Fatma A. Sortir de l’enfer
Sœur d’un des plus hauts cadres français de Daech en Syrie, poids lourd de la galaxie djihadiste, Fatma A. raconte une vie sous emprise

Un ouragan.
Une énergie débordante. Fatma A. ne correspond en rien à la jeune femme décrite dans le livre qu’elle vient de publier. Les cheveux noirs et longs, vêtue d’un sweat-shirt jaune et d’un legging noir, elle affiche un look d’une maman de 33 ans, bien dans ses baskets, qui semble ne rien vouloir rater d’une vie un temps confisquée.
« Je sais que certains dingues radicalisés peuvent s’en prendre à moi »
La rencontre avec Fatma A. et Magali Serre, co-auteure du livre – se fait à l’abri du froid qui a saisi Paris ces derniers jours. Les deux femmes ont beaucoup échangé avant de s’embarquer dans cette aventure. «J’ai bien mis en garde Fatma, explique la journaliste. Raconter sa vie, et la sienne en particulier, ce n’est pas rien. Il y aurait un avant et un après. » Le besoin de se décharger d’un poids, celui d’aider d’autres femmes comme elle, ont motivé Fatma A.
«On m’avait emboucané le cerveau, s’enflamme-t-elle. Je me suis dit : vas-y, parle, parce que même si j’ai été cette personne à un moment donné de ma vie, que j’ai vécu prisonnière d’une idéologie absurde, cela ne me définit pas entièrement. » Mais il a fallu être prudente : «Pas parce que j’ai peur du regard et de l’opinion des autres, mais je sais que certains dingues radicalisés peuvent s’en prendre à moi. Il y aura bien un héros du 93 qui va se dire : « tiens, allez, je vais me faire la sœur de Boubaker el Hakim. » »
Une jeune femme d’une force singulière
Après avoir passé plus d’une heure avec elle, on est presque étonné de cette prudence, tellement la jeune femme dégage une force singulière pour un parcours qui l’est tout autant. Le djihadisme n’est pas une mince affaire dans notre pays. L’anniversaire des dix ans de la tragédie de Charlie Hebdo, au cours de laquelle douze membres du journal satirique ont été assassinés, le rappelle douloureusement.
Choisir de revenir sur un parcours où elle fut elle aussi une victime est un choix périlleux. Fatma A. n’a pas hésité :« l’emprise existe. Ce que j’ai vécu, d’autres jeunes filles le vivent encore aujourd’hui, quelque part, en France. Pas besoin d’aller en Syrie. J’en suis sûre. Lorsque je suis sortie de cet enfer, j’ai respiré un grand coup. La douleur était encore présente, bien évidemment. Mais grâce à certaines associations, j’ai aussi rencontré des gens qui savaient de quoi je parlais. Enfin. »
Des souliers vernis pour les filles
Être la sœur d’un des plus hauts cadres français de Daech en Syrie, Boubaker el Hakim, et la femme de Peter Chérif, autre poids lourd de la galaxie djihadiste, relève d’un CV peu ordinaire et dont elle se serait bien passée. Au départ pourtant, la famille, certes un peu bancale – pas de papa mais une mère dévouée. Noël est célébré avec une robe et des souliers vernis pour les filles et des chemises soigneusement repassées pour les garçons. Le poison d’un islam dévoyé n’a pas encore franchi le seuil de la maisonnée. La maman, immigrée de Tunisie et fuyant la misère, est un peu cabossée.
Le début de l’enfer
Lorsqu’elle arrive en France, elle a déjà été mariée une fois et a perdu une petite fille. « À cette époque, soupire Fatma, on ne réparait rien. Ma mère n’a jamais eu l’idée d’aller se faire soigner. » Il y aura trois autres mariages et cinq enfants. Un milieu clairement dysfonctionnel où les pères successifs n’offrent qu’une absence totale de repères éducatifs. La mère a le choix entre l’abandon ou les coups. Fatma et Boubaker n’ont pas le même père, lui est de huit ans son aîné. Il est aussi le préféré. Le père de Fatma finira lui aussi par partir. Boubaker deviendra l’homme de la famille. Le début de l’enfer.
Le pouvoir sur les corps et les esprits
Le frère devient la figure centrale du destin de Fatma. Il n’a que 14 ans. La seconde Intifada, en 2000, scelle le destin familial une bonne fois pour toutes. Boubaker, qui a la haine chevillée au corps, trouve l’exutoire à une colère irrationnelle qu’il va tenter d’évacuer en embrassant l’islam. Mais pas n’importe lequel. Il choisit la version du salafisme, qu’il interprète en outre à sa façon. Fatma devient son obsession. Ou plutôt, l’idée qu’il a de la pureté de sa sœur. Dans une toute-puissance absolue, Boubaker prend le pouvoir sur les corps et les esprits. Ce sont des coups sur le petit frère Redouane, des disputes avec Yasmina, la sœur aînée, le voile intégral à onze ans pour Fatma, une déscolarisation totale et une emprise morbide sur sa génitrice.
Un émir français en Syrie
Boubaker el Hakim a pris du galon. Il est considéré comme « l’émir français » en Syrie par les services de renseignements français et l’un des principaux responsables des attentats de l’État islamique, dont ceux du 13 novembre 2015. Mais il ne perd pas de vue l’éducation de sa petite sœur. Il est à l’origine de son mariage forcé. Elle a 17 ans. Le mari n’est pas n’importe qui dans la mouvance des djihadistes. Il s’appelle Peter Chérif. Il appartient aussi à la fameuse filière des Buttes-Chaumont. C’est une brute assistée d’une mère qui cautionne tous les abus sur cette jeune belle-fille. Des années plus tard, lorsque Peter Chérif est face aux juges lors de son procès, il a une première journée d’égarement et reconnaît tout, y compris les viols. Le lendemain, il reviendra sur ses déclarations. « Ne pas passer pour un violeur était plus important pour lui que son passé de djihadiste. »
« Mon Frère, Le Djihad, Daech et Moi », de Magali Serre et Fatma A., Éditions du Seuil, 272 pages, 21 euros
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