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Une saison a Gaza

publié le 01/05/2011 | par Katia Clarens

Quelle légitimité accorder à un gouvernement élu quand les deux-tiers de la population n’était pas en âge de voter ? Quelles craintes peuvent, au mépris des lois internationales, justifier la prise en otage de tout un peuple ?

Ziad, Lina, Shereen, Raïda et d’autres encore ont accueilli Katia Clarens chez eux. Durant cinq mois elle a partagé leur quotidien délabré et réduit à son minimum. Leurs joies aussi, leurs peurs, leurs paradoxes et quelques colères. Une saison à Gaza. Pour revenir avec ce constat : un peuple qui rit, qui aime, qui garde la foi, en proie pourtant à cette double peine, le siège israélo-égyptien d’abord, la dictature du Hamas ensuite.
Voyager, étudier, reconstruire sa maison détruite par les bombes, parler d’amour ou de politique… Autant de choses impossibles pour eux. Une vérité choquante jetée à la face du monde, mais qui façonne des héros plus humains que jamais, dignes et déterminés. Voici le récit d’un voyage en territoire assiégé.

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Fondé durant la première Intifada, le Hamas, parti islamiste, a été élu en janvier 2006 au terme d’élections législatives réclamées par la communauté internationale. Il exerce depuis sa dictature.
Ces élections, auxquelles étaient invités à participer les Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem Est et de Gaza, étaient les premières depuis celles de 1996 qui avaient porté Yasser Arafat à la tête de la toute nouvelle Autorité palestinienne. Les Américains avaient insisté, contre l’avis du Fatah, parti du président Mahmoud Abbas au pouvoir, pour que ce scrutin ait lieu. L’objectif était alors d’amener le Hamas vers le jeu politique. Féroce ennemi du projet sioniste, ses milices avaient entre 1994 et 2005 fait régner la terreur en Israël en multipliant les attentats suicides.

La victoire du parti islamiste, qui remporta la majorité absolue au Parlement, fut une surprise. Lassés de la corruption pratiquée par les héritiers d’Arafat et par l’infructueuse poursuite des négociations de paix, les Palestiniens, loin d’en imaginer les conséquences pour Gaza, avaient choisi une nouvelle voie.
Le 21 février 2006, Ismaël Haniyeh, l’un des cadres du Hamas, fut nommé Premier ministre par le président Mahmoud Abbas et annonça, un mois plus tard, la formation de son gouvernement. Ce fut le début d’une descente aux enfers.

Comme le Hamas était sur la liste des organisations terroristes, la communauté internationale (l’Union européenne, les États-Unis, la Banque mondiale, la France entre autres) suspendit les donations au nouveau gouvernement. Elles se montaient alors à près de un milliard de dollars par an. Investissant des ministères aux caisses vides, le Hamas fut, dès son premier mois de gouvernance, incapable de payer les salaires. Le Fatah conserva de plus le contrôle de la police. En Cisjordanie, où l’armée israélienne était largement présente, on pouvait mater toute révolte.

À Gaza, éloignée du reste des territoires palestiniens, d’où l’armée israélienne s’était retirée en 2005 et où le Hamas était fort, c’était différent. Gaza comptait cent vingt mille fonctionnaires dont la plupart formaient l’appareil sécuritaire du Fatah. Ici, la guerre civile menaçait.
Elle fit irruption un an plus tard. En juin 2007, des combats fratricides ensanglantèrent le territoire, au terme desquels le Hamas, vainqueur, prit le pouvoir. Entre combats et exécutions sommaires, les estimations portent entre quatre cents et mille le nombre de victimes.

Les cadres du Fatah gagnèrent la Cisjordanie où ils continuent d’exercer au sein d’une autre Autorité palestinienne soutenue par la communauté internationale. À Gaza, les exportations furent interdites. Au cours des trois ans qui suivirent, les Gaziotes exportèrent moins que ce qu’ils étaient habituellement autorisés à exporter en quatre jours, et moins que ce qu’Israël avait promis d’autoriser chaque jour.

Cela s’ajouta aux mesures prises en juin 2006. Après l’enlèvement du caporal Gilad Shalit par le Hamas et l’offensive israélienne générée en réponse, les Israéliens avaient interdit l’accès aux quatre cents camions de marchandise qui entraient quotidiennement.

À la demande israélienne, l’Égypte avait également fermé sa frontière. Elle fut, en 1978, le premier pays arabe à reconnaître Israël et à signer un traité de paix. À Gaza, l’embargo était désormais total. Telle fut la deuxième expérience démocratique des Palestiniens.

Chapitre 1.
LES VACANCES

Raïda s’est acheté des yeux bleus. Serrée dans un pantalon et un T-shirt près du corps, elle les contemple dans le miroir puis m’adresse un sourire radieux.
Assise dans un fauteuil du salon, Shereen fait la moue. Elle n’a eu le temps de porter que deux fois ses lentilles de contact vertes, et l’une d’elles est déjà déchirée. Je lui suggère de n’en porter qu’une seule, comme David Bowie. Mais elle ne connaît pas David Bowie.
Arrivées par les tunnels, ces lentilles sont la dernière coquetterie dans la bande de Gaza où l’on ne trouve toujours pas de matériaux de construction mais où les femmes peuvent modifier la couleur de leurs yeux.

Nous sommes en février 2010, c’est ma troisième visite chez elles et je suis en vacances. Rentrée peu de temps auparavant d’Haïti ravagé par un séisme, je peine à Paris où tout me semble trop en place. Profitant d’une semaine de vacances, je suis venue rencontrer le dernier-né de Shereen et Ziad : Bachar, un nourrisson dodu qui pleure peu. Je lui ai apporté un dragon bleu en tissus. Shereen a ouvert le petit paquet, s’est émerveillée devant la peluche, puis l’a installée sur une étagère comme s’il s’agissait d’une statuette décorative.

Ce soir nous allons à un mariage.
— Viens avec nous, m’a dit Shereen, tu es invitée, voilà le carton.
Une carte imprimée de caractères dorés avec des oiseaux enlacés et une découpe en forme de fleur.
Nous arrivons en retard et tout le monde est déjà en place. Cette célébration clôt les trois jours dévoués aux mariages musulmans durant lesquels hommes et femmes festoient séparément. Dans une salle des fêtes éclairée aux néons, des centaines de femmes assises sur des chaises de plastique font face à la scène en battant des mains. Comme Shereen et Raïda – qui est une nièce de Ziad – elles portent des abayas noires, de longs manteaux de polyester descendant jusqu’aux pieds. Leurs cheveux sont couverts de hijabs, des écharpes de toile fine enroulées une fois autour de leur visage et retenues par une épingle à tête de plastique nacré.

Sur notre passage, des jeunes filles donnent des coups de coude à leur voisine pour les alerter. Une Occidentale : une rareté dans l’ultraconservatrice Rafah, grande ville du Sud. Sourires timides sur les visages dont je croise le regard. Raïda me tire par la main. Nous nous asseyons au premier rang avec d’autres membres de la famille. Devant nous, sur une estrade, se tiennent toutes les femmes de la famille des mariés, mères et sœurs. Brushings laqués, elles portent des robes de séries américaines brodées de paillettes, et des yeux bleus venus des tunnels. Le contraste avec l’assistance est saisissant.

Le visage de la mariée est maquillé de blanc comme une geisha, son regard fardé de bleu électrique, sa bouche rouge cerise. Un grimage traditionnel des mariages palestiniens. Celui-ci est particulièrement contrasté. Les gigantesques enceintes crachent une musique orientale saturée sur laquelle la mariée danse dans un spasme magnifique qui fait trembler les cerceaux de sa robe. Le marié, un jeune homme mince en chemise blanche et pantalon sombre, sautille autour d’elle, régulièrement saisi par l’une de ses sœurs lui réclamant une danse. Je m’apprête à prendre des notes lorsque la mère du marié m’attrape le bras pour m’entraîner sur l’estrade. L’idée de danser devant cette assistance me tétanise, je supplie, m’accrochant à ma chaise : hilarité générale, elle cède enfin et regagne l’estrade en maugréant.
La musique s’interrompt pour la présentation des cadeaux. Des bijoux, offerts par le mari à sa femme. La sœur aînée de monsieur longe l’estrade, présentant à l’assistance un coffret ouvert dans lequel brille une parure d’or : collier, boucles d’oreilles, broche.

Un murmure parcourt l’assemblée, on se redresse sur sa chaise pour mieux voir. La fin de l’opération est signée par l’envoi de poignées de friandises que des enfants gourmands s’empressent de saisir. Puis les hommes des deux familles viennent présenter leurs compliments. La mariée s’est couvert les épaules d’une pèlerine et le chignon d’un chapeau blanc à larges bords.
Nous partons peu de temps après.

— Il y a un autre mariage, m’explique Shereen.
La nuit est tombée. Pressés à douze dans la voiture, nous gagnons la deuxième salle. La décoration comme la robe de la mariée laissent deviner qu’il s’agit d’une famille plus aisée.
— C’est une famille du Hamas, me chuchote Raïda.

Nous arrivons au moment des congratulations masculines lorsque retentit une musique qui fait bondir de leurs chaises une partie des femmes de l’assemblée. Elles lèvent les mains au ciel, le visage soudain éclairé. Il s’agit d’un chant composé en hommage au cheikh Yassine, fondateur du Hamas, assassiné lors d’une attaque aérienne israélienne en 2004. Ahmed Yassine est une icône pour les membres du mouvement et son image à barbe blanche décore les bureaux de nombreuses administrations gaziotes. Sur la scène, le marié danse avec ses frères, brandissant joyeusement un pistolet qui passe de main en main au-dessus des têtes. Dans la salle, une partie du public est fâchée.

— C’est un chant politique qui n’a pas sa place dans un mariage, me dit Raïda offusquée.
Comme le reste de la famille, elle soutient le Fatah. Certaines femmes montrent leur désapprobation en tendant ostensiblement leurs pouces vers le bas. D’autres quittent la salle. Nous ne tardons pas à partir non plus.

La discussion dans la voiture est animée. Je comprends qu’il y est question de politique. La ritournelle propagandiste n’a pas été appréciée. La politique ne doit pas s’immiscer dans les fêtes de famille, la plupart d’entre elles ayant souffert des affrontements fratricides de juin 2007. Je suis surprise que l’on affiche si clairement des opinions contraires à celles du Hamas, un mouvement dont je connais le goût limité pour la tolérance. J’avais l’an dernier rencontré un militant du Parti communiste à Gaza Ville. Un homme dont le visage, les bras et les jambes portaient les séquelles d’une séance de torture administrée par les hommes de main du Hamas deux ans auparavant.
Le lendemain, je suis invitée à une remise de diplômes à l’université islamique. Des jeunes femmes ingénieurs en foulards colorés présentent le robot amphibie détecteur de métaux qu’elles ont fabriqué.

L’une d’entre elles, Houda, est la nièce de Ziad. Démonstration, applaudissements à tout rompre, collation, gâteaux au miel, jus d’orange, sortie en traversant le campus où quatre bâtiments ont été détruits par les bombardements. L’université islamique est le fief du Hamas. Pour l’occasion et parce que j’ai suivi les recommandations de Ziad, je porte une abaya noire et un hijab que Shereen m’a soigneusement épinglé.

Dans un coin, quatre barbus coiffés d’un petit bonnet de crochet blanc s’entretiennent. Des membres influents du mouvement islamiste.
— Celui de gauche est un cousin, lâche Ziad.

— Mais toi tu es du Fatah…
Je ne termine pas ma phrase. L’autre arrive à grands pas et serre Ziad dans ses bras. Prises de nouvelles de la famille, empoignades chaleureuses. On repart.
— Il le sait que tu es du Fatah ?
— Bien entendu ! rétorque Ziad en souriant de mon manichéisme. C’est ainsi dans toutes les familles. Souviens-toi de ce qui est arrivé au mariage hier. On essaie malgré tout de s’entendre au mieux.
— Bien sûr. Et quand ça dérape, vous vous
entretuez.
— C’est ça.

Le soir, nous rejoignons Ahmad, l’un des frères de Raïda, dans le garage. Il assemble trois motos arrivées en pièces détachées par les tunnels. Depuis peu, les motos ont fait irruption à Gaza. Made in China. Des modèles aux formes rétro qui ont valu une sérieuse recrudescence des accidents de la route.
Il a posé les pièces détachées sur le sol et s’efforce de reconstituer le puzzle.

— Tu sais faire ça, toi ? je lui demande.
— Maintenant oui, me répond-il, presque vexé.
— Mais comment as-tu appris ?
— La première fois je suis allé chez le garagiste,
j’ai vu comme il faisait, et maintenant je le fais moi même.
J’admire en silence cette faculté mimétique, me faisant la promesse solennelle de ne jamais monter sur l’un de ces engins dont une roue peut se détacher à tout instant.

………………….

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