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Vu de l’hôpital: La sale nuit du docteur Hocine (11)

publié le 04/04/2020 | par Jean-Paul Mari

Chronique de la bataille des hommes en blanc.
Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.


Il est arrivé de fort mauvaise humeur. Blême, les yeux creusés. A grogné : « sale nuit… » Et il est descendu aux urgences prendre son service à 8H précises. Hocine est un colosse, aux doigts de fée, mais aux pieds d’argile. Un grand gaillard, barbu, cicatrice en virgule sur la joue, à la fois jovial et tourmenté, qui grille sa vie au travail comme les quatre paquets de cigarettes qu’il fumait il y a un mois encore. Son premier amour est cet hôpital. Ascension fulgurante, interne, médecin-urgentiste, chef de clinique, praticien hospitalier, il sait tout faire, régulations, urgences, unités mobiles, réanimation.

Et puis, soudain, le vide, après les évènements sanglants dans la capitale. Hocine est profondément français, parisien, il porte la Commune – vive la sociale ! – tatouée sur son bras droit. Alors, voir la défiance envers les musulmans, se faire contrôler à chaque coin de rue. À quoi bon ? Quand sa femme tombe enceinte six mois plus tard, il repart soigner le cœur de la France profonde. Et misérable. Affronte la barrière de la langue, les patients psy ou alcooliques, les infarctus et l’obésité, les suicides et les plaies du monde. À l’apparition du Covid, il croit le discours officiel rassurant sur « la grippette ». Avant de croiser son professeur, sombre, qui lui lâche… « C’est sans précédent dans notre histoire ! »

Dans les bars, Hocine voit, effondré, les gens agglutinés faire la fête. Lui s’empresse de confiner ses parents, son ex-femme et la petite Rosa, trois ans à peine, « ma raison de vivre », qu’il ne voit plus depuis un mois. Crève-cœur. Depuis, il voit 80 à 100 malades du Covid par jour. Les Parisiens applaudissent le soir aux fenêtres et sa fille lui envoie des vidéos : « courage, papa ! » Au début, les soignants prennent leurs précautions. Puis on continue à soigner, avec ou sans masque.

Pas question de se retirer comme d’autres professions bien moins exposées. Où est la frontière entre droit de retrait et lâcheté ? Une nuit arrive une femme de 60 ans, d’origine maghrébine, en détresse respiratoire. À intuber d’urgence. Une nouvelle technique consiste à pratiquer l’opération au vidéolaryngoscope, façon de rester à trente centimètres du bouillon de culture de la gorge.

Pour Hocine, c’est la première fois. Comme le veut le protocole, il le fait sous le contrôle de deux autres médecins. Ne voit pas les cordes vocales. Hésite. Trop de sécrétions dans la trachée. On lui dit : « Tu y es, c’est bon. » Erreur. L’air pulsé part dans l’estomac. Vomissements. Après, tout part en vrille. Arrêt cardiaque, pneumothorax, la vidéo clignote, s’arrête. En panne !

Hocine est obligée d’annoncer aux enfants en pleurs que leur mère part en réanimation. Retour chez lui. Nuit sans sommeil à regarder des séries sans les voir. À 8H précises du matin, il est là, pour prendre son service. Prêt à mordre.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

 


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