6/ Nuevo Laredo, Mexique: La peur règne sur la ville.
Ils sont venus en pleine nuit, chez lui, sont entrés dans la chambre et ont ouvert le feu. Mauro, le journaliste mexicain, a sauté de son lit pour éviter les balles, mais son fils de 20 ans a été blessé aux jambes. En novembre dernier, il est à la morgue de la ville pour photographier les six corps d’un massacre de narcotrafiquants. Un commando débarque dans l’hôpital, le séquestre, détruit son appareil et prévient : « C’est la dernière fois, tu entends ? »
Mauro m’a donné rendez-vous dans un café discret. Il a 53 ans et vit ici depuis vingt-cinq ans, son diagnostic est clair : « La ville est entièrement contrôlée par la mafia. » Toute la ville…c’est-à-dire, la sécurité ou plutôt l’insécurité de sept cents mille âmes, les commerces, les bars, les restaurants rackettés, les entreprises de travaux publics et le réseau de l’immigration clandestine. Mais aussi les cliniques et leurs médecins, les avocats, les politiques bien sûr et même les journalistes, « une honte pour notre métier ! » dit Mauro qui, impuissant, doit mesurer le moindre mot de ses articles.
Et la police ? Il sourit. Le dernier reporter venu de Laredo, la ville américaine de l’autre côté du pont, était jeune et plein d’allant. Il a écrit deux ou trois articles spectaculaires avant de se faire arrêter à la frontière par les policiers mexicains qui l’ont interrogé, fouillé et menacé : « Si nous ne le faisons pas, « d’autres » le feront »… le reporter n’est plus jamais revenu !
Les autres ? Ce sont les membres de deux gangs qui se disputent la ville : le « Cartel du Golfe » installé à Nuevo Laredo et le « Cartel d’El Chapo » qui a décidé de prendre la cité d’assaut et de s’assurer le contrôle de la route Interstate-35, axe majeur entre le Mexique et le Canada, où transitent chaque jour 6000 poids lourds dont certains chargés de cocaïne, de marijuana et d’immigrants. Du coup, les rues de Nuevo Laredo sont devenues un champ de tir à ciel ouvert. Mauro se souvient pourtant d’une ville calme dans les années 70.
El Toro. En 1979, les bandes s’entretuent à l’extérieur de la ville, version Chicago des grandes années et le gouvernement envoie un procureur de fer, justement nommé « El Toro » et la vie reprend gentiment, au rythme d’un mort par mois. Aux élections de 1999, le gouverneur change et le fond de l’air aussi. Les gangs, constitués en véritables armées, tuent tout ce qui résiste, proteste et critique au rythme de 55 à 75 assassinats par an. Des enfants des rues commencent à jouer de la gâchette entre 8 et 14 ans. Et les tueurs des cartels inaugurent un nouveau procédé appelé « El guiso » : une forme de baril-chaudron, un tonneau vide, un tiers d’essence, un supplicié mort ou vif et une allumette.
En 2005, 182 morts ; en 2006, 186 cadavres : Nuevo Laredo panique, 600 commerçants ferment leurs portes, « El Rancho », le plus célèbre restaurant du coin, déménage en Amérique, de l’autre côté du pont et 3000 familles, les plus riches, font de même. Terrifiés, les émigrants clandestins, pourtant durs au mal, préfèrent faire un large crochet et passer le Rio trente km plus loin. Et puis soudain, cette année, tout semble s’arrêter. « Comme si l’un des deux cartels avait gagné la guerre », souffle Mauro.
Les nettoyeurs.Il s’interrompt, un garçon de café s’approche de notre table. Coup d’œil alentour et Mauro explique à voix basse : avec les « nettoyeurs », des groupes en camionnette qui ramassent les corps et les abandonnent dans le désert, il n’y a plus d’assassinats à élucider. Il sait que la véritable raison de cette « paix » est que les gangs contrôlent désormais la ville de bas en haut. Désormais, les mafieux sont devenus patrons d’entreprise, PDG de société ou directeurs de banque, des gens respectables. Bientôt, ils seront élus.
Et ce n’est pas la police ou la justice qui ira les contrarier. Quant aux douaniers mexicains, dont l’intégrité est discutée, ils n’osent plus se promener côté américain parce que la Border Patrol US a reçu l’ordre de leur retirer leur passeport ! Peu importe. A Nuevo Laredo… tout est calme ! Ou presque.
Dessins de Yann Le Bechec
Photos de Jean-Paul Mari et Yann Le Bechec.
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