Le quotidien d’une femme journaliste en Afghanistan
Journaliste pour le média en exil “Zan Times”, Sana Atlif raconte son quotidien de femme journaliste. Plus qu’une mission, un sacerdoce. Récit

Il est 9 h 30. Mon père est parti assister aux funérailles d’une connaissance, et n’est toujours pas de retour alors qu’il devait m’accompagner pour mon reportage. Or ma source n’est disponible que le matin. J’attends encore deux heures et demie avant de me décider à sortir sans mahram [un “gardien”, soit un homme de sa famille].
Je vérifie une nouvelle fois le contenu de mon sac à dos pour être sûre que ma carte de presse, des documents de l’université ou mon carnet de notes ne s’y trouvent pas. Je laisse mon smartphone à la maison et prends à la place le vieux téléphone de ma mère pour pouvoir recevoir et envoyer des appels, et effectuer des enregistrements. L’écran de l’appareil est fissuré, et son étui en sale état. Au moins, avec cela, je ne devrais pas attirer l’attention des talibans aux points de contrôle.
Je suis toute de noir vêtue, de la tête aux pieds, avec mon hidjab, mes gants, mes chaussettes et mon grand tchador, mais cela ne suffit pas : il faut aussi que je mette une burqa bleue à l’allure de cage par-dessus le tout. Sous ces multiples épaisseurs, il est très difficile de respirer normalement.
Enfermée dans le coffre
Le trajet entre ma maison et l’hôpital dure une trentaine de minutes. À cause des restrictions imposées par les talibans et des fouilles fréquentes, le chauffeur de taxi n’autorise pas les femmes à s’asseoir sur le siège avant, même accompagnées d’un tuteur masculin. Je suis donc obligée de prendre place dans le coffre de la voiture aux côtés de trois autres femmes. Voyager dans le coffre est devenu la règle pour les femmes !
On y étouffe, faute d’arrivée d’air frais. Au bout de quelques minutes, je suis d’ailleurs prise de violents maux de tête, et je commence à avoir des nausées.
J’arrive enfin à l’hôpital où je vien
s interviewer une sage-femme. Durant notre conversation, celle-ci manifeste une grande anxiété. Elle redoute en effet d’avoir des ennuis si jamais un patient venait à entrer ou si un membre du personnel de l’hôpital venait à surprendre nos propos. Je suis également inquiète, car si quelqu’un ici se rendait compte que je suis journaliste, il pourrait me dénoncer aux forces de sécurité talibanes en poste sur place.
Dans le vacarme des hommes
Au départ, je me suis lancée dans le journalisme avec beaucoup d’enthousiasme, mais sans avoir bien conscience de toute la complexité du métier. C’est l’exemple de remarquables journalistes de ma communauté qui m’a inspirée, mais je ne comprenais pas trop le rôle vital joué par les femmes journalistes. Je n’avais pas conscience de l’existence de voix silencieuses enfouies au plus profond de la société, des voix que l’on n’écoutait jamais, des voix perdues dans le vacarme des hommes.
À la suite de la prise de pouvoir des talibans [qui ont envahi Kaboul en août 2021] et des restrictions sévères imposées aux femmes, les provinces du Sud ont subi de plein fouet la répression. Les femmes ont été rayées du champ journalistique. Les médias se sont tus et, dans ce silence, la société est devenue complètement sourde à la voix des femmes, déjà à peine audible.
Je me souviens d’un jour où les gens étaient descendus dans la rue pour manifester dans le centre-ville. J’ai vu un journaliste s’approcher d’une femme âgée pour l’interviewer. Soudain, un combattant taliban a surgi de la foule et s’est jeté sur le journaliste. Il a écrasé son appareil photo en hurlant : “Comment oses-tu parler à une femme qui n’a aucun lien de parenté avec toi ?” L’homme armé a également proféré des menaces à l’encontre de la femme âgée.
Bannissement des voix féminines
À ce moment-là, je me suis dit qu’elle aurait sans doute eu plus de facilité à se confier si le journaliste avait été une femme. Ce jour-là, j’ai compris que nous avions plus que jamais besoin de femmes journalistes. Et que j’en serai, coûte que coûte.
Dans le sud de l’Afghanistan, être journaliste n’exige pas seulement de faire preuve de courage. Quelques mois après la prise de pouvoir par les talibans dans ma province, un décret a été publié :
“La profession de journaliste est désormais interdite aux femmes.”
Peu après, la voix des femmes a été déclarée aurat (“devant être cachée”), et toute voix féminine a été bannie des ondes radio. Trouver des sources fiables pour mes articles est de plus en plus compliqué. Dans une société plongée dans la méfiance, comment vérifier la véracité des faits que je relate ?
Récits interdits
Il m’arrive de passer des jours et des semaines à chercher une source fiable. Et même lorsque j’en trouve, il n’est pas toujours facile de gagner la confiance de mes informateurs. Les gens ont peur de leur propre ombre. Nombreux sont ceux qui voient un agent des services de renseignements dans toute personne qui s’adresse à eux pour une interview, et leurs craintes ne sont pas tout à fait infondées. Pour chaque histoire que je veux raconter, il faut que j’en passe par là.
Néanmoins, le plus dur, c’est d’arriver à recueillir des récits jamais révélés jusque-là. Parmi les femmes que j’ai interviewées, beaucoup m’ont avoué que c’était la première fois que quelqu’un les interrogeait sur leurs souffrances. Et la première fois que quelqu’un les écoutait sans jugement ni parti pris, comme certaines me l’ont confié :
“Nous n’avons jamais eu le courage de partager nos problèmes avec un journaliste homme.”
Une autre gageure : prendre des photos en ville. À chaque fois que je veux immortaliser un instant avec mon appareil photo, je dois constamment être sur mes gardes, m’assurer que ce que je fais n’éveille aucun soupçon et qu’aucun agent taliban ne se trouve dans les parages.
Faire entendre les voix tues
Même si elles sont entièrement voilées sous des burqas et des tchadors, il peut se révéler dangereux de prendre des photos sur les marchés pour femmes. Les gens ne veulent pas apparaître sur la moindre photo, même à l’arrière-plan. La présence d’une femme est interdite, quel que soit le cadre dans lequel elle se trouve.
Le comble, c’est que, dans mon entourage, plusieurs personnes – des parents éloignés ou des voisins – soutiennent les talibans. Si jamais elles découvrent que je suis journaliste, c’est non seulement ma vie, mais aussi la sécurité de ma famille qui seront menacées.
Pour autant, quoi qu’il arrive, je sais que mon travail n’aura pas été vain, dès lors que je serai parvenue à faire entendre dans le monde la voix de ces femmes qui n’ont jamais été écoutées. Quand je pense à la portée de mon travail, j’en oublie combien je crève de chaud sous la burqa, que je vis dans un état d’anxiété permanent, avec la peur d’être arrêtée et maltraitée, et toujours inquiète pour la sécurité de ma famille.
Je sais que notre société a plus que jamais besoin de femmes journalistes. Et tant que certaines histoires ne pourront pas être racontées, je continuerai sur cette voie. Il en va de ma responsabilité de journaliste.
Sana Atlif (pseudonyme)
Cet article a été republié par Courrier International
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