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Édito. « Avec la mort de Béatrice Vallaeys, une lumière s’éteint », par Laurent Joffrin.

Edito Bloc-Notes publié le 25/06/2022 | par grands-reporters

Cheffe d’orchestre minutieuse, amie aussi volubile qu’à l’écoute, femme engagée à gauche et contre le sexisme, la journaliste qui fut un pilier de «Libération» pendant plus de quarante ans vient de mourir.

Adieu à une figure historique de «Libération»
Un rire, une silhouette longiligne et droite, un pas rapide, et ces conversations au débotté dont elle avait le secret, sur tout, sur rien, mais jamais pour rien, sur l’actualité du jour ou sur ces mille projets qu’elle gardait en tête : c’est avec sidération et un immense chagrin que nous avons appris lundi la mort de Béatrice Vallaeys, figure historique de «Libération».

Nous avons eu la chance et le plaisir de travailler pendant de nombreuses années à ses côtés, de batailler avec elle pour faire de «Libération» le journal de toutes les audaces et de célébration de tous les moments marquants de l’histoire.

«Libération», pour ceux qui y sont passés, pour ceux qui y travaillent aujourd’hui, est une grande famille journalistique, et Béatrice en était une marraine de choix. Nous savons ce que ce journal lui doit, nous savons ce que nous lui devons. Au nom de l’ensemble de la rédaction de «Libération», la direction s’associe à la peine de sa famille et de ses amis.

Comme il y a des villes lumière, Béatrice était une femme lumière. Son sourire éclairait ses interlocuteurs, son rire les faisait rire : ils en devenaient lumineux à leur tour.

Qui peut dire l’agrément – le plaisir – qu’il y eut à travailler près de deux décennies avec une femme qui préférait rire de l’existence plutôt que s’en plaindre, qui savait parfaitement son métier mais affectait de ne pas le prendre au sérieux ? Tous ceux qui l’ont connue, à Libération qui fut sa vie, se souviendront de ce rire et de cette lumière rehaussée par sa blondeur, de cette joie qui n’était pas de commande, qui était son humeur habituelle, pour ainsi dire sa philosophie, même au milieu des épreuves qui ne l’ont guère épargnée.

Béatrice Vallaeys nous a quittés un jour de canicule, ultime touche d’humour noir, dans la plus grande chaleur climatique pour elle qui incarnait la plus grande chaleur humaine.

Elle était bavarde, diront les uns. Oui, mais elle disait des choses intéressantes. Sur le journalisme, sur Libération, sur la justice, sa rubrique durant de longues années, sur son fils, Félix, son trésor, sur François, son compagnon, son ami et son amour, sur le féminisme, son premier combat, sur le gauchisme, sa passion de jeunesse, sur la mode et la politique, sur la culture dont elle avait dirigé le service au journal, sur la Belgique, sa première patrie, sur le Congo de son enfance coupée par l’exil, elle était drôle, intelligente, intarissable.

Ces mots qui se bousculaient en rangs serrés n’étaient jamais ni creux ni gratuits. Ils disaient la vie, la sienne qu’elle contait volontiers et celle des autres, qui lui importait plus.

Sens de la fraternité

Béatrice avait de fortes convictions mais elle pouvait aussi s’en moquer, selon une politesse de l’engagement qui tend à se perdre. Née dans le Congo belge, devenue anticolonialiste, elle confessait parfois, avec un brin de provocation, sa nostalgie de la vie coloniale qui était celle de son enfance, tout en recommandant la lecture du livre fleuve de David Van Reybrouck qui ne cachait rien des horreurs de l’ordre instauré par le roi Léopold.

De la Belgique, elle avait cultivé l’humour et le sens de la fraternité. Elle citait toujours cette phrase du début de la Guerre des Gaules de César : «De tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus courageux.» Un héritage, en somme.

Comme toute cette génération 68, elle avait, en quelque sorte, voulu compenser les fautes de la génération précédente en choisissant le militantisme révolutionnaire, dont elle raillait volontiers, après-coup, les travers intolérants. Avec Gilles Millet, Claude Maggiori et quelques autres, elle avait formé la «bande de Melun», surnom donné au groupe de la Gauche prolétarienne (GP) qui rêvait du grand soir dans cette calme préfecture.

Algarades homériques

En 1973, percevant ce qui était à leurs yeux l’impasse de la révolution violente, les militants de la GP s’étaient tournés vers le journalisme, préférant faire, autour de Serge July, un quotidien bien réel plutôt qu’une guérilla chimérique. Grande et blonde, avec un visage d’ange et des minijupes diaboliques, elle semblait sortie d’un magazine de mode pour aider à faire le journal du peuple.

Dans une société machiste, les révolutionnaires n’avaient guère été touchés par la révolution féministe. Les femmes en milieu gauchiste devaient se battre comme ailleurs. Béatrice dut donc lutter pour conquérir sa place, révélant un caractère où le courage devait souvent suppléer la bienveillance. Alors l’abondance des mots lui servait à dire leur fait aux chefs convaincus de la supériorité masculine.

Exigeante, dévouée à son journal avant toute chose, elle ne passait rien à ceux qu’elle jugeait dans l’erreur déontologique ou dans la facilité militante et les comités de rédaction devaient subir des algarades homériques. Elle a d’abord pris en charge la rubrique Justice, à une époque où les libertés publiques et les droits de la défense étaient sous étroite surveillance, tissant des liens amicaux avec Robert Badinter, Henri Leclerc ou Louis Joinet, dont elle épaulait les combats pour une magistrature plus juste, des prisons plus humaines et des châtiments plus civilisés.

Savoir-faire rigoureux et rigolard

C’était une femme : elle fut donc assignée par les mêmes chefs à la couverture du mouvement des prostituées avec qui elle établit une relation confiante faite de drôlerie et d’empathie. Puis, après 1981, année de la refondation de Libé, nous avons dirigé ensemble le service Société, groupe turbulent et excentrique, au sein d’un journal qui l’était déjà passablement, avec son lot d’anciens terroristes, de néo-junkies et de futurs écrivains.

Béatrice écrivait bien mais peu : elle avait compris le rôle crucial dans un journal de ceux qui ne signent pas d’articles mais qui mettent en valeur ceux des autres, relectrice minutieuse, organisatrice intraitable sur les remises de copie, cheffe d’orchestre qui veillait au rythme des pages et au tempo des maquettes. Elle a ensuite dirigé les pages Culture, puis les pages Idées, avec le même savoir-faire rigoureux et rigolard.

Sa fierté principale restait le magazine du week-end qu’elle avait enfanté seule et dirigé à sa guise, apportant sa part de rêve, de création et d’humour à une actualité trop souvent tirée vers le sinistre. Elle était un gracieux pilier du journal, dont elle incarnait la mémoire et l’esprit, fait d’engagement et d’ironie, de sérieux sur le fond et de légèreté sur la forme, de cette volonté opiniâtre, selon le mot de Sartre, de «penser contre soi-même».

Elle avait ensuite pris du champ, dédiée à ses projets personnels, des livres et des films, qu’elle menait avec la même application joyeuse, tout en combattant à force d’éclats de rire un cancer tout aussi opiniâtre, qui avait fini par reculer devant son courage. Le temps, comme toujours, a eu raison de cette volonté de vivre. Mais l’amitié demeure, qu’elle cultivait comme une plante rare. Ce qui me permet de dire, comme un motif de fierté et de douleur à cause du verbe à l’imparfait : j’étais l’ami de Béatrice Vallaeys.

 

Article publié dans Libération le 25 juin 2022

Béatrice Vallaeys, 21 février 1981, arrêt du journal (© Photo Christian Poulin – 0175)

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