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Syrie: les larmes du photographe

publié le 19/01/2020 | par Jean-Pierre Perrin

Abdulmonam Eassa a photographié l’agonie de l’enclave rebelle de la Ghouta, assiégée par les forces loyalistes. Bombardements aveugles ou ciblant les hôpitaux, attaques au chlore et au napalm, famine… Il ne cache ni son désespoir ni son chagrin.
Abdulmonam Eassa a commencé la photographie avec la guerre. C’est elle qui l’a fait devenir reporter.


Avant, il étudiait au collège. Pourtant, c’est bien lui qui signe ces terribles images sur la vie des civils assiégés par l’armée syrienne dans l’enclave rebelle de la Ghouta orientale et dont il a partagé les épreuves pendant quatre ans. Les bombardements des hôpitaux, les attaques au chlore et au napalm, l’absence de médicaments, les privations et même la famine, le désespoir et la détresse absolue des habitants de cette région aux portes de Damas, il a tout photographié. Âgé de 24 ans, il vient d’arriver en France après sa fuite en Turquie et des mois de clandestinité à Istanbul.

6 janvier 2018. À Hamoria, dans la Ghouta orientale, après une attaque aérienne russe. © Abdulmonam Eassa
Quand le soulèvement populaire commence, en mars 2011, il était un élève parmi d’autres dans un établissement de la capitale syrienne.

Avec cette différence qu’il vient de Hammouriyeh, une bourgade de quelque 10 000 habitants de la Ghouta orientale, une plaine bocagère qui, à cause d’une urbanisation intensive, fait désormais partie de la banlieue de Damas. Comme cette région s’est rapidement soulevée contre le régime de Bachar al-Assad et échappe depuis 2012 à son contrôle, il se voit reprocher d’en être originaire.

« Lors de contrôles, les policiers me posaient sans cesse des questions sur les raisons de ma présence ici. S’ils ne m’arrêtaient pas, c’est parce que j’étais trop jeune – j’avais 15 ou 16 ans –, mais c’était quand même trop de problèmes pour moi. Alors, je suis retourné vivre dans ma ville natale », explique-t-il lors d’une rencontre à Paris.

Les photos d’Abdulmonam Eassa commencent à circuler dans le monde entier.

Dans la Ghouta, il n’y a rien à faire si ce n’est de subir le siège avec les quelque 360 000 habitants que compte cette région d’une superficie de 30 km2. Alors, à partir du milieu de l’année 2014, avec un petit appareil de rien du tout, il commence à prendre des photos. Bientôt, il en aura un autre, un peu plus sophistiqué, qu’un copain vivant en Turquie a réussi à lui faire parvenir. Puis un troisième, encore de meilleure qualité.

Ses professeurs, ce seront la guerre, la peur, les privations. En novembre 2015, il envoie un mail à l’AFP pour lui proposer sa collaboration. L’agence regarde son travail et accepte. Les photos d’Abdulmonam Eassa commencent à circuler dans le monde entier.

Il est sur place au début de février 2018, quand l’armée syrienne et ses alliés russes et iraniens intensifient leurs bombardements contre l’enclave, en préparation d’une offensive finale. Au 5 mars, le bilan de cette campagne s’élève déjà à plus de 700 civils tués, dont un grand nombre d’enfants, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. « Les obus se sont mis à tomber jour et nuit, et tous les jours. Le 7 mars, j’ai noté qu’ils ont commencé à midi pour s’achever à deux heures du matin.

Les attaques au chlore, dont trois en mars 2018, ne l’empêchent pas de continuer son travail

Comme toujours, les hôpitaux ont été les premiers visés. Et, avec eux, les marchés, les écoles, les rues principales, même les quelques abris souterrains. Il m’arrivait souvent de quitter ma maison tôt le matin et de découvrir en rentrant qu’un endroit tout proche avait subi une frappe », raconte-t-il.

Le jeune photographe court « d’un massacre à l’autre ». Ici, c’est un bâtiment qui vient de s’effondrer sous les bombes, tuant 23 personnes. Puis un autre, dans les décombres duquel on dénombrera 27 cadavres, tous civils.

Les attaques au chlore, dont trois en mars 2018, ne l’empêchent pas de continuer son travail : « Ce n’est pas comparable au gaz sarin. À moins d’avoir de l’asthme, on peut en réchapper. » Pas moins « horribles » sont les barils de TNT lancés depuis les hélicoptères.

Certaines fois, à cause du napalm et du chlore, et aussi des gravats qui bloquent les rues, ils ne peuvent même pas accéder aux blessés. »

Ses journées, il les passe essentiellement avec les « casques blancs », des équipes de volontaires de la Défense civile qui interviennent sur les lieux bombardés pour dégager les civils coincés sous les bâtiments effondrés et transporter les blessés dans les dispensaires. « Souvent, ils n’ont que leurs mains pour déblayer les décombres, précise-t-il. Certaines fois, à cause du napalm et du chlore, et aussi des gravats qui bloquent les rues, ils ne peuvent même pas accéder aux blessés. »

Les « casques blancs » eux-mêmes paient un lourd tribut aux attaques aériennes qui les visent délibérément, avec des doubles ou triples frappes. « Pour le seul mois de mars, se souvient-il, dans ma petite ville d’Hammouriyeh, ils ont perdu huit véhicules. Les appareils russes les traquent pour pouvoir les attaquer.

Un jour, alors que je prenais des photos après une attaque aérienne dans la petite ville de Jisreen, un avion est revenu et a tiré un missile à moins de cent mètres de l’endroit où nous nous trouvions.

« Après une frappe, la peur remplit l’air de la pièce. Même les secouristes ont peur. »

Quelques minutes plus tard, dans une vieille maison où les secouristes essayaient de dégager deux enfants et une femme coincés sous les gravats, nous avons été la cible d’une salve d’artillerie, qui a fait fuir tout le monde, sauf les “casques blancs” et moi. » « J’étais submergé par la peur, poursuit-il, mais je suis resté. J’ai pris rapidement des photos et filé. Après une frappe, la peur remplit l’air de la pièce. Même les secouristes ont peur. »

À partir du milieu de l’année 2014, la situation alimentaire de l’enclave se détériore gravement. La Ghouta a longtemps été le verger de Damas, mais l’urbanisation a réduit les superficies des terres agricoles et la rigueur de l’hiver a obligé les habitants à couper les arbres fruitiers pour se chauffer. « Nous n’avions pratiquement plus rien. Nous étions obligés de manger la nourriture des animaux. Pour se chauffer, les gens prenaient dans les maisons détruites tout ce qui pouvait brûler et ils ont appris à faire du fuel avec du plastique », explique-t-il.

« Heureusement, ajoute-t-il, la situation s’est améliorée à partir de 2015. Les produits alimentaires sont parvenus à entrer dans l’enclave, mais à un prix exorbitant. Des légumes aussi ont recommencé à pousser et il y avait la viande des moutons pour ceux qui pouvaient se le permettre. »

« Quand l’obus est tombé, je n’ai plus rien ressenti »

9 janvier 2018. À Hamoria, dans la Ghouta orientale, après une attaque aérienne russe. © Abdulmonam Eassa
Sur son blog et dans ses tweets, il ne fait jamais abstraction de son humanité. Il avoue son chagrin, déclare son désespoir, surtout après la perte de son ami. « Cette nuit a été l’une des plus dures que j’aie jamais connues.

En tournant dans une rue, nous tombons sur un homme et son fils. Ils brûlent près de leur moto.

J’ai quitté ma maison dans un état d’épuisement mental et physique extrême. Je me suis dit que j’allais juste faire un tour dans les faubourgs de Hammouriyeh. Le bombardement a commencé dix minutes plus tard », écrit-il, à la date du 7 mars.

Le 7 avril, la journée a été encore plus éprouvante. « Les avions font un nouveau passage. En tournant dans une rue, nous tombons sur un homme et son fils. Ils brûlent près de leur moto. C’est très dur à regarder. Je n’aurais jamais imaginé qu’une chose pareille puisse arriver à quelqu’un. » Il appuie pourtant sur le déclencheur pour une série de photos absolument terribles.

Après avoir photographié « trois massacres à Jisreen, Saqba et Arbin », il se découvre incapable d’avaler quelque chose alors qu’il crève de faim…

Il note la montée du désespoir au sein de la population, qui n’a plus qu’une seule préoccupation : fuir. « Au départ, on s’imagine emporter deux ou trois choses dans un sac, sortir femme et enfants et peut-être revenir plus tard pour récupérer encore une chose ou deux. Puis, on arrive au point où on est prêt à tout abandonner. Juste à fuir. »

Après avoir photographié « trois massacres à Jisreen, Saqba et Arbin », il se découvre incapable d’avaler quelque chose alors qu’il crève de faim et qu’il a quelques provisions : « La fatigue et la pression psychologique étaient trop fortes. Je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer. J’ai transmis mes photos et je me suis effondré dans le sommeil. Je me suis réveillé tôt, avec le bruit d’un nouveau bombardement, sur Hammouriyeh. »

« Les gens ont peur que les cimetières ne soient bombardés. Parfois, on les enterre la nuit »

La vitesse est l’une des clés de la survie dans la Ghouta. Il faut tout faire le plus rapidement possible. Même donner une sépulture aux morts. « Les gens ont peur que les cimetières ne soient bombardés. Parfois, on les enterre la nuit », précise-t-il.

À partir du 15 mars, Abdulmonam doit quitter Hammouriyeh à cause des bombardements incessants et des combats qui se rapprochent. Il devient un photographe errant, allant d’une localité à une autre. Il a ses entrées dans les deux hôpitaux souterrains où « les médecins apprennent en même temps qu’ils soignent ».

« Il m’est arrivé de rester un mois sans pouvoir prendre une douche. »

« En février et mars, ils étaient tellement bondés qu’ils ne pouvaient plus accueillir personne », raconte-t-il. La nuit ? « Je n’avais aucun endroit où me reposer. Alors, j’allais de bâtiment en bâtiment à la recherche d’un endroit pour dormir. Il m’est arrivé de rester un mois sans pouvoir prendre une douche. »

Ses relations avec les groupes de rebelles, essentiellement le mouvement salafiste Jaych Al-Islam ou Faylaq Al-Rahman, lié à l’Armée syrienne libre, sont plutôt bonnes. Avec la déclinaison locale du Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaïda, aussi. Le problème, c’est qu’il y a aussi dans la Ghouta un groupe lié à l’État islamique. « Ils ont essayé de m’arrêter mais n’ont pas pu m’avoir », indique-t-il.

« Quand l’obus est tombé, je n’ai plus rien ressenti. »

8 février 2018. À Arbin, dans la Ghouta orientale, après une attaque aérienne de l’armée syrienne. © Abdulmonam Eassa
Lorsque le siège cesse, début avril 2018, après un accord de capitulation signé par les principaux groupes rebelles et le régime, Abdulmonam fait partie des dizaines de milliers d’habitants de la Ghouta évacués en autobus vers la province d’Idlib (nord-ouest de la Syrie), toujours contrôlée par l’opposition.

Un peu avant, il avait tweeté que la guerre avait fini par faire de lui un zombie : « À Aïn Terma, le dernier jour, juste avant qu’on annonce un cessez-le-feu, je marchais dans un quartier. La rue était étroite, une femme marchait à côté de moi avec son enfant. Quand l’obus est tombé, je n’ai plus rien ressenti. »

« Ici, j’ai l’impression que je peux recommencer à vivre.. »

D’Idlib, il va s’employer à gagner la Turquie en franchissant clandestinement la frontière. Échec à neuf reprises et gros soucis avec la police turque. La dixième est la bonne. Après, ce sera une vie de clandestin à Istanbul, jusqu’à ce qu’il obtienne, en octobre, un visa pour la France.

Et l’espoir d’une vie nouvelle, comme il l’écrit sur son blog : « Ici, j’ai l’impression que je peux recommencer à vivre. Après m’être acheté des vêtements neufs, j’ai jeté ceux que je portais. Non pas parce qu’ils étaient usés ou sales, mais parce qu’ils portaient des souvenirs terribles. Vraiment terribles. »

 

Publié le 24 décembre 2018 sur le site Mediapart par Jean-Pierre Perrin

Photos Copyright © Abdulmonam Eassa

 

 

 


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