Lui aussi est fatigué. Être psy dans un hôpital aujourd’hui, c’est – un peu – comme faire de la «psychiatrie de l’avant» sur un terrain de conflit. D’abord, il y a les patients de l’extérieur. Très vite, le docteur Sofiane (1) les a vus arriver en plein délire. Dans ce quartier poliment qualifié de défavorisé, ils parlent toutes les langues, ont besoin d’interprètes, n’en ont pas. Alors on appelle à l’aide – «Demande au Dr Z, il parle tamoul, non ?» – pour une pratique à la limite de l’ethnopsychiatrie : «Ils voyaient des djinns, parlaient des forces maléfiques.» Et puis il y a les soignants, ceux qui ne prennent pas rendez-vous, mais qu’on croise dans les «interstices», un couloir, le coin café ou à l’«aquarium», l’ensemble vitré des urgences.

En dix-huit ans de pratique, le psy a vu se dégrader un hôpital en souffrance et entendu les soignants crier dans le vide. Le mépris ? Au mieux, l’indifférence. Le virus a tout bouleversé. On les applaudit au balcon le soir à 20 heures, le pays les découvre, le Président s’incline bas devant leur dévouement, leur sacrifice : des «héros» !

Au début, forcément, la mobilisation, l’excitation, cela redynamise une équipe, «jusqu’au narcissisme», analyse le freudien. Après, très vite, les équipes réalisent l’ampleur de la tâche – du devoir ? – qu’on leur assigne. Quand Dieu et la patrie ont moins d’écho et que les philosophes se taisent, les voilà investis des dernières valeurs, liberté-égalité-fraternité et surtout solidarité.

Mission quasi messianique. Eux que le Covid décime chaque jour un peu plus. C’est trop. Et embarrassant pour les soignants qui se perçoivent comme des aidants, pas des soldats. Les voilà pris par le doute, l’angoisse, l’insomnie. Serons-nous à la hauteur de la vague ? Qui, parmi nous, sera le prochain malade, le prochain mort ? Le travail submerge : «Je bosse, je mange vite, je dors peu, dit un brancardier à son collègue. Tu as une famille, toi ? Moi, plus vraiment.»

Gardes, remplacements, dépassements, travailler jusqu’au burn-out. Ici, un médecin qualifié parcourt les services – sans masque ! – en répétant, sonné : «Je suis positif… positif.» Les autres veulent le raisonner. Lui veut continuer. Deux infirmières qui s’effondrent en pleurs. Ou un autre, jeune urgentiste, brillant, dévoué, surinvesti, qui se fige en pleine action, désorienté : «Mais… dites-moi… qu’est-ce que je fais ici ?» Il ne sait plus. On appelle cela un Ictus amnésique. Un peu de Valium, du repos, et il retrouvera tout, très vite. Sauf son poste.

Les psys eux-mêmes sont frappés. Une infirmière, un psychologue et deux médecins psychiatres sont déjà tombés malades. Et il arrive au docteur Sofiane, lui aussi, de douter : «Parfois, j’aimerais en faire bien plus, aller en réanimation pour aider. En première ligne.»

(1) Le prénom a été modifié.