Jean-Paul Mari présente :
Le site d'un amoureuxdu grand-reportage

Vu de l’hôpital: Le malade, c’est Steph, logisticien au Samu (12)


publié le 05/04/2020 | par Jean-Paul Mari

Chronique de la bataille des hommes en blanc.
Jean-Paul Mari suit au jour le jour le combat d’une équipe médicale dans un hôpital d’Ile-de-France.


Aux urgences, la nuit a pris ses couleurs. Les murs blanchâtres, le scintillement des moniteurs, l’éclat bref des portes vitrées coulissantes, les taches bleues et vertes des blouses des médecins. Il est minuit, tout est étrangement calme, le temps est suspendu. Cet après-midi, c’était infernal. Un défilé de «Covid +», au septième jour, quand le virus s’en prend vicieusement aux poumons. Là, reste le poids du silence et l’odeur de la fièvre. On chuchote à travers les masques de papier. Les chariots glissent sans bruit. Malades et soignants marchent à petits pas sur la crête étroite qui sépare la vie de la mort.

Sur un lit, une très vieille dame, visage de porcelaine mais corps ratatiné, la peur dans les yeux. Pas une plainte, ne dit rien, comme si elle avait peur de déranger. Sur un autre, une Africaine enroulée dans son voile noir. Sans domicile, expulsée de chez elle à l’automne, elle montre tous les signes du mal, erre dans les rues avec son souffle court, repoussée par les autres, avant d’atterrir ici. Délirante, elle parle de se suicider. Mais où envoyer une SDF, psy et Covid ?

Soudain, la porte coulissante s’ouvre, lever de rideau sur la tragédie. Un homme sur un chariot. Noir, crâne lisse, corps massif et musclé, la poitrine couverte par un tatouage, il exsude la fièvre, étouffe. Malaise dans l’équipe. L’infirmière le tutoie. Le malade, c’est Steph (1), logisticien au Samu. Et son épouse blonde, qui l’accompagne, est infirmière ici même, aux urgences.

Saturation oxygène à 78 %, c’est trop bas ; fréquence respiratoire à 50 par minutes, c’est trop rapide : «Un tableau à partir en vrille… Ça sent l’intubation», murmure un médecin. On le met nu pour le couvrir d’électrodes. Lui est anxieux, mais pas agité, fait ce qu’on lui dit. Il sait. Les autres aussi. Personne n’est surpris, même si c’est toujours un choc quand la chose qu’on voit tuer les autres vous saisit brutalement à la gorge.

L’équipe s’active, parle à voix basse, gestes professionnels mais cœur pincé. Steph part au scanner, pour en savoir plus sur l’invasion de ses poumons. «Je me débrouille pour lui trouver un lit en réa, près de nous», souffle un soignant à son épouse. La jeune femme se mord les lèvres. En réanimation, 55 % des patients succombent. Un sur deux.

Le scanner confirme : c’est sévère. Va pour l’Opti-flow, une oxygénation maximum, jusqu’à 60 litres par minute, si fort qu’il faut humidifier les poumons pour ne pas les brûler. Steph part sur un chariot. Elle, les yeux rouges, reste là, son sac plastique transparent à la main, avec les affaires de son mari. Elle aussi est positive au Covid.

La porte d’entrée coulisse, le carrousel reprend. Taches bleues et vertes, lumière pâle, cliquetis des moniteurs, les urgences sont reprises par la fièvre de la nuit. Il est 4 heures du matin. Coup d’œil aux écrans qui diffusent les informations : «Tiens, on vient de passer le cap du million de cas dans le monde.»

(1) Le prénom a été modifié.


TOUS DROITS RESERVES