Estonie. Kaja Kallas, la « passionaria » anti-Poutine
Elle est balte, a gouverné son pays et assure la politique étrangère de l’Europe. L’Estonienne connaît les Russes et s’en méfie comme de la peste

Une Estonienne, élégante mais ferme, à la tête de la diplomatie européenne
Elle promène, souriante, sa silhouette élancée et sa blondeur nordique dans les couloirs du Berlaymont, l’imposant siège de verre et d’acier qui abrite à Bruxelles les bureaux de la Commission européenne. Kaja Kallas y occupe, depuis décembre 2024, le poste de vice-présidente, mais surtout la responsabilité cruciale de haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité. Jusqu’alors, le poste avait été occupé par un « grand pays ». Cette fois, s’il a échu à une Estonienne représentante d’un petit État balte qui compte 1,4 million d’habitants, c’est qu’il y a quelques raisons. Cette femme politique balte a montré une certaine fermeté dans ses fonctions passées au service de son pays vis-à-vis de la menace russe, qui tranche avec les hésitations de son prédécesseur Josep Borrell. L’Espagnol, face aux Russes, s’était montré très, trop, soucieux de ne pas briser l’unité européenne. La « Kallas », elle, a de la voix et sait se faire entendre…
L’Estonie, une histoire marquée par la domination russe
L’Estonienne a 48 ans et déjà un long passé politique. Elle a été Première ministre de l’Estonie, de fin janvier 2021 à fin juillet 2024. L’histoire des pays de la rive orientale de la mer Baltique explique beaucoup de son hostilité aux voisins russes, éternellement menaçants. En 1710, l’Empire russe s’empare de ces territoires. En 1920, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie deviennent indépendantes. À peine deux décennies plus tard, à la veille du second conflit mondial, en vertu des clauses secrètes du pacte germano-soviétique, l’Armée rouge envahit les Baltes. Puis, en 1941, l’Allemagne nazie attaque l’Union soviétique, s’empare à son tour du pays. En 1944, l’Armée rouge revient. Une résistance clandestine estonienne se constitue. Elle est durement réprimée. En 1991, l’éclatement de l’URSS permet enfin aux Estoniens de retrouver leur indépendance.
Une hérédité politique et une hostilité assumée
La famille de Kaja Kallas a été directement victime de ces soubresauts de l’Histoire. Elle est née dans la capitale, Tallinn. Son père a été Premier ministre et commissaire européen. Sa mère, alors âgée de six ans, sa grand-mère et son arrière-grand-mère ont été déportées en Sibérie dès l’été 1940. Il est vrai que son arrière-grand-père, Eduard Alver, un des fondateurs de la République d’Estonie, de la Ligue de défense estonienne, avait dirigé en 1921 la police de sécurité et de renseignement de son pays libéré de l’emprise tsariste. Cette hérédité ne fait pas de Kaja une amie des Russes et de Vladimir Poutine. Mais elle lui a donné, dans son pays, une sorte de légitimité historique et politique. Après des études de droit, une inscription au barreau, un « executive master of business administration », la voilà avocate d’affaires. Mais très vite, elle entre en politique.
Une ascension rapide, un style assumé
Kaja Kallas adhère au Parti de la réforme, d’inspiration libérale, fondé par son père. Mais elle n’entend pas n’être qu’une héritière. Elle devient députée européenne. En 2019, sa formation, dont elle a pris la tête, remporte les législatives. Mais elle n’arrive pas à former une coalition pour gouverner. Ce n’est que partie remise. Un an plus tard, elle y parvient, cette fois avec l’aide du Parti du centre, mais aussi des socio-démocrates. La voilà Première ministre. Dès l’attaque de l’Ukraine par la Russie, elle réclame des sanctions, de plus en plus nombreuses et sévères, se bat pour une aide militaire constante et accrue en faveur du pays agressé. En mars 2023, les législatives la renforcent. Son troisième gouvernement fait voter le mariage entre personnes du même sexe. Mais la radio publique révèle que la société de transport de son mari a poursuivi ses livraisons avec la Russie après l’invasion de l’Ukraine. Scandale, polémique. Elle refuse de répondre devant le Parlement.
Une étoile à Bruxelles, une cible pour Moscou
Dès lors, sa situation politique intérieure se dégrade. Le gouvernement russe la met sur une liste de personnes recherchées pour la destruction de monuments en hommage aux soldats soviétiques. Du coup, sa stature internationale de passionaria anti-Poutine se renforce. Elle est pressentie pour devenir secrétaire générale de l’OTAN. Mais le 27 juin 2024, le Conseil européen la désigne pour devenir la ministre des Affaires étrangères de l’Union. En moins d’un an, elle a montré une fermeté sans faille. Ce qui lui vaut la défiance de certains diplomates nationaux. Sans doute énervés de voir une femme issue des anciens pays de l’Est désignée à une telle fonction. Mais surtout, bon nombre d’entre eux la trouvent trop exclusivement anti-russe et sans attention au reste du monde. Certains notent son « manque de tact ». Son projet de sanctionner la Géorgie, gouvernée par des pro-Poutine, ou de pousser pour toujours plus d’aide à l’Ukraine, irrite parfois.
Une « dame de fer » des temps modernes
En réalité, elle dépoussière la diplomatie européenne et préfère affirmer ses points de vue que chercher systématiquement le compromis. Bien sûr, une femme autoritaire, c’est toujours insupportable pour certains. Alors la voilà qualifiée de « dame de fer ». Un hommage rendu à la force de ses convictions.
Elle a dit:
« L’Europe est un projet de paix. Il a été créé pour que nous n’ayons pas de guerres entre les membres de l’Union européenne, et nous n’en avons pas eu. » Interview à « Face the Nation » en mars 2025.
« Si nous ne tirons pas les leçons et ne poursuivons pas les crimes d’agression, les crimes de guerre continueront simplement. »Déclaration à la conférence sur la sécurité de Munich en février 2023
« La paix n’est pas l’objectif suprême. L’objectif suprême est que ce que la Russie a fait à l’Ukraine ne puisse jamais se reproduire. » Interview accordée à Die Zeit en octobre 2023.
« Je refuse d’être réduite au silence — je continuerai à soutenir vocalement l’Ukraine et à plaider pour le renforcement des défenses européennes. » Déclaration en février 2024, en réponse à un mandat d’arrêt émis par la Russie à son encontre.
« Vous pouvez m’appeler Kaja. Nous sommes une société égalitaire. » Lors d’un entretien avec le psychologue Adam Grant.
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