirs personnels, mon cas individuel, pour raconter une histoire beaucoup plus large. Une histoire qui concerne les peuples de France et d’Algérie, et qui a encore de fortes répercussions aujourd’hui. J’essaye de comprendre, et de faire partager mes connaissances sur cette guerre, qui a arraché des gens à leur terre natale et qui a permis aux Algériens d’arracher leur indépendance. Je pense que ce mot « arrache¬ment » est l’un de ceux qui permettent de définir la guerre d’Algérie.

Quand la guerre d’Algérie a-t elle commencé ?

La date que l’on retient généralement pour le déclenchement de la guerre est le 1er novembre 1954. Cette nuit-là, 30 attentats sont commis contre des postes de police ou des casernes militaires, symboles de la présence coloniale française, en plusieurs endroits du territoire algérien. L’insurrection entraîne la mort de 7 personnes, parmi lesquelles un instituteur et un Caïd (chef musulman représentant l’autorité française). Les journalistes français qui relatent cette nuit de violence la surnomment alors la « Toussaint rouge ». Bien sûr, le fait que ces attentats (explosions, incendies, attaques de commandos) soient commis presque au même moment indique qu’il s’agit d’une action concertée, organisée par un même groupe d’hommes.

– Si le 1er novembre 1954 est la date « que l’on retient généralement » pour le déclenchement de la guerre, cela veut dire que l’on pourrait en donner une autre?

Les historiens proposent parfois des interprétations différentes à partir des mêmes événements. C’est ce qui fait la richesse et l’intérêt de l’histoire, qui est une science humaine.

Certains considèrent ainsi qu’une « première guerre d’Algérie » a eu lieu à partir de 1830, au moment où la France conquiert par la force le territoire algérien. D’autres avancent que les massacres de Sétif, en mai-juin 1945, marquent le véritable début de la guerre d’Algérie. Je pense que l’on peut retenir malgré tout les dates du 1er novembre 1954 pour le début de la guerre et du 5 juillet 1962 pour sa fin. Mais il faut bien garder en mémoire que tout ne commence pas subitement, « comme par magie », le 1er novembre 1954.

– Les massacres de Sétif, qu’est-ce que c’est ?

– C’est quelque chose d’important et il faut que je l’explique en quelques mots avant de revenir à la guerre d’Algérie elle-même. Le 8 mai 1945, en France, on fête dans les rues la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce jour-là, en Algérie, dans la plupart des villes, des Algériens musulmans manifestent eux aussi. Mais ils le font pour affirmer leur opposition à la présence coloniale française. Sur certaines de leurs banderoles, on peut lire : « À bas le fascisme et le colonialisme ». Dans la ville de Sétif, la police tire sur les manifestants. Ces derniers ripostent et c’est le début d’un soulèvement spontané dans plusieurs autres villes. 103 personnes sont assassinées dans des conditions atroces, et 110 autres sont blessées, parmi ceux qu’on appelle les « Européens d’Algérie » (c’est à¬dire les habitants qui vivent en Algérie depuis plusieurs générations mais ne sont pas musulmans). Les autorités françaises se lancent alors dans une véritable guerre de représailles, un massacre organisé contre les populations civiles, provoquant la mort de 10 000 à 15 000 personnes dans les semaines qui suivent. Les Algériens avancent le chiffre de 45 000 victimes.

– Pourquoi la violence éclate-t elle à nouveau en novembre 1954 ?

On ne peut pas comprendre cette explosion de violence si on ne la relie pas à l’inégalité profonde du système colonial qui règne alors en Algérie. Il y a d’un côté une minorité, les Européens venus s’installer en Algérie à partir de 1830, qui sont environ un million en 1954. Et de l’autre la majorité, les « indigènes » que l’on appelle aussi les « Algériens musulmans », qui sont environ neuf millions, et qui n’ont pas les mêmes droits que les Européens. Sur le plan politique, ils sont en quelque sorte de faux citoyens d’une République qui proclame pourtant l’égalité entre les hommes. Aux élections, une voix d’un Européen vaut sept voix d’Algériens. Le principe d’égalité démocratique, qui veut qu’une personne soit égale à une voix, n’est donc pas respecté. Cette inégalité est aussi économique. Le revenu brut d’un Européen d’Algérie est très supérieur à celui d’un Algérien musulman. De nombreuses régions d’Algérie sont dans un état de grande misère. Très peu d’enfants musulmans vont à l’école, et leurs parents accèdent très rarement aux métiers de la fonction publique.
C’était comme l’apartheid, le régime qui séparait la minorité blanche et la majorité noire en Afrique du Sud ?
Si l’on fait une comparaison entre ces deux cas, l’Algérie coloniale et l’Afrique du Sud de l’apartheid, alors on remarque des points communs et des différences. Il y a dans l’Algérie coloniale une forme de ségrégation, de séparation entre les communautés : les musulmans et les Européens ne vont pas toujours dans les mêmes écoles, ils ne fréquentent pas les mêmes bars ou les mêmes cinémas par exemple. Mais tout cela n’est pas, comme c’était le cas en Afrique du Sud, inscrit dans les lois. En Algérie, la discrimination s’impose dans les faits. Il n’est écrit nulle part que les Algériens musulmans et les Européens ne doivent pas se rendre sur les mêmes plages, mais cela se passe comme ça dans la réalité. Malgré les lois de la République française, certains sont « plus égaux que d’autres ».

-L’inégalité du système colonial est-elle la seule cause du début de la guerre d’Algérie ? Puisque la France était présente en Algérie depuis longtemps, pourquoi la guerre éclate-t elle en novembre 1954 ?

C’est une question difficile. Pour comprendre le passé, mieux vaut fuir les visions simplistes, les interprétations trop rapides. Au contraire, il faut accepter la complexité de la réalité, chercher différentes explications, combiner plusieurs facteurs. Et tenter de resituer tel ou tel événement dans son contexte.
Pour la guerre d’Algérie, le contexte de l’époque est celui d’une aspiration générale des peuples colonisés à l’indépendance. Cette aspiration s’affirme de plus en plus depuis la fin de Seconde Guerre mondiale. Les grandes puissances coloniales (la Grande-Bretagne et la France principalement) doivent y faire face. Dans certains pays, l’indépendance est acquise de manière relativement pacifique. C’est le cas par exemple en Syrie et au Liban, en 1946. Dans d’autres pays, la guerre éclate. C’est le cas en Indochine (le Vietnam actuel) à laquelle la France refuse d’accorder claire-ment l’indépendance. La guerre d’Indochine dure de 1946 à 1954 et s’achève par la défaite militaire de la France à Diên Biên Phu. En Algérie, ceux qui veulent l’indépendance ne peuvent ignorer cette défaite, qui leur prouve qu’ils ont une chance de vaincre la puissance coloniale.

– Mais qui sont-ils, justement, ces Algériens qui se révoltent et organisent les attentats du 1er novembre 1954 ?

Ce sont des militants nationalistes, c’est à-dire des partisans de l’indépendance de l’Algérie. Ils sont jeunes pour la plupart (ils ont autour de 30 ans) et pensent que pour obtenir cette indépendance, il faut recourir à la violence. La lutte politique classique (manifestations, grèves, pétitions) ne leur semble pas être une méthode efficace pour atteindre leur objectif. C’est pourquoi ils organisent des attentats. Ils appartiennent à une organisation politique inconnue jusqu’alors, le Front de libération nationale (FLN). C’est d’ailleurs le FLN qui revendique l’insurrection du 1er novembre 1954.

On peut ajouter que, dans leur jeunesse, certains de ces responsables nationalistes sont allés à l’école. Ils sont plus instruits que la masse de la population musulmane. En classe, comme tous les petits Français, ils ont eu à apprendre l’histoire de la République. Ils ont entendu parler des droits de l’homme, des grands principes de la Révolution de 1789. Or, ils n’ont pu que constater l’écart entre ces grands principes et la réalité quotidienne, profondément inégalitaire, de l’Algérie. C’est un paradoxe : la France voulait transformer ces Algériens en bons petits Français en les envoyant à l’école républicaine. Mais cette école leur a appris que la France ne respectait pas ses propres principes. Elle les a mis sur la voie de la révolte. Révolte qui se concrétise ouvertement à partir de 1954.

– Ces partisans de l’indépendance ont-ils un chef ?

Six hommes, dont les noms sont aujourd’hui très peu connus, en tout cas en France, dirigent le FLN, à l’intérieur du territoire algérien : Krim Belkacem, Mostefa Ben Boulaïd, Larbi Ben M’Hidi, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf et Didouche Mourad.

Celui qui joue le rôle le plus important dans l’organisation du 1er novembre 1954 est sans doute Mostefa Ben Boulaïd. C’est un ancien meunier, qui a fait la Seconde Guerre mondiale au sein de l’armée française. Après la guerre, il s’est engagé en faveur de l’indépendance et a été l’un des membres fondateurs du FLN. Il faut également souligner que Ben Boulaïd et les autres dirigeants du FLN sont en rupture avec le vieux leader indépendantiste Messali Hadj.


– Qui est ce Messali Hadj ?

– C’est une figure très importante. Il est le pionnier du nationalisme algérien. Messali Hadj a fondé l’Étoile nord-africaine dès 1926, qui réclamait l’indépendance de l’Algérie, puis le Parti du peuple algérien (PPA) en 1937. En 1936, à l’occasion d’un discours prononcé dans le stade d’Alger, il a frappé les esprits avec un geste symbolique. Après s’être baissé pour ramasser une poignée de terre, il a déclaré : « Cette terre est à nous, nous ne la vendrons à personne ! »
Son parti est interdit par les autorités françaises en 1939. Messali Hadj est lui-même emprisonné plusieurs fois, avant d’être déporté (c’est à-dire envoyé de force) à Brazzaville, en 1945. Il revient ensuite en Algérie et approuve le choix de la lutte armée contre la puissance coloniale. Mais il est en quelque sorte débordé par les jeunes militants indépendantistes. Il ne rejoindra jamais le FLN, avec lequel il sera même en conflit pendant la guerre d’Algérie – je reviendrai sur ce conflit qui divise les indépendantistes entre eux. Car il ne faut pas croire que les Algériens sont tous unis derrière le seul FLN. La situation est plus complexe que cela.

– Comment les autorités françaises réagissent-elles à l’insurrection de novembre 1954 ? Mettent-elles les responsables en prison, comme elles l’avaient fait avec Messali Hadj ?

Les partisans de l’indépendance ont plongé dans la clandestinité. Mais ils sont pourchassés. La politique du gouvernement français consiste d’abord à réprimer. Des renforts militaires sont envoyés sur le sol algé¬rien. Au début de l’année 1955, Mostefa Ben Boulaïd est arrêté, puis il est jugé et condamné à mort quelques mois plus tard. Mais il s’échappera de sa prison, avant d’être tué au combat en mars 1956. En plus de la répression, le gouvernement veut également mettre en place des réformes en Algérie. Un projet est élaboré qui vise à réduire les inégalités économiques, à construire des routes dans certaines régions.

– Pourquoi le gouvernement ne cherche-t il pas à discuter avec le FLN ?

Il n’en est pas question à ce moment-là ! En novembre 1954, c’est Pierre Mendès France qui dirige le gouvernement français. Il est arrivé au pouvoir quelques mois plus tôt pour mettre un terme au conflit en Indochine. Le « problème algérien » n’était alors pas à l’ordre du jour. Lorsque éclate l’insurrection, ni lui, ni aucun homme poli¬tique français ne pense qu’il faut négocier avec le FLN, à qui aucune légitimité n’est d’ailleurs reconnue. La flambée de violence du 1er novembre est perçue comme un incendie qu’il faut combattre et éteindre.

Personne ne comprend qu’une nouvelle guerre vient de commencer. Et personne ne peut imaginer que l’Algérie sera indépendante quelques années plus tard.

Mais pourtant, d’autres colonies réclament leur indépendance ou l’ont déjà obtenue…

C’est vrai, mais l’Algérie est un cas tout à fait à part. La France y est présente depuis 1830, c’est à-dire avant même que la Savoie devienne française ! Contrairement à l’Indochine, l’Algérie est proche géographiquement de la métropole. De nombreux Français y vivent depuis longtemps. C’est ce qu’on appelle une colonie de peuplement. Et contrairement à la Tunisie ou au Maroc, elle est administrée comme une partie du territoire français. Elle est divisée en trois départements. Si bien que pour la classe politique, de droite comme de gauche, « l’Algérie, c’est la France ». C’est d’ailleurs précisément ce que déclare François Mitterrand, qui est alors ministre de l’Intérieur, le 7 novembre 1954.

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