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Un cauchemar turc

publié le 20/05/2023 par Jean-Paul Mari

À quoi rêve un jeune homme de la Turquie moderne, un de ces enfants du pays qui ont grandi sous le régime d’Erdogan?Tous espéraient le grand changement. Le 1er tour des élections a douché leurs espoirs. Et l’approche du second leur donne leur pire cauchemar. Imaginons…

« Cette nuit, j’ai fait un rêve, affreux. Un vrai. Enfin, un de ceux où l’on croit dur comme fer que c’est la réalité, vous savez, ce genre de rêve comme une évidence. Je suis un jeune turc, j’ai trente ans, je m’appelle Kemal et je vis à Dyarbakir, une ville grise et sinistre dans la région du sud-est du pays, près de la frontière avec l’Irak. Ça bouge beaucoup ici. Manifestations kurdes, répression, commissariats et tabassages en sous-sol. Je travaille dans un journal local. Faut faire attention à ce qu’on écrit ici. Pas toujours drôle.

Heureusement, il y a Hawa. Son prénom veut dire « vivante ». C’est la fille du voisin , elle habite au 2ème étage, moi au 5eme. On se croise dans les escaliers ou au petit supermarché du quartier. Le temps d’échanger quelques mots sur la folle augmentation des prix, un sourire, et nous voilà amoureux. Elle est vive, légère, si gracieuse et je lui dois mes plus beaux rêves.

Le problème est que son père fait partie des cadres locaux de l’AKP, le parti du président Erdogan. Au parc, le vendredi, après la mosquée, on croise la famille, le père, barbu, ventre en avant, pieds écartés, et derrière, la mère, voile à la turque, une sorte de coque de tissu épais qui étouffe les cheveux, le cou, le visage. Hawa, elle, ne porte qu’un voile léger, coloré, élégant. Hawa la vivante.

Je m’ennuyais au journal, à force de ne pas pouvoir écrire ce que je voulais. On se fait vite taxer de subversif, de putschiste, d’antiturc, et là…. Moi, j’ai une idole, Ahmet Atlan, remarquable journaliste, intellectuel engagé, courageux, indépendant. Trop. S’est retrouvé au tribunal, accusé de faire partie des putschistes et condamné à perpétuité.

Quand le père de Hawa a décidé de la marier à un notable du parti, la lumière a quitté les yeux de ma bien-aimée et moi j’ai décidé de fuir Diyarbakir pour la capitale.

À Istanbul, je me suis vu visiter le port et la vieille ville, magnifique, mais j’ai dû loger en banlieue dans ces immeubles épais où habitent les gens comme moi. Au nom de la religion d’État, Erdogan a planté des centaines de mosquées moches et grises. Des casernes de la foi officielle.

Parfois, je traînais sur la mythique place Taksim, autrefois lieu de manifestations monstres pour la liberté, désormais interdites. Il y a un jardin, une petite forêt que Erdogan veut faire raser pour y implanter un centre commercial à la Saoudienne. Cette capacité à enlaidir la vie ! À éteindre la ville, comme on coupe l’électricité d’une fête foraine.

Même à Istanbul, la vie n’est pas facile à cause de l’inflation folle, mais, au moins, je rencontre des jeunes comme moi. On sirote du thé rouge aux terrasses des cafés en rêvant d’une Turquie moderne, ouverte et tolérante, à la mode européenne, ou on peut critiquer le pouvoir, parler des Kurdes et des femmes non voilées, des Alévites, où les journalistes peuvent écrire, pas copier, sans risque de se retrouver derrière les barreaux.

Bien sûr, il y a aussi les autres, les fous d’Erdogan. Ceux-là le prennent pour dieu tout puissant : « Avec Erdogan, nous dominerons le monde ! » a crié devant moi une de ses partisanes. Oui, une femme, et jeune qui plus est. Moi, quand il parle à la télé, je coupe le son, pour ne pas entendre son turc, haché, guttural, métallique, des mots qui tintent comme une montagne de casques à pointes qui dégringolent. Ah ! le turc de Hawa, chantant comme une cascade en montagne.

Les fous d’Erdogan adorent pourtant l’écouter, prêcher l’ordre, une morale stricte, la puissance de la religion musulmane et promettre la domination de la Turquie. En réalité, mon pays est coupé en deux et il sèche comme une pastèque ouverte, une tranche au soleil, l’autre dans l’obscurité.

Dans mon rêve, un homme sage promettait la lumière. Il portait le même prénom que moi, Kemal, prônait le retour à la tolérance et à la liberté et la Turquie renaissait. Et moi je dansais sur la place Taksim, aux bras d’Hawa, en lui récitant mon édito du lendemain.

Soudain, un présentateur est apparu à la télévision pour annoncer que, grâce à Dieu, après vingt années d’Erdogan, les choses allaient continuer, immuables, pendant au moins cinq ans de plus… Erdogan restait le reïs, le raïs, le tout puissant, l’archange des ténèbres.

Et je me suis retrouvé, assis sur mon lit, réveillé, en sueur, les yeux écarquillés, en pleurs. Désespéré. Incapable de dire si le cauchemar était fini ou s’il ne faisait que commencer. »

 

 

Article réalisé en collaboration avec  LeJournal


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