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Vu de l’hôpital: «Peut-être que le dernier visage qu’il verra sera le mien»(10)

publié le 03/04/2020 | par Jean-Paul Mari

Chronique de la bataille des hommes en blanc.
Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.


Sa-tu-ré. L’hôpital est saturé. La réanimation, les urgences, les lits disponibles. On annonçait «en pic» un besoin maximum de 2 000 lits de réa en Ile-de-France. Seuil déjà dépassé. Il en faudra 2 800. Dans la cour du Samu, le carrousel des «camions» numérotés, les véhicules d’urgence médicalisés, devient infernal. Un, deux, trois… neuf camions au total tournent par tranches de vingt-quatre heures. Douze heures d’affilée pour le personnel, jour et nuit, jusqu’à la relève.

Tout craque. D’abord, le matériel. Pousse-seringue, combinaisons, respirateurs, tout manque. «On déshabille Jacques pour habiller Paul», dit Antoine (1), le logisticien, qui joue les acrobates. Pénurie de kits de protection en plein week-end. Le magasin de l’hôpital est fermé à double tour : «J’ai appelé le serrurier. On a forcé la porte du magasin. Mon chef m’a dit : « S’il le faut, défonce-la ! »»

Les armes fatiguent, on manque de munitions, l’ennemi est en surnombre, mais… les hommes en blanc tiennent. Et c’est stupéfiant. Ils ont les yeux cernés, le teint blême, grognent, aboient, s’engueulent, pleurent parfois, mais ils font face. Et grâce à eux, le système encaisse tout.

En première ligne, Sarah, 28 ans, jolie blonde, infirmière-anesthésiste. C’est elle qui, dans le «camion», intube le malade, art brutal et délicat. Là, tout est inhabituel. Trop d’urgences vitales. Des «jeunes» de moins de 50 ans, et parfois des très jeunes d’à peine 20 ans. Ils allaient bien, et puis à J + 7, en deux, trois heures, les voilà en détresse respiratoire aiguë. Elle se penche sur son patient, l’endort : «Ça me fait de la peine. Peut-être que le dernier visage qu’il verra sera le mien avant de l’intuber. Et qu’il ne se réveillera plus.»

Dans les Ehpad, les plus anciens n’iront pas en réa et vont mourir dans leur chambre, seuls, sans famille. Sarah a craqué devant «ce petit vieux, 86 ans, ses yeux bleus, sa voix de père Noël». Ses joues trop roses disaient qu’il avait profité de la vie. L’intuber à son âge ? Pas raisonnable. D’ailleurs, il refuse l’hospitalisation.

«Je veux fumer.» «Quoi ! Avec votre bouteille d’oxygène, vous allez faire sauter la chambre !» Il rigole : «Allez ! Une dernière cigarette.» Sarah coupe l’oxygène. Il fume : «Elle est bonne !» Elle lui tient la main : «Là, j’avais l’impression d’être utile, de faire mon travail.» Elle le quitte les larmes aux yeux.

Le matin, pas le temps de réfléchir. C’est le soir qui est dur : «Au retour, je roule, absente, en apesanteur.» Tout revient. Ces quatre heures perdues à remplacer un respirateur en panne, les deux infirmiers-anesthésistes contaminés à force de se faire cracher au visage lors de l’intubation. Et son vieux fumeur de l’Ehpad, son rire et ses yeux bleus.

Célibataire, Sarah n’a pas à s’isoler en rentrant chez elle, comme ses collègues qui ont une famille à protéger. Et elle a confiné ses parents bien avant la date officielle. «La nuit, tard, je m’endors d’un bloc. Ou je psychote…» Dans ses cauchemars, elle est attaquée par un gros tigre noir, raconte-t-elle. Soudain, la sirène. Appel au haut-parleur. «J’y vais.» Elle s’échappe.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

 


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